Divers contes

Saint Goar le batelier

Saint Goar[16] est nonseulement un débarcadère, mais encore un pèlerinage. Autrefois unbeau château fortifié veillait sur la ville, mais en 1794 nous enavons fait sauter les murailles. Un aubergiste est entré par labrèche et y a bâti une auberge.

Quant au vieux saint qui avait donné son nom àla ville, il a bien perdu matériellement quelque chose aussi aupassage des Français ; mais moralement, il a conservé uneinfluence encore fort raisonnable pour le XIXesiècle.

Voici comment saint Goar a mérité cette granderéputation qui, de nos jours encore, s’étend depuis Strasbourgjusqu’à Nimègue.

Saint Goar était contemporain de Charlemagne,et par conséquent assistait à la lutte du grand empereur contre lesinfidèles. Pendant longtemps le saint regretta amèrement de nepouvoir aider le fils de Pépin autrement que par ses prières. SaintGoar était non seulement ermite, mais encore batelier. Il selivrait à ce regret tout en allant prendre sur la rive droite duRhin un voyageur qui lui avait fait signe de le venir chercher,lorsque tout à coup il lui vint une idée qui lui parut êtretellement une inspiration du ciel qu’il résolut de la mettre àl’instant même à exécution.

En effet, à peine saint Goar se trouva-t-ilavec le voyageur au milieu du Rhin, c’est-à-dire à l’endroit où lefleuve est le plus rapide et le plus profond, que, cessant tout àcoup de ramer, il demanda à son passager de quelle religion ilétait, et ayant appris qu’il avait affaire à un hérétique, ilquitta la rame, se jeta sur lui, le baptisa en un tour de main, aunom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et aussitôt, de peur qu’unbaptême ainsi administré perdît de sa vertu, il jeta le nouveauconverti dans le fleuve, qui l’emmena tout droit dans le paradis.La même nuit, l’âme du noyé apparut à saint Goar, et, au lieu delui faire des reproches sur la manière tant soit peu brutale dontil l’avait forcée de sortir de ce monde, elle le remercia de luiavoir procuré la félicité éternelle. Il n’en fallut pas davantageau saint, avec les dispositions naturelles qu’il avait, pour lelancer dans cette nouvelle voie convertissante ; aussi, àpartir de ce moment, y eut-il peu de jours qui ne fussent marquéspar une conversion nouvelle. Quand il avait affaire à un chrétien,au contraire, saint Goar ne se contentait pas de lui fairetraverser le Rhin, il le conduisait à son ermitage, et là ilpartageait avec lui les dons que la piété des fidèles y entassaitavec une prodigalité qui, en s’augmentant d’heure en heure,prouvait que la réputation du saint grandissait à vue d’œil.

Or il arriva que cette grande réputationparvint jusqu’à Charlemagne, qui, en sa qualité de connaisseur,appréciait le moyen de conversion adopté par saint Goar, et résolutde ne point laisser un si puissant auxiliaire sans récompense. Ilvint donc comme un simple étranger pour passer le Rhin, et ayantfait le signe accoutumé, il vit venir à lui le bon ermite ;mais son désir de passer le fleuve incognito fut sans résultat, carDieu avait empreint sur sa face une telle majesté, que saint Goarle reconnut avant même qu’il n’eût mis le pied dans la barque.

Un pareil hôte devait laisser trace de sonpassage ; aussi, arrivé à l’autre bord, et ayant bu d’un petitvin qui lui parut agréable, Charlemagne demanda des renseignementssur la terre qui le produisait, et, ayant appris qu’elle était àvendre, il l’acheta et en fit don à l’ermite, lui promettant de luienvoyer de plus un tonneau et un collier.

Effectivement, quelques semaines après lepassage de l’empereur, saint Goar reçut les deux objets promis.Tous deux étaient l’ouvrage de l’enchanteur Merlin, et avaientchacun une propriété particulière. Le tonneau, tout au contraire decelui des Danaïdes, était toujours plein, pourvu qu’on n’en tirâtle vin que par le robinet ; quant au collier c’était bienautre chose.

Dans l’épanchement du tête-à-tête, saint Goars’était plaint à Charlemagne de la mauvaise foi des infidèles, quimaintenant qu’ils savaient les habitudes de saint Goar, au lieud’avouer leur hérésie, répondaient tout bonnement qu’ils étaientchrétiens, traversaient le fleuve, protégés par ce titre, et, quandils étaient sur l’autre rive, buvaient son vin et s’en allaient enlui faisant des cornes. Il n’y avait pas de remède à cela, rien neressemblant à un chrétien comme un infidèle qui fait le signe de lacroix.

C’était à cet inconvénient que l’empereurCharles avait promis d’obvier, et c’était pour tenir sa promessequ’il envoyait le collier préparé par Merlin.

En effet, le collier avait une vertuparticulière. À peine avait-il touché la peau qu’il sentait à quiil avait affaire : si c’était à un chrétien, il restait dansson statu quo, et laissait tranquillement passer le vin dela bouche à l’estomac ; si c’était à un infidèle, il seresserrait immédiatement de moitié, de sorte que le buveur lâchaitle verre, tirait la langue et tournait de l’œil. Alors, saint Goar,qui se tenait près de lui avec une tasse pleine d’eau, le baptisaitlestement, et la chose revenait au même. C’étaient donc deuxcadeaux inappréciables et bien faits pour aller ensemble que celuidu tonneau et du collier.

Saint Goar sentit la valeur de ce don ;aussi, non seulement pendant toute sa vie en fit-il usage, maisencore ordonna-t-il aux moines, qui s’étaient réunis à l’entour delui, et qui de son vivant avaient fondé une abbaye dont il était lesupérieur, d’en faire usage après sa mort. Les moines n’ymanquèrent pas, et le collier et le tonneau miraculeux traversèrentles siècles en conservant leur puissance.

Malheureusement, en 1794, les Françaiss’emparèrent de Saint-Goar tellement à l’improviste que les moinesn’eurent point le temps de sauver leur tonneau. En entrant aucouvent, le premier soin des vainqueurs fut de descendre à la cave,et comme par un seul robinet le vin ne coulait pas à leur soif, ilsemployèrent l’expédient en usage en pareil cas, et lâchèrent troisou quatre coups de pistolet dans la bienheureuse futaille, sans sedonner la peine de boucher le trou des balles. Le soir, le régimentétait ivre, mais la tonne, dont le charme se trouvait rompu, étaità tout jamais vide.

Quant au carcan, le tambour-maître l’avaitpris pour en faire un collier à son caniche, et les amateursd’archéologie peuvent le voir tel qu’il était encore en 1809, dansle joli tableau d’Horace Vernet, intitulé le Chien durégiment.

Mais depuis 1812 on ne sait pas ce qu’il estdevenu, le pauvre caniche ayant été gelé avec son maître dans laretraite de Russie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer