Divers contes

Histoire d’un chien

– Mettez-vous là, me dit le vieillard enapprochant une chaise du couvert qui m’était destiné. C’était laplace de mon pauvre François.

– Écoutez, père, lui dis-je, si vousn’étiez pas une âme puissante, un cœur plein de religion, un hommeselon Dieu, je ne vous demanderais ni ce qu’était votre fils, nicomment il est mort ; mais vous croyez, et, par conséquent,vous espérez. Comment François vous a-t-il donc quitté ici-bas pouraller vous attendre au ciel ?

– Vous avez raison, répondit levieillard, et vous me faites du bien en me parlant de monfils ; quand nous ne sommes que nous trois, Fidèle, ma filleet moi, peut-être l’oublions-nous parfois, ou avons-nous l’air del’oublier, pour ne pas nous affliger les uns les autres ;mais, dès qu’un étranger entre, qui nous rappelle son âge, dèsqu’il dépose son bâton où François déposait sa carabine, dès qu’ilprend au foyer ou à table la place que prenait habituellement celuiqui nous a quittés, alors nous nous regardons tous les trois, etnous voyons bien que la blessure n’est pas cicatrisée encore etdemande à saigner des larmes : n’est-ce pas, Marianne,n’est-ce pas, mon pauvre Fidèle ?

La veuve et le chien s’approchèrent en mêmetemps du vieillard : l’une lui tendit la main, l’autre luiposa sa tête sur le genou. Quelques larmes silencieuses coulèrentsur les joues du père et de la femme ; le chien poussa ungémissement plaintif.

– Oui, continua le vieillard, un jour ilrentra, venant de Speringen, qui est à cinq lieues d’ici, du côtéd’Altorf[48] ; il tenait sur son bras celui-ci– le vieillard étendit la main et la posa sur la tête de Fidèle –,qui n’était pas plus gros que le poing. Il l’avait trouvé sur unfumier où on l’avait jeté avec deux autres de ses frères ;mais les autres étaient tombés sur un pavé et s’étaient tués. Onlui fit chauffer du lait, et on commença de le nourrir comme unenfant, avec une cuiller : ce n’était pas commode ; maisenfin la pauvre petite bête était là, on ne pouvait pas la laissermourir de faim.

« Le lendemain, Marianne, en ouvrant laporte, trouva une belle chienne sur le seuil de la maison ;elle entra comme si elle était chez elle, alla droit à la corbeilleoù était Fidèle, et lui donna à téter ; c’était sa mère ;elle avait fait, par la montagne, et conduite par son instinct, lamême route que François ; la chose finie, et lorsque le petiteut bu, elle sortit et reprit la route de Speringen. À cinq heures,elle revint pour remplir le même office, repartit ensuite de lamême manière qu’elle avait déjà fait, et le lendemain, en ouvrantla porte, on la retrouva de nouveau sur le seuil.

« Elle fit de cette manière, pendant sixsemaines, et deux fois par jour, le chemin de Speringen en aller etretour, c’est-à-dire vingt lieues ; car son maître lui avaitlaissé un chien à Sissigen, et François avait apporté l’autreici ; de sorte qu’elle se partageait entre ses deuxpetits : dans tous les animaux de la création, depuis le chienjusqu’à la femme, le cœur d’une mère est toujours une chosesublime. Au bout de ce temps, on ne la vit plus que tous les deuxjours. Car Fidèle commençait à pouvoir manger ; puis elle nevint plus que toutes les semaines, puis enfin on ne l’aperçut plusqu’à des espaces éloignés et à la manière d’une voisine de campagnequi fait sa visite.

« François était un hardi chasseur demontagnes ; il était rare que la carabine que vous voyez làsuspendue au-dessus de la cheminée envoyât une balle qui seperdît ; presque tous les jours nous le voyions descendre dela montagne avec un chamois sur les épaules ; sur quatre, nousen gardions un et nous en vendions trois : c’était un revenude plus de cent louis par an. Nous eussions mieux aimé que Françoisne gagnât que la moitié de cette somme à un autre métier ;mais François était encore plus chasseur par goût que par état, etvous savez ce que c’est que cette passion dans nos montagnes.

« Un jour, un Anglais passa chez nous.François venait de tuer un superbe lammer-geyer[49] ; l’oiseau avait seize piedsd’envergure ; l’Anglais demanda si l’on ne pourrait pas enavoir un pareil vivant ; François répondit qu’il fallait leprendre dans l’aire, et que cela se pouvait seulement au mois demai, époque de la pondaison des aigles. L’Anglais offrit douzelouis de deux aiglons, tira l’adresse d’un négociant de Genève quiétait en correspondance avec lui, et qui se chargerait de les luifaire passer, donna à François deux louis d’arrhes, et lui dit queson correspondant lui remettrait le reste de la somme contre lesdeux aiglons.

« Nous avions oublié, Marianne et moi, lavisite de l’Anglais, lorsqu’au printemps d’ensuite François nousdit un soir en rentrant :

« – À propos, j’ai trouvé un nidd’aigle.

« Nous tressaillîmes tous deux, Marianneet moi, et cependant c’était une chose bien simple qu’il nousdisait, et il nous l’avait déjà dite bien souvent.

« – Où cela ? lui demandai-je.

« – Dans le Frohn-Alp.

Le vieillard étendit le bras vers lafenêtre.

– C’est, dit-il, cette grande montagne àla tête neigeuse que vous apercevez d’ici.

Je fis de la tête signe que je la voyais.

– Trois jours après, François sortitcomme d’habitude avec sa carabine. Je l’accompagnai pendant unecentaine de pas ; car j’allais moi-même à Zug, et je ne devaisrevenir que le lendemain. Marianne nous regardait aller tous lesdeux ; François l’aperçut sur le pas de la porte, lui fit dela main un signe d’adieu, lui cria à ce soir et s’enfonça dans lebois de sapins, jusqu’à la lisière duquel nous avons étéaujourd’hui.

« Le soir vint sans que Françoisreparût ; mais cela n’inquiéta pas trop Marianne, parce qu’ilarrivait souvent que François couchât dans la montagne.

– Pardon, mon père, pardon, vous voustrompez, interrompit la veuve, chaque fois que François tardait,j’étais fort tourmentée, et ce soir-là, comme si j’avais eu despressentiments, j’étais plus tourmentée encore que d’habitude.D’ailleurs, j’étais seule, vous n’étiez pas là pour merassurer ; Fidèle, que François n’avait point emmené, étaitparti dans la journée pour rejoindre son maître ; il étaittombé de la neige vers la brune, le vent était froid ettriste ; je regardais dans le foyer des flammes bleuâtrespareilles à ces feux follets qui courent dans les cimetières. Jefrissonnais à chaque instant, j’avais peur, et je ne savais dequoi. Les bœufs étaient tourmentés dans l’étable, et mugissaienttristement comme lorsqu’il y a un loup qui rôde dans lamontagne ; tout à coup j’entendis quelque chose éclaterderrière moi ; c’était cette petite glace que vous nous aviezdonnée le jour de notre mariage, et qui se brisait toute seulecomme vous la voyez encore aujourd’hui. Je me levai et j’allai memettre à genoux devant le crucifix ; j’avais commencé de prierà peine, que je crus entendre dans la montagne le hurlement d’unchien qui se lamentait ; je me levai toute droite ; jesentis courir un frisson par tout mon corps. En ce moment, lechrist, mal attaché, tomba et brisa un de ses bras d’ivoire ;je me baissai pour le ramasser, mais j’entendis un second hurlementplus rapproché ; je laissai le christ à terre, et ce fut unsacrilège, sans doute, mais j’avais cru reconnaître la voix deFidèle. Je courus à la porte, la main sur la clef, n’osant pasouvrir, les yeux fixés sur cette croix de bois noir, où il nerestait plus que la tête de mort et les deux os ; ce n’étaitplus un signe d’espérance, c’était un symbole de mort. J’étaisainsi, tremblante et glacée, lorsqu’un violent coup de vent ouvritla fenêtre et éteignit la lampe. Je fis un pas pour aller fermercette fenêtre et rallumer cette lampe ; mais au même instantun troisième hurlement retentit à la porte même ; jem’élançai, je l’ouvris ; c’était Fidèle tout seul. Il sautaaprès moi comme d’habitude ; mais au lieu de me caresser, ilme prit par ma robe et me tira. Je devinai qu’il y avait pourFrançois danger de mort, toute ma force me revint ; je nefermai ni porte ni fenêtre. Je m’élançai dehors ; Fidèlemarcha devant moi, je suivis.

« Au bout d’une heure, je n’avais plus desouliers, mes vêtements étaient en lambeaux, le sang coulait de mafigure et de mes mains, je marchais pieds nus sur la neige, sur lesépines, sur les cailloux ; je ne sentais rien. De temps entemps j’avais envie de crier à François que j’arrivais à sonsecours, mais je ne pouvais pas, ou plutôt je n’osais pas.

« Partout où Fidèle passa, jepassai ; vous dire où et comment, je n’en sais rien. Uneavalanche tomba de la montagne, j’entendis un bruit pareil à celuidu tonnerre, je sentis tout vaciller comme dans un tremblement deterre ; je me cramponnai à un arbre, l’avalanche passa. Je fusentraînée par un torrent, je me sentis rouler quelque temps, puisj’allai me heurter contre un roc auquel je me retins, et, sanssavoir comment, je me retrouvai sur mes pieds et hors de l’eau. Jevis briller les yeux d’un loup dans un buisson qui se trouvait surma route ; je marchai droit au buisson, sentant quej’étranglerais l’animal s’il osait m’attaquer ; le loup eutpeur et prit la fuite. Enfin, au point du jour, toujours guidée parFidèle, j’arrivai au bord d’un précipice au-dessus duquel planaitun aigle ; je vis quelque chose au fond, comme un hommecouché ; je me laissai couler sur un rocher en pente, et jetombai près du cadavre de François.

« Le premier moment fut tout à ladouleur : je ne cherchai pas comment il s’était tué ; jeme couchai sur lui, je tâtai son cœur, ses mains, sa figure, toutétait froid, tout était mort ; je crus que j’allais mouriraussi, mais je pus pleurer.

« Je ne sais combien de temps je restaiainsi ; enfin je levai la tête et je regardai autour demoi.

« Près de François était une femelled’aigle étranglée ; sur la pointe d’un roc, un petit aiglonvivant, triste et immobile comme un oiseau sculpté, et dans l’airle mâle décrivant des cercles éternels et faisant entendre de tempsen temps un cri aigu et plaintif ; quant à Fidèle, haletant etmourant lui-même, il était couché près de son maître et léchait sonvisage couvert de sang.

« François avait été surpris par le pèreet la mère : attaqué par eux au moment, sans doute, où ilvenait de s’emparer de leur petit, et forcé de détacher ses mainsdu roc à pic contre lequel il gravissait, il était tombé étranglantcelui des deux aigles qui s’était abattu sur lui, et dont lesserres étaient encore marquées sur son épaule.

– Voilà pourquoi nous aimons tant Fidèle,voyez-vous, continua le vieillard ; sans lui le corps deFrançois aurait été dévoré par les loups et par les vautours,tandis que, grâce à lui, il est tranquillement couché dans unetombe chrétienne, sur laquelle, de temps en temps, lorsque larésignation nous manque, nous pouvons aller prier…

Je compris que Jacques et Marianne avaientbesoin de rester seuls, et au lieu de me mettre à table, jesortis.

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