Divers contes

Le diable et la cathédrale deCologne

Ce fut l’archevêque Engelbert, surnommé lesaint, qui conçut vers 1225 l’idée de faire bâtir une cathédrale àCologne ; mais ce ne fut que son successeur, Conrad deHochsteden, qui ayant résolu vers 1247 de passer de l’idée àl’exécution fit venir le premier architecte de la ville, et luiordonna de bâtir un monument qui surpassât en architecturereligieuse tout ce qu’on avait fait de plus beau jusqu’alors. Ilmettait à sa disposition, pour arriver à ce but, le trésor duchapitre, l’un des plus riches du monde, et les carrières duDrakenfels[29], la plus haute des sept montagnes.

C’était là une de ces propositions qui rendentfou un artiste ; aussi celui auquel s’était adressé le digneprélat sortit de l’archevêché doutant encore qu’il fût chargé d’unesi glorieuse entreprise : néanmoins force lui fut de lecroire, car le même jour Conrad lui envoya un sac plein d’or pourles premiers frais.

L’architecte auquel s’était adressé legénéreux prélat était modeste comme un homme de génie ; aussirésolut-il de visiter les plus belles églises de l’Allemagne, de laFrance et de l’Angleterre, avant de commencer la sienne. Il alladonc trouver l’archevêque et lui demanda la permission de commenceren tournée. L’archevêque la lui accorda, à la condition que dansune année il serait de retour. L’artiste sollicita, mais en vain,quelques mois de plus ; ce fut tout le délai qu’il putobtenir, tant l’archevêque était désireux de voir mettre son projetà exécution.

Au bout d’une année l’architecte revint, plusindécis que jamais. Il était bien fixé sur la pensée mythique deson ouvrage : c’est-à-dire qu’il voulait que le monument eûtdeux tours pour rappeler que le chrétien doit lever ses deux brasau ciel ; qu’il eût douze chapelles en mémoire des douzeapôtres ; qu’il fût bâti sur la forme d’une croix, afin queles fidèles n’oubliassent pas un instant le signe de leurrédemption ; que le chœur fût un peu plus incliné à droitequ’à gauche, parce que Jésus-Christ inclina la tête sur l’épauledroite en mourant ; enfin que le tabernacle fût éclairé partrois fenêtres, parce que Dieu est triple et que toute lumièrevient de Dieu. Mais ce n’était là, si on peut le dire, que l’âme dumonument, restait encore son corps, sa forme, c’est-à-dire latraduction visible de cette pensée religieuse, si puissante auMoyen Âge, qu’elle fit éclore comme une sève toute une végétationde granit : c’était donc cette forme que l’architectecherchait le matin, le soir, à toute heure de la journée et partoutoù il se trouvait.

Or, un après-midi que l’architecte, toujoursrêvant à son plan, avait, sans s’en apercevoir, dépassé lesmurailles de la ville et était arrivé à un endroit de la promenadeappelé la Porte-des-Francs, il s’assit sur un banc, et du bout desa baguette commença de tracer sur le sable des façades et desprofils de cathédrale, les effaçant tous avant qu’ils ne fussentachevés, car tous lui paraissaient incomplets et mesquins, à côtédu riche monument que les anges bâtissaient dans sonimagination ; enfin, à force de tentatives différentes, ilvenait d’arriver à un ensemble plein de grandeur et de majestéqu’il regardait déjà avec une certaine satisfaction, lorsqu’ilentendit derrière lui une voix aigre qui disait :

– Bravo ! l’ami, voilà bien le dômede Strasbourg.

L’architecte se retourna, et vit deboutderrière lui, et la tête presque appuyée sur son épaule, un petitvieillard à la barbe taillée en pointe comme celle d’un juif, auxyeux creux et étincelants, et au sourire sardonique, vêtu d’unpourpoint noir qui lui collait tellement sur tous les membres,qu’on eût pu le prendre pour la peau d’un nègre, encore plus maigreque lui, et dont il se serait fait un vêtement. Tel qu’il seprésentait à notre architecte, le petit vieillard n’était point denature à lui inspirer une vive sympathie : cependant, commeson observation était juste, et comme l’artiste venait dereconnaître qu’en croyant inventer il s’était souvenu, au lieu dedéfendre son œuvre, il répondit en soupirant : « Cela estvrai. » Puis il effaça son œuvre presque achevée et enrecommença une autre. Mais à peine la baguette avait-elle gravé surla planche mobile les premières lignes d’un autre édifice, que lamême voix aigrelette, accompagnée du même sourire sardonique,s’écria :

– À merveille, et c’est bien là lacathédrale de Reims.

– Oui, oui, murmura l’artiste, etj’aurais mieux fait de rester ici et de ne rien voir, car il n’y ade véritable créateur que Dieu.

– Et Satan, murmura le petit vieillardd’une voix qui fit tressaillir l’architecte.

Mais comme une seule et éternelle penséel’absorbait, il effaça de nouveau les malheureuses lignes, sanss’inquiéter du timbre métallique de cette voix, et se remit denouveau à la besogne. Il y était depuis un quart d’heure, doucementbercé par les encouragements de son voisin, qui murmurait à sonoreille : « Bien, très bien, parfaitement ! »lorsqu’il en fut tiré par l’approbateur, qui lui dit tout àcoup :

– Vous avez beaucoup voyagé, à ce qu’ilparaît ?

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’après avoir traversé l’Alsaceet visité la France, vous êtes revenu par l’Angleterre.

– Qui vous dit cela ?

– Le dessin de cette église, qui estcelle de Cantorbéry.

L’artiste poussa un profond gémissement. Lacritique du petit vieillard était terrible, mais vraie. Il effaçadonc le monument avec son pied ; puis, cédant à un mouvementd’impatience, il se retourna vers le petit vieillard, et luiprésentant sa baguette :

– Pardieu, mon maître, lui dit-il, vousqui êtes un si bon critique, est-ce que vous ne pourriez pasjoindre un peu l’exemple au précepte, en me montrant à votre tource que vous savez faire ?

– Volontiers, dit le petit vieillard, enprenant la baguette avec son rire éternel.

L’architecte voulut lui donner sa place, maislui, faisant signe de la tête que non, il s’appuya d’un bras surl’épaule de l’artiste, et de l’autre, sans appui et à main levée,commença de tracer sur le sable de nouvelles lignes, à la fois sihardies, si élégantes et si correctes, que l’artiste s’écriaaussitôt :

– Ah ! je vois bien que nous sommesfrères.

– Dis, répondit en ricanant le petitvieillard, que tu es écolier et que je suis maître.

– Je suis tout prêt à l’avouer, réponditl’artiste avec la bonne foi du génie ; mais il faudrait que jevisse pour cela quelque chose de plus que des lignes isolées. Ledétail n’est rien, l’ensemble est tout.

– Tu as du bon, et l’on peut faire de toiquelque chose, dit le petit vieillard ; mais il ne me plaîtpas, à moi, d’en faire davantage.

– Pourquoi cela ? ditl’architecte.

– Parce que tu me prendrais mon plan.

– Vous avez donc aussi une cathédrale àbâtir, vous ?

– J’espère en avoir une.

– Laquelle ?

– Celle de Cologne.

– Comment, la mienne ?

– La tienne ?

– Sans doute, la mienne.

– Oui, si tu donnes un plan ?

– J’en donnerai un.

– Et moi aussi : monseigneur Conradchoisira entre les deux.

L’architecte pâlit.

– Ah ! ah ! s’écria l’inconnuen ricanant ; cela t’inquiète, confrère : tu as peurd’être obligé de rendre le sac d’or que t’a envoyé l’archevêque, etqu’à l’exception de cent écus tu as dépensé à faire inutilement tontour de France et d’Angleterre ?

L’architecte regarda autour de lui ; ilvit que le jour tombait et qu’il était seul avec le vieillard.

– Écoute, lui dit-il, je ne sais commenttu as appris qu’il me reste encore cent écus sur les arrhes que m’adonnées monseigneur Conrad ; mais, achève le dessin que tuavais commencé, ces cent écus sont à toi.

Le vieillard éclata de rire, et, tirant de sonpourpoint une petite bourse de cuir, il l’ouvrit et fit voir àl’artiste qu’elle était pleine de diamants dont le plus petitvalait au moins mille écus d’or.

L’architecte soupira profondément, car il vitqu’il n’y avait pas moyen de corrompre cet homme ; aussidemeura-t-il immobile et consterné, car il reconnaissait malgré luià l’architecte étranger une supériorité étrange et incontestabledans son art. Pendant ce temps, le petit vieillard avait ajouténégligemment au plan commencé quelques lignes nouvelles simerveilleusement hardies, que l’architecte vit bien qu’il étaitperdu s’il avait à lutter avec un pareil homme. Alors, éperdu, horsde lui, il résolut de prendre par la violence ce qu’il n’avait puobtenir par la corruption, et, comme l’autre s’arrêtait de nouveauet le regardait avec son rire goguenard, il le saisit par le bras,et, lui appuyant son poignard sur la poitrine :

– Vieillard ! lui dit-il, achève ceplan, ou tu mourras !

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’ilse sentit saisi à bras-le-corps, qu’il se vit renversé en arrière,qu’un genou pesa sur sa poitrine, et que son propre poignardarraché de sa main brilla sur sa gorge.

– Ah ! ah ! dit alors levieillard en ricanant, corrupteur et meurtrier ! bien,bien ; il y a encore récolte d’âmes à faire en ce monde, à cequ’il me paraît.

– Tuez-moi ! dit l’artiste, mais neme raillez pas.

– Et si je ne veux pas te tuer,moi ?

– Alors, donnez-moi votre plan ?

– Je suis prêt, mais à une condition.

– Laquelle ?

– Relève-toi d’abord, dit le vieillard enlâchant son ennemi qu’il avait tenu jusque-là terrassé et en luirendant son poignard ; nous sommes mal ainsi pour causer,asseyons-nous.

Et l’étrange petit homme s’assit au bout dubanc, une jambe sur l’autre, et les deux mains croisées sur songenou, regardant le pauvre architecte qui, tout honteux, serelevait et, secouant la poussière attachée à ses habits, restait àla même place.

– Voyons, approche, lui dit levieillard ; tu vois bien que je suis sans rancune.

– Mais qui donc êtes-vous ? s’écrial’architecte.

– Qui je suis ? Eh bien ! jevais te le dire.

L’artiste se rapprocha d’un pas, sa curiositél’emportant sur sa terreur.

– Tu as entendu parler, lui dit levieillard, de la tour de Babel, des jardins de Sémiramis et duColysée ?

– Oui, lui répondit l’artiste ens’asseyant près de lui.

– Eh bien ! c’est moi qui les aibâtis.

– Alors, vous êtes Satan ? s’écriaen bondissant sur ses pieds le pauvre artiste.

– Pour vous servir, dit Satan avec sonricanement éternel.

– Vade retro ! ditl’architecte en faisant le signe de la croix.

Le rire commencé s’acheva dans un grincementde dents ; un éclair brilla, la terre s’ouvrit comme unetrappe, et le démon disparut.

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