Divers contes

Roland, de retour de Roncevaux

Le pèlerinage du Rolandseck[12] ou des ruines de Roland estune nécessité pour les âmes tendres qui habitent non seulement lesdeux rives du Rhin, depuis Schaffouse jusqu’à Rotterdam ; maisencore à cinquante lieues dans l’intérieur des terres. S’il faut encroire la tradition, ce fut là que Roland, remontant le Rhin pourrépondre à l’appel de son oncle, prêt à partir pour combattre lesSarrasins d’Espagne, fut reçu par le vieux comte Raymond. Celui-ci,apprenant le nom de l’illustre paladin qu’il avait l’honneur derecevoir chez lui, voulut qu’il fût servi à table par sa fille, labelle Hildegonde. Peu importait à Roland par qui il serait servipourvu que le dîner fût copieux et que le vin fût bon. Il tenditdonc son verre : alors une porte s’ouvrit, et une belle jeunefille entra, un hanap[13] à lamain, et s’avança vers le chevalier. Mais, à moitié chemin, lesregards d’Hildegonde et de Roland se rencontrèrent, et, choseétrange ! tous deux commencèrent à trembler de telle façon quemoitié du vin tomba sur les dalles, tant par la faute du conviveque par celle de l’échanson.

Roland devait partir le lendemain ; maisle vieux comte Raymond insista pour qu’il passât huit jours auchâteau. Roland sentait bien que son devoir était àIngelheim[14] ; mais Hildegonde leva sur lui sesbeaux yeux, et il resta.

Au bout de ces huit jours, les deux amants nes’étaient point parlé de leur amour, et cependant, le soir duhuitième jour, Roland prit la main d’Hildegonde et la conduisitdans la chapelle. Arrivés devant l’autel, ils s’agenouillèrent tousdeux d’un même mouvement. Roland dit : « Je n’auraijamais d’autre femme qu’Hildegonde. » Hildegonde ajouta :« Mon Dieu ! recevez le serment que je fais d’être à voussi je ne suis à lui. »

Roland partit. Une année s’écoula. Roland fitdes merveilles, et le bruit de ses prouesses retentit des Pyrénéesaux bords du Rhin ; puis tout à coup on entendit vaguementparler d’une grande défaite, et le nom de Roncevaux futprononcé.

Un soir, un chevalier vint demanderl’hospitalité au château du comte Raymond ; il arrivaitd’Espagne où il avait suivi l’empereur. Hildegonde se hasarda àprononcer le nom de Roland, et alors le chevalier raconta comment,dans la gorge de Roncevaux, entouré de Sarrasins, et se voyant seulcontre cent, il avait sonné de son cor pour appeler l’empereur àson secours, et cela avec une telle force, que, quoiqu’il fût àplus d’une lieue et demie, l’empereur avait voulu retourner ;mais Ganelon l’en avait empêché, et le bruit du cor s’en était allémourant, car c’était le dernier effort du héros. Alors il l’avaitvu, pour que sa bonne épée Durandal ne tombât point entre les mainsdes infidèles, essayer de la briser sur les roches ; mais,habituée à fendre l’acier, Durandal avait fendu le granit, et ilavait fallu que Roland enfonçât la lame dans une gerçure, et labrisât en appuyant dessus. Puis, couvert de blessures, il étaittombé à côté des tronçons de son épée, en murmurant le nom d’unefemme qui s’appelait Hildegonde.

La fille du comte Raymond ne versa pas unelarme et ne jeta pas un cri ; seulement, elle se leva pâlecomme une morte, et, s’approchant du comte :

– Mon père, lui dit-elle, vous savez ceque Roland m’avait promis, et ce que, de mon côté, j’avais promis àRoland. Demain, avec votre permission, j’entrerai au couvent deNonenwerth[15].

Le père regarda la fille en secouanttristement la tête, car il se disait en lui-même : Rolandétait-il donc tout ? et moi, n’étais-je donc rien ? Puis,se rappelant qu’il était chrétien avant d’être père :

– La volonté de Dieu soit faite en toutechose ! répondit-il.

Et le lendemain Hildegonde entra dans lecouvent. Puis, comme elle avait hâte de prendre le voile, car illui semblait que plus elle serait séparée de la terre, plus elleserait rapprochée de Roland, elle obtint de l’évêque diocésain, quiétait son oncle, que le temps des épreuves fût réduit à trois moispour elle ; et, au bout de ces trois mois, elle prononça sesvœux.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés qu’unchevalier demande l’hospitalité au château du comte Raymond. Lecomte descend au-devant de lui ; le chevalier s’arrête et leregarde avec étonnement car, depuis trois mois qu’il était séparéde sa fille, le comte avait vieilli de plus de dix ans. Alors lechevalier lève la visière de son casque.

– Mon père, dit-il, j’ai tenu ma parole.Hildegonde m’a-t-elle gardé la sienne ?

Le vieillard jeta un cri de douleur. Cechevalier, c’était Roland. Les blessures qu’il avait reçues étaientprofondes ; mais elles n’étaient point mortelles. Après unelongue convalescence, il s’était mis en route pour venir rejoindresa fiancée.

Le vieillard s’appuya sur l’épaule deRoland ; puis, rappelant son courage, il le conduisit, sansrépondre une seule parole, à la chapelle, et là, lui faisant signede s’agenouiller et s’agenouillant près de lui :

– Prions, lui dit-il.

– Elle est morte ? murmuraRoland.

– Elle est morte pour toi et pour lemonde ! N’avait-elle pas promis de n’être qu’à toi ou àDieu ? Elle a tenu son serment.

Le lendemain matin, Roland sortit à pied,laissant son cheval et ses armes au château du vieux comte ;il s’enfonça dans la montagne, et vers le soir il arriva au sommetd’un des pics qui dominent le fleuve ; il vit à ses pieds, àl’extrémité de son île verdoyante, le couvent de Nonenwerth. En cemoment, les nonnes chantaient le salut, et au milieu de toutes cessaintes voix qui montaient au ciel, il y eut une voix qui vintdroit à son cœur.

Roland passa la nuit étendu sur lerocher ; le lendemain, au point du jour, les nonnes chantèrentmatines, et il entendit de nouveau cette voix qui faisait vibrertoutes les fibres de son âme. Alors il résolut de se bâtir unermitage au sommet de cette montagne, afin de ne point s’éloignerdu moins de celle qu’il aimait. Il se mit à l’œuvre.

Vers les onze heures, les nonnes sortirent etse répandirent dans leur île ; mais une d’elles s’éloigna deses compagnes et vint s’asseoir sous un saule au bord de l’eau.Elle était voilée ; elle portait le même costume que lesautres religieuses, et cependant Roland n’avait point douté uninstant que ce ne fût Hildegonde.

Pendant deux ans, soir et matin, Rolandentendit au milieu des voix religieuses cette voix qui lui était sichère ; pendant deux ans, tous les jours, à la même heure, lamême religieuse solitaire vint s’asseoir à la même place, quoiquechaque jour elle y vînt plus lentement. Enfin, un soir, la voixmanqua. Le lendemain au matin la voix manqua encore. Onze heuresvinrent, et Roland attendit inutilement. Les religieuses serépandirent, comme de coutume, dans le jardin, mais aucune d’ellesne vint s’asseoir sous le saule au bord de l’eau. Vers les quatreheures, quatre religieuses creusèrent, en se relayant, une fosse aupied du saule ; quand la fosse fut creusée, Roland entendit denouveau les chants auxquels la plus douce et la plus belle voixmanquait toujours, et la communauté tout entière sortit, escortantle cercueil dans lequel était couchée une vierge au front couronnéde fleurs et au visage pâle et découvert.

C’était la première fois depuis deux ansqu’Hildegonde levait son voile.

Trois jours après, un pâtre qui avait perdu sachèvre grimpa jusqu’au sommet de la montagne, et trouva Rolandassis, le dos appuyé contre la muraille de son ermitage, et la têteinclinée sur la poitrine. Il était mort.

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