Divers contes

Les deux bossus

Une voiture, que j’avais louée pour faire unecourse dans les environs d’Aix-la-Chapelle, m’attendait à la portede l’église. Je montai dedans, et j’ordonnai au cocher de meconduire au marché aux poissons ; c’est que le marché auxpoissons est célèbre non seulement par ses anguilles de la Meuse etses carpes du Rhin, mais encore par une vieille tradition quiremonte au jour de la Saint-Mathieu, de l’an de Notre-Seigneur1549.

Donc, ce jour de la Saint-Mathieu, de l’an1549, un pauvre musicien bossu, qui venait de faire danser une nocedans un village, rentrait avec les trois florins qu’il avait gagnésdans sa poche, lorsqu’en arrivant au parvis il fut tout étonné devoir la place aux poissons parfaitement éclairée. Minuit venait desonner à la cathédrale, ce n’était point l’heure du marché, aussile pauvre musicien, croyant qu’il y avait cette nuit à Aix quelquefête particulière dont son calendrier ne l’avait pas prévenu,s’avança vers les lumières, espérant que si, comme il le croyait,on se réjouissait là, son violon n’y serait pas plus déplacéqu’ailleurs.

En effet, il y avait joyeuse assemblée sur laplace ; tous les étalages des marchands de poissons étaientilluminés avec une telle profusion que le musicien se demandaitcomment on avait pu trouver tant de bougies dans la ville. Des metstout fumants étaient servis dans des plats d’or ; les vins lesplus exquis brillaient dans des carafes de cristal, qu’ilsfaisaient de topaze ou de rubis ; enfin, grand nombre dejeunes dames des plus élégantes et de cavaliers des mieux vêtusfaisaient honneur au repas, qui tirait à sa fin. À cette vue, lemusicien, ne doutant point qu’il fût tombé au milieu de quelquesabat, voulut fuir ; mais, en se retournant, il trouvaderrière lui des pages et des valets qui lui barrèrent le chemin,et lui ordonnèrent, au nom de leur maître et de leur maîtresse, demonter sur une table et de leur jouer du violon.

Jamais le pauvre musicien qui, même en état dequiétude, avait grand-peine à jouer juste, n’avait été disposé àjouer plus faux, lorsqu’à son grand étonnement, au premier coupd’archet qu’il donna, ses doigts se mirent à courir sur les cordesavec une rapidité et une justesse qui eussent fait honneur àPaganini ou à Bériot. En même temps, des sons, d’une suavité sigrande que le pauvre diable ne pouvait croire qu’ils émanassent delui, se répandirent dans l’air, et chaque cavalier ayant choisi sadanseuse, une valse effrénée, une de ces valses comme en a vu Faustet comme les peint Boulanger, commença, s’enlaçant, s’enroulant, setordant comme les mille replis d’un immense serpent, et tout celaavec des cris de joie, des rires, des contorsions si étranges, quele vertige gagna le musicien sur sa table, et que, ne pouvantrester en place, il sauta à bas de son trône improvisé, s’élançad’un seul bond au milieu du cercle, et là, sautant sur un pied,sautant sur l’autre, marquant ainsi la mesure de plus en plusrapide, il finit à son tour par crier, rire et trépigner de toutesa force, si bien qu’à la fin de la danse il était aussi fatiguéque les valseurs.

Alors une belle dame s’approcha de lui, tenantsur un plateau d’argent une coupe d’or pleine de vin délicieux, quele musicien avala jusqu’à la dernière goutte ; pendant cetemps, deux pages lui ôtaient son habit, et la dame, lui appliquantle plateau sur sa bosse, prit un fin couteau à lame d’or, et, sansla moindre douleur, lui enleva l’excroissance qu’il avait jusque-làpatiemment portée entre ses deux épaules. Enfin, un beau seigneur,fouillant à son escarcelle, versa dans la coupe vide une poignée deflorins d’or pour remplacer le vin qu’il avait bu : le pauvremusicien, voyant que jusque-là on ne lui voulait que du bien,laissait faire les beaux messieurs et les belles dames, tout en seconfondant en excuses sur la peine qu’il leur donnait, lorsque toutà coup un coq chanta dans les environs ; à l’instant même,bougies, souper, vins, dames, chevaliers, pages, tout disparutcomme si la bouche même du néant avait soufflé dessus, et il seretrouva seul dans la nuit, sans bosse, tenant son violon et sonarchet d’une main, et sa coupe pleine d’or de l’autre.

Il resta un moment tout étourdi et comme s’ilvenait de faire un rêve, mais s’étant peu à peu rassuré, il vitqu’il était bien éveillé en se parlant à lui-même et en sefélicitant tout haut sur le bonheur qui lui était arrivé. Il repritle chemin de sa maison, frappa à la porte et appela. Sa femme seleva aussitôt et vint lui ouvrir ; mais à l’aspect de cethomme parfaitement droit, à la place où elle s’attendait à voir unbossu, elle referma vivement la porte, croyant que c’était unvoleur qui, pour pénétrer chez elle, avait imité la voix de sonmari. Si bien que le pauvre diable eut beau faire et beau dire,force lui fut de passer la nuit sur le banc de pierre qui étaitprès du seuil de sa maison.

Le lendemain au matin, le pauvre musicien fitune nouvelle tentative, et, plus heureux que dans la nuit, finitpar être reconnu par sa moitié. Il est vrai que la bonne dame,voyant un homme droit et riche à la place d’un homme pauvre etbossu, donna peut-être quelque chose au hasard en voyant qu’elle neperdait pas au change. Le musicien lui raconta alors tout ce quis’était passé, et sa femme qui, comme on a déjà pu s’en apercevoir,était une femme de sens, lui conseilla de donner en aumônes lequart de son or, et comme avec le reste ils avaient encore de quoivivre tranquillement et honorablement, de suspendre, en manièred’ex-voto, le violon miraculeux au-dessous de l’image deson patron. C’était un bon conseil ; aussi fut-il de point enpoint suivi par l’ex-bossu.

L’aventure, comme on le pense bien, fit grandbruit à Aix-la-Chapelle ; les uns en furent contents, etc’était le plus grand nombre, car le pauvre musicien étaitgénéralement fort aimé ; d’autres en furent affligés, etceux-là c’étaient les envieux.

Or, parmi ces derniers, il y avait un musicienbossu par-devant, qui, à cause de cette infirmité, ne pouvant jouerdu violon comme son confrère qui était bossu par-derrière, jouaitde la clarinette, et qui, à cause de l’infériorité de l’instrumentqu’il avait été forcé d’adopter, avait voué de longue main unegrande haine au pauvre violoniste. Il avait donc naturellement étéon ne peut plus affligé du bonheur qui lui était arrivé, etcependant il était venu des premiers avec un visage joyeux leféliciter sur sa bonne fortune, tout en trouvant cependant qu’ilétait mieux quand il avait sa bosse, et il s’était fait raconterl’histoire dans ses moindres détails. Alors, quand il avait étébien renseigné, il était parti, et d’après ce qu’il avait appris,il avait fait son plan.

Malheureusement, un an devait s’écouler avantqu’il ne le mît à exécution, et pour le pauvre bossu cette annéefut un siècle. Enfin, le jour ou plutôt la nuit de la Saint-Mathieuarriva : le musicien prit son instrument, s’en alla fairedanser dans le village où un an auparavant avait fait danser sonconfrère, puis à minuit sonnant revint par la même porte, de sortequ’il se trouva à minuit et quelques minutes sur la place du marchéaux poissons ; et arrivé là, sa joie fut grande, car elleétait illuminée comme un an auparavant ; les mêmes dames etles mêmes cavaliers étaient attablés à un banquet pareil, maisautant l’autre était joyeux, autant celui-là paraissait triste. Lemusicien n’en porta pas moins sa clarinette à sa bouche, et malgréles signes réitérés qu’on lui fit de se taire, il commença unevalse, qu’accompagnèrent aussitôt les chouettes et les hiboux,perchés sur les saints de pierre de la vieille cathédrale :alors les fantômes se prirent par la main, et, au lieu de cettejoie folle avec laquelle ils avaient dansé un an auparavant, ilscommencèrent un grave et triste menuet, qui finit par desrévérences roides et empesées, comme doivent en faire les statuesde marbre couchées sur les tombeaux. Néanmoins la dame qui, un anauparavant, avait donné au bon violon la récompense qu’ambitionnaitsi fort l’envieuse clarinette, s’approcha du musicien, et lorsqueles deux pages lui eurent ouvert son pourpoint, opération qu’illaissa faire avec une patience remarquable, elle lui appliqua dansle dos le plat d’argent. Or, comme c’était le plat où avait étésoigneusement conservée la bosse de son confrère, et quel’application se faisait juste à la même place, la bosse reprit debouture à l’instant même, de sorte que, sur ces entrefaites, le coqayant chanté, tout disparut, et que la clarinette se trouva bossuepar-derrière et par-devant.

Chaque musicien avait été récompensé selon sesmérites.

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