Divers contes

Le cigare de don Juan

En revenant à l’hôtel, nous passâmes parl’hospice de la Charité[44] ;c’est dans l’église de cet hospice que sont renfermés les deuxchefs-d’œuvre de Murillo : le Moïse frappant lerocher et la Multiplication des pains. Vousconnaissez ces deux tableaux par la gravure, et nous avons au muséedes Murillo qui peuvent vous donner une idée du coloris. Mais ceque vous ne connaissez pas, ce sont les tableaux de Valdès qui setrouvent dans la même église. Young, qui a fait ces tristesNuits que vous savez, et Orcagna, ce grand peintre poètequi a esquissé sur les murs du Campo Santo[45] sonTriomphe de la Mort, étaient deux farceurs en comparaisonde Juan Valdès. Je n’essayerai pas de vous faire connaître lestableaux de Juan Valdès. J’ai peu de goût pour tous ces mystèresd’outre-tombe qu’il nous révèle ; et toute cette population devers, de chenilles, d’escargots et de limaces, qui a ses germesdans notre pauvre poussière humaine, et qui éclot en nous après lamort, me semble trop bien où elle est d’ordinaire, c’est-à-direrecouverte par six pieds de terre, pour que je fasse pénétrerjusqu’à elle le moindre rayon de soleil.

Par qui cette église et ce couvent ont-ils étéfondés ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille,je vous le donne en dix mille, madame, comme dit l’illustremarquise, cousine de Bussy-Rabutin. Par don Juan de Marana. Oui,madame, par ce don Juan que vous connaissez ; celui que j’aitraduit à la barre de la Porte-Saint-Martin, et qui y a fait sibonne figure sous les traits de Bocage. Voici à quelle occasioncette fondation eut lieu.

Une nuit, don Juan sortait (je serais fortembarrassé de vous dire d’où sortait don Juan, madame, si, à proposde Cordoue, je ne vous avais point parlé de la maison de Sénèque enparticulier et des caravansérails en général), don Juan sortaitd’un fort méchant lieu, lorsqu’il rencontra un convoi se rendant àl’église de Saint-Isidore. Don Juan était fort curieux, surtoutlorsqu’il était ivre, et ce soir-là don Juan avait voulu comparerles vins d’Italie aux vins d’Espagne ; et, après une longuebalance, il avait fini par déclarer, en buvant d’un seul trait unebouteille de Chypre, que les vins grecs étaient les rois des vins.Don Juan, dont la curiosité était exaltée ce soir-là, demanda doncaux porteurs comment de son vivant s’appelait le pécheur qu’ilsallaient mener en terre. « Il s’appelait le seigneur don Juande Marana », répondirent ceux-ci. Vous comprenez, madame, quela réponse frappa notre hidalgo, qui se croyait réel et bienvivant, et qui avait toutes sortes de raisons pour cela. Aussi nese laissa-t-il point convaincre par cette réponse ; il arrêtale convoi et demanda à voir le mort. C’était chose facile enEspagne, comme en Italie encore aujourd’hui : on enterrait àcette époque les morts à visage découvert. Les porteurs obéirent,déposèrent leur fardeau ; don Juan se pencha vers le visage ducadavre, et se reconnut parfaitement. La chose le dégrisa. Don Juanvit dans cet événement un avertissement du ciel plus sérieuxqu’aucun de ceux qu’il avait encore reçus. Il suivit le cadavre àl’église, qu’il trouva illuminée a giorno et desservie parune foule de moines d’une pâleur étrange, qui ne faisaient aucunbruit en marchant, et dont les voix chantaient le Dies irae,dies illa avec un accent qui n’avait rien d’humain. Don Juancommença à chanter avec eux ; mais peu à peu sa voix s’arrêtadans son gosier. Il tomba sur un genou, puis sur deux, puis enfinla face contre terre, et le lendemain on le retrouva évanoui sur ladalle.

Quinze jours après, don Juan prit l’habitmonacal, et fonda l’hospice de la Charité, auquel il légua tous sesbiens. Il est vrai que don Juan avait déjà l’esprit frappé par uneaventure non moins étonnante que celle-ci. Un soir qu’il revenaitsur le quai où s’élève la Tour d’or, et que son cigare s’étaitéteint (don Juan avait tous les défauts, madame, et par conséquentétait un fumeur enragé), un soir donc que son cigare s’étaitéteint, il aperçut de l’autre côté de la rivière, large en cetendroit comme la Seine à Rouen, il aperçut un individu dont lecigare flamboyant étincelait à chaque aspiration comme une étoile.Don Juan, qui ne doutait de rien, et qui, grâce à la terreur qu’ilavait inspirée, avait l’habitude de voir tout le monde obéir à sescaprices, don Juan interpella le fumeur, et lui ordonna de passerle Guadalquivir et de lui apporter du feu. Mais celui-ci, sans sedonner tant de peine, allongea le bras du côté de don Juan etl’allongea si bien que le bras traversa le Guadalquivir comme unpont, et vint apporter à don Juan, pour y rallumer le sien, uncigare qui sentait le soufre à faire frémir. Mais don Juan nefrémit point, ou du moins fit semblant de ne pas frémir. Il allumason cigare à celui du fumeur et continua son chemin en chantantLos Toros de la puerta. Ce fumeur, c’était le diable enpersonne, qui avait parié avec Pluton qu’il ferait peur à don Juan,et qui revint en enfer furieux d’avoir perdu.

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