Divers contes

Les chasses du comte de Foix

Le comte Gaston Phœbus avait tué son filsbien-aimé, le seul héritier de son nom et de sa fortune.

Voilà pourquoi, à l’époque où commence cettehistoire, il avait tant de cheveux blancs sur la tête et tant derides au front ; voilà pourquoi il avait un retrait toutrempli d’oraisons, où il se renfermait une heure par jour pour ydire les heures de Notre-Dame, les litanies des saints et lesvigiles des morts ; voilà pourquoi enfin il tressaillit sifortement lorsqu’on frappa à la porte du château d’Orthez, car touten écrivant le soixante-troisième chapitre de son ouvrage sur lachasse des bêtes sauvages et des oiseaux de proie, il pensait à sonpauvre petit garçon, qui reposait à cette heure dans la chapelledes frères mineurs à Orthez, tandis que son frère bâtard, Yvain,guerroyait avec les Castillans contre le roiJean Ier de Portugal.

Or, six ans s’étaient écoulés depuis lesévénements que nous venons de raconter. Le comte de Foix, aprèsavoir fait comme d’habitude sa prière en son retrait, venait dedescendre en sa salle à manger, où l’attendait messire Yvain, quiétait devenu un grand et beau chevalier ; messire Ernantond’Espagne et messire Jehan Froissard[26] lechroniqueur, que le chevalier Espaires de Lyon avait rencontré àCarcassonne et avait amené en sa compagnie jusqu’au châteaud’Orthez, où il avait été merveilleusement reçu du comte deFoix.

On venait de se mettre à table, lorsqu’unvalet entra dans la salle, et, se tenant près de la porte, attenditque son maître lui adressât la parole, quoiqu’on vît que bienévidemment il avait une nouvelle à annoncer ; au bout dequelques instants qu’il fut là le comte l’aperçut.

– Ah ! ah ! fit-il, c’est toi,Ramonet ; et bien, quelle nouvelle ? tu viens de loin, ceme semble.

– Du bois de Sauve-Terre, sur le cheminde Pampelune, en Navarre, monseigneur.

– Quelle nouvelle enapportes-tu ?

– On y a vu la laie, monseigneur.

– Ah ! dit le comte en se retournantvivement, et crois-tu qu’elle y soit restée ?

– Oui, je le crois, monseigneur, car elley était depuis cinq jours, et si elle y reste cinq jours encore,vous aurez le temps d’y aller, de la joindre et de la pourchasser àloisir.

– Oui, certes, j’irai, dit le comte, etnous verrons cette fois si elle m’échappera encore.

– Qu’est-ce que cette laie ? ditFroissard.

– Messire clerc, lui répondit le comte deFoix, vous qui prenez grand plaisir aux aventures de guerre,d’amour et de chasse, peut-être trouverez-vous en celle-ci quelquechapitre merveilleux à ajouter à votre chronique ; pour leprésent, tout ce que je puis vous dire, c’est que je commence àcroire que cette laie est enchantée ; on la voit du jour aulendemain sur les points les plus opposés de mes comtés de Foix etde Béarn, et on a beau la pourchasser à outrance, jamais nul n’a pula joindre ; au moment où l’on croit l’atteindre, elledisparaît comme si la terre manquait sous elle ; quelques-unsdisent même l’avoir vue disparaître en fumée, et ce qu’il y a deplus étonnant, c’est que tous ceux qui l’ont vue et poursuivie sontmorts de malemort dans le courant de l’année.

– Vraiment ! s’écria Froissard, dontles yeux étincelaient de plaisir à l’idée d’une histoire denécromancie. L’avez-vous vue, monseigneur ?

– Oui, certes, il y aura de cela demainun an : c’était en la forêt de Carcassonne, mais je ne fus pasplus heureux que les autres, je l’ai chassée toute une journée sansavoir pu la joindre ; le soir arriva, et je la perdis.

– Et comment est-elle ? ditFroissard.

– Oh ! pour cela c’est la truie laplus maigre que j’aie vue de ma vie, tant qu’elle n’a que la peauet les os, et avec cela le poil hérissé et de grandes tettespendantes. Bref, j’ai bien chassé bêtes sauvages et carnassièresdepuis l’âge de quinze ans jusqu’à celui de cinquante-neuf où jesuis arrivé, mais je n’ai jamais vu animal qui puisse lui êtrecomparé.

– Croyez-moi, monseigneur et père, ditYvain en secouant la tête ; n’y allez pas.

– Et pourquoi cela, beau fils ?

– Rappelez-vous ce qui est arrivé àmonseigneur Pierre de Béarn, mon oncle, pour avoir chassé et mis àmort un ours.

– Et que lui est-il arrivé ? ditFroissard, toujours à l’affût des nouvelles.

– Folies que tous ces récits, interrompitGaston Phœbus, d’un accent dans lequel perçait cependant quelqueinquiétude.

– Il lui est arrivé, continua Yvain,laissant un intervalle de silence entre les paroles de son père etles siennes, et cela est chose sûre, monseigneur, car elle m’a étéracontée à moi-même en Espagne après la bataille d’Aljubarota parla comtesse Florence de Biscaïe, sa femme, laquelle était nièce dedon Pierre-le-Cruel ; il lui est arrivé qu’un jour un de sespiqueurs est venu lui dire, comme cet homme vient de le faire pourvous, qu’il y avait dans une forêt des Pyrénées un oursmerveilleusement grand, et qui, près d’être forcé, s’était retournéet avait parlé aux chasseurs, ce dont tout le pays avait eu sigrand effroi que nul n’osait plus le relancer ni le poursuivre.Alors Pierre, qui était, comme monseigneur, trop aventureux de sapersonne, attendu qu’il était du même sang paternel, dit :« Si personne ne le chasse, je le chasserai, moi. » Ettelle chose qu’on put lui dire ne se départit point de sarésolution. À donc il partit avec sa meute et ses piqueurs, etchevaucha tant qu’il arriva devers la forêt désignée, et qu’à peiney fût-il entré il y trouva l’ours. Aussitôt les piqueursdécouplèrent les chiens, et la chasse commença ; mais l’oursse lassa bientôt de faire cette course ; il s’accula contre unarbre et là joua si merveilleusement des pattes, qu’en moins d’uninstant il étouffa et blessa le tiers de la meute, ce dont mon beloncle entra dans une grande colère, et tirant une épée de Bordeauxqu’il portait ordinairement en bataille, car elle était de si finacier qu’elle ouvrait les cuirasses les plus fortes, il s’en vint àl’ours et l’attaqua corps à corps, comme il eût fait d’unbrigand : la lutte fut longue, car il avait recommandé à sesgens, sur leur âme, que pas un d’entre eux ne vînt à son aide, àmoins qu’ils ne le vissent renversé sur le dos comme un lutteurvaincu et au moment d’être occis par son terrible adversaire. Maisil fit tant et si bien que ce fut lui qui renversa et occitl’ours ; de sorte qu’il s’en revint triomphant à son château,ramenant en triomphe l’animal mort, qu’il faisait porter devantlui. Or, il advint qu’à la première couchée et comme les valets etles chambellans du comte dormaient dans la chambre et dansl’antichambre, ils le virent tout à coup se lever au milieu de lanuit, et, quoiqu’il eût les yeux fermés, aller droit à son épée,qui était sur un fauteuil ; puis, la tirant du fourreau,marcher contre une figure qui était peinte en la tapisserie, et làla poignarder avec fureur, comme s’il eût affaire à un Sarrasind’Égypte ou à un Maure d’Espagne ; et cependant tous leschambellans et les valets étaient tout tremblants craignant quecette fureur ne se tournât contre eux ; mais pour cette nuitils en furent quittes ainsi. Lorsqu’il eut poignardé sa tapisserie,messire Pierre de Béarn remit son épée au fourreau et s’en retournadevers son lit, où il se coucha et dormit le reste de la nuit commesi rien n’était arrivé.

« Le lendemain les serviteurs du comte,qui lui étaient fort attachés, ne sonnèrent mot de ce qui s’étaitpassé, espérant que l’événement qui venait d’arriver n’était rienautre chose qu’un rêve ou vapeur causée par l’agitation qu’avaitcausée à messire Pierre de Béarn son combat avec l’ours ; maisla nuit suivante ce fut bien pis : comme on était arrivé à uneautre couchée, et que cette fois il n’y avait pas de tapisserie àfigures dans la chambre, messire Pierre s’en prit à son chambellan,et il s’en allait l’occire malgré ses cris et ses prières, lorsquedeux écuyers vinrent à son aide, et s’emparant du dormeur, ledésarmèrent et le portèrent dans son lit, où ils le maintinrent deforce et malgré lui une partie de la nuit, et pendant tout cela ilparlait et agissait, les yeux fermés.

– Encore était-il bien heureux qu’il nefût pas de votre force, messire Ernanton, interrompit Gaston Phœbusen se retournant vers le chevalier qui portait ce nom, car il fautque je vous conte mon histoire aussi, messire Jehan Froissard.Pardon, Yvain, tu reprendras la tienne après.

– Faites, monseigneur.

– Or, je vous dirai donc qu’un jour deNoël, comme je tenais grande fête et assemblée nombreuse dechevaliers en ce même château où nous sommes, il arriva qu’ensortant de dîner, nous montâmes sur la galerie, dont l’escalier estlarge et où l’on arrive, comme vous avez pu voir, par vingt-cinqmarches : or dans cette galerie il y a une cheminée où l’onfait du feu quand je suis au château, mais jamais autrement. Doncce jour par hasard, quoique le Béarn soit un pays de bois, setrouvait la cheminée petitement chauffée, et m’en plaignis touthaut devant mes écuyers et pages, car il faisait grand froid ;par hasard en ce moment messire Ernanton regardait par une fenêtreune quantité d’ânes chargés de bûches : « Ah !ah ! dit-il, monseigneur, vous manquez de bois : eh bien,attendez un instant et vous allez en avoir. » Alors ildescendit et nous nous tournâmes tous vers la porte, car nous lesavions jovial et bon compagnon, et nous nous attendions qu’ilallait faire quelque jonglerie à sa manière. En effet, au bout d’uninstant, nous le vîmes portant un âne tout chargé sur ses épaules.« Tenez, monseigneur, dit-il, voilà la chose que vous avezdemandée ; seulement comme le bois était attaché sur l’âne,j’ai pris l’âne pour ne pas vous faire attendre. » Il ne fautpas demander si nous rîmes grandement et si nous nous émerveillâmesde sa force et comment tout seul il avait, chargé d’un si lourdfardeau, monté vingt-quatre degrés ; j’avais donc raison dedire, vous en conviendrez, messire Jehan, qu’il fut bien heureuxque les chambellans et valets eussent affaire à mon frère Pierre deBéarn, et non à messire Ernanton d’Espagne.

– Monseigneur, répondit Froissard,puisque c’est vous qui me racontez ce fait, c’est la vérité, et jele consignerai dans mes chroniques, quoiqu’il soit étrange etincroyable ; mais à cette heure ne pourrions-nous pas revenirà l’aventure de Pierre de Béarn et de son ours, dont je ne suis pasmoins curieux.

– Si fait, messire, et volontiers ;va donc, Yvain, je te donne congé de continuer.

– Donc, puisque vous le permettez,monseigneur et père, je vous dirai que le lendemain messire Pierrerentra dans son château, où l’attendait madame Florence de Biscaye,sa femme ; mais dès qu’elle vit l’ours elle s’évanouit etperdit la voix, car elle le reconnut pour être celui que son pèreavait chassé un jour dans le même bois où son mari avait tuécelui-ci. Or, se trouvant pressé par le comte de Biscaye, qui lepoursuivait seul, toute la chasse ayant tiré d’un autre côté,l’ours se retourna, et, prenant une voix humaine, il lui dit :« Tu me chasses, mais mal t’en arrivera, et tu mourras demauvaise mort. » En effet, un an, jour pour jour, après cettemenace, le comte de Biscaye étant tombé en la disgrâce de donPierre-le-Cruel, celui-ci le fit décoller[27], et celasans cause apparente, et comme pour accomplir seulement laprédiction de l’ours maudit. Or, elle raconta la chose à son mari,qui en rit d’abord et voulut faire clouer à sa porte la tête et lespattes de l’ours ; mais lorsque les chambellans et les valetseurent raconté à leur tour ce qui s’était passé pendant les deuxdernières nuits, et comment messire Pierre de Béarn avait ététourmenté par des rêves et visions, il commença à tenir moinsferme, et permit que l’on enterrât les pattes et la tête de l’oursau lieu de les clouer à sa porte, ce qui fut fait dans lajournée.

« Le soir, messire Pierre de Béarnordonna à ses chevaliers d’emporter son épée avec eux, et de nelaisser aucune arme dans sa chambre ; mais il n’en eut pasmeilleure chance. La nuit, ses chambellans furent éveillés par degrands cris ; messire Pierre de Béarn étouffait la comtesseentre ses bras, et ce ne fut qu’à grand-peine qu’ils la luiretirèrent. Le lendemain elle partit comme si elle allait enpèlerinage à Saint-Jacques en Galice, emmenant Pierre, son fils, etAdrienne, sa fille ; mais, au lieu de se rendre où elle avaitdit, elle s’achemina vers le roi de Castille pour lui demanderasile et protection, et ne revint plus ni en Biscaye ni enBéarn.

« Quant à messire Pierre, ses visionscontinuèrent ainsi chaque nuit, sans qu’il se souvînt jamais aumatin de ce qui s’était passé pendant son sommeil : on voulutcontinuer de lui retirer son épée, mais alors c’était bien pisencore, car n’ayant plus rien avec quoi frapper, et croyant sansdoute dans son rêve avoir besoin d’une arme pour se défendre, ilfaisait un tel sabbat que l’on eût cru que tous les diables d’enferétaient avec lui.

« Il y avait déjà un an que les chosesduraient ainsi lorsque messire Pierre, qui ne pouvait plus trouverni chambellans ni valets pour rester à son service, envoya quérirau couvent des frères mineurs à Pampelune un moine très renommé surle fait des possessions, et qui avait fait en exorcisme des chosestout à fait miraculeuses ; il se nommait frère Jean.

« Frère Jean se rendit à la requête demessire Pierre, et vint au château. Là il se fit raconter de pointen point la chose, et comment elle s’était passée, tant autrefoispour le comte de Biscaye que pour messire Pierre de Béarn ;puis il demanda ce qu’on avait fait de l’ours, et lui fut réponduqu’on en avait abandonné le corps aux chiens pour en fairecurée ; que, quant à la tête et aux pieds, messire Pierre lesavait rapportés triomphalement pour les faire clouer à la porte deson château ; mais que, sur les instances de sa femme, ilavait fini par les laisser enterrer au pied d’un arbre de la forêt.Frère Jean parut satisfait de ces explications, et ordonna àmessire Pierre de se mettre en neuvaine. En effet messire Pierre,pendant neuf jours, pria et jeûna comme s’il était en carême, nebuvant que de l’eau, ne mangeant que du pain, et disant chaque jourcinq Pater et cinq Ave pour le soulagement desâmes du purgatoire, et frère Jean jeûna et pria tout ce temps aveclui, se mortifiant comme si c’était lui qui avait commis lafaute ; enfin, la pénitence terminée, on fit venir l’homme quiavait enterré la tête et les pattes de l’ours, et on lui demandas’il se rappelait bien la place où il avait faitl’inhumation ; il répondit que oui certainement ; alorson commanda tout ce qu’il y avait de prêtres et de chapelains auchâteau et dans les environs ; puis, lorsque le cortège futprêt, on se mit en marche, guidé par le paysan. Derrière lui venaitmessire Pierre, en chemise, pieds nus, et portant un cierge à lamain. Arrivé à l’endroit désigné, on répéta en chœur les litaniesdes saints et les prières de la délivrance ; puis, les prièresfinies, frère Jean ordonna au paysan de creuser la terre, et, à laplace où il avait mis la tête et les pattes d’un ours, il retrouvala tête, les mains et les pieds d’un homme.

« Or, il n’y avait pas à s’y tromper,car, pendant le combat, messire Pierre avait presque ouvert la têtede son adversaire d’un grand coup d’épée, et l’on retrouva la mêmeblessure sur le crâne.

« Voyez bien, monseigneur et père,continua Yvain, que mieux serait, je crois, de laisser là cettelaie enchantée, et de profiter de l’exemple de votre frère messirePierre de Béarn.

– Que pensez-vous de cette histoire,notre hôte ? dit le comte de Foix à Froissard.

– Gentil comte, répondit Froissard, j’ycrois sincèrement, et j’en ai entendu raconter, et plus d’une, quiavait ressemblance avec elle. Nous trouvons en l’Écriturequ’anciennement les dieux et déesses changeaient à leur plaisir etselon leur volonté les hommes en bêtes et en oiseaux, et ainsifaisaient à des femmes. Il n’est point, monseigneur, que vous, quiêtes savant plus que clerc qui soit au monde, n’ayez entendu parlerde l’histoire du chevalier Actéon.

– Non pas, doux maître, répondit GastonPhœbus, contez-m’en le conte, je vous en prie.

– Volontiers, reprit Froissard ; etainsi ferai-je à l’instant, monseigneur, puisque tel est votre bonplaisir.

« Or, selon les anciennes écritures, noustrouvons écrit que le seigneur Actéon était un noble, brave etgentil chevalier de Grèce, qui, comme vous, monseigneur, aimaitavant tout le plaisir de la chasse. Donc il advint qu’une foisqu’il chassait dans les bois de la Thessalie, il se leva devant seschiens un cerf merveilleusement grand et beau qu’il chassa tout lejour. Piqueurs, écuyers et chiens l’avaient perdu, et lui seulsuivait encore la trace, lorsqu’il arriva à une clairière toutenclose de bois et environnée de grands arbres. Dans cetteclairière le chevalier Actéon, ayant entendu des cris et des voixde femmes, descendit de son cheval et entrouvrit doucement lesbuissons : il aperçut alors une grande fontaine dans laquellese baignait à la vesprée une dame merveilleusement belle etentourée de ses suivantes. Or, cette dame était Diane, la déesse dela chasteté, et ces femmes qui s’ébattaient à l’entour de leurreine, les nymphes et les naïades habitantes de la forêt oùchassait le gentil chevalier. Bien vous pensez, monseigneur,qu’Actéon, à cette vue, ne s’en retourna point en arrière. Il futtout à coup aperçu de la déesse Diane, qui tout aussitôt poussa uncri. À ce cri toutes les nymphes et naïades se retournèrent, et,voyant un homme qui les regardait ainsi, se pressèrent vergogneuseset rougissantes tout autour de leur maîtresse, cachant les beautésd’une seule avec toutes leurs beautés. Alors, au milieu de cegentil groupe, la déesse Diane éleva la tête et la voix,disant :

« – Actéon, celui qui t’a envoyé ici net’aime guère, car, attendu que je ne veux pas que la bouche d’unhomme se puisse vanter de m’avoir vue ainsi, moi et mes femmes, jeveux qu’à l’instant tu prennes la forme du cerf que tu as chasséaujourd’hui.

« Et aussitôt Actéon fut changé enl’animal qu’avait dit la déesse Diane, et se mit à courir par lesbois, où ses chiens, qui avaient perdu la chasse de l’autre cerf,le retrouvèrent, et depuis lors le chassent jour et nuit sansqu’ils parviennent à le joindre, ni que lui se puisse délivrer deleur poursuite. Or, monseigneur, sans doute l’animal que tuamessire Pierre de Béarn était quelque chevalier qui, ayantcourroucé, comme l’avait fait Actéon, un dieu ou une déesse de sonpays, avait été changé en ours, et accomplissait sa pénitencelorsqu’il fut tué. Voilà pourquoi le temps de sa pénitence étantfini, ou les prières du frère Jean ayant obtenu sa délivrance, ontrouva la tête, les mains et les pieds d’un homme, au lieu de latête et des pattes d’un ours.

– Messire, répondit le comte, votreexplication est bonne et valable ; mais, avec votre permissionet celle d’Yvain, cela ne nous empêchera pas de chasser demain lalaie, si Dieu nous donne vie d’ici là ; à donc nous partironsdemain ; par ainsi, que chacun se tienne prêt pour l’heure del’angélus.

Or, comme on savait que lorsque monseigneurGaston Phœbus avait pris une résolution, il ne s’en départait enaucune manière, chacun se trouva à l’heure dite au rendez-vousqu’il avait donné, moins messire Jehan Froissard, qui, se plaisantpeu au plaisir de la chasse, resta au château, afin d’écrire lesdifférentes histoires qu’on lui avait racontées, tant sur la routede Carcassonne à Pamiers que depuis qu’il était arrivé àOrthez.

La cavalcade se mit en route, suivie despiqueurs qui menaient la meute. La cavalcade se composait de toutela maison du comte : chevaliers, écuyers, chambellans etvalets ; la meute se montait à seize cents chiens, car lecomte était très luxueux sur l’article de la vénerie. À huit heuresdu matin on aperçut le bois de Sauve-Terre, qui était situé sur laroute de Pampelune. Arrivé à la lisière on fit halte ; alorsGaston Phœbus, voulant essayer les chiens que lui avait envoyés lecomte de Blois, ordonna à quatre piqueurs de prendre Tristan,Hector, Brux et Roland, et de se mettre en quête de la laie. Aubout d’un quart d’heure, Hector l’avait rencontrée. Les quatrepiqueurs se réunirent, tracèrent une enceinte et renvoyèrent l’und’eux annoncer au comte que la laie était détournée. À cette bonnenouvelle le comte ordonna aussitôt de se mettre en route ;arrivé à la place où la trace s’enfonçait dans le bois, on mit leschiens sur les fumées[28] :aussitôt toute la meute donna de la voix, et au bout d’un instantla laie déboucha furieuse et le poil hérissé. À sa vue le comte huaet sonna ; puis, mettant son cheval au galop, il s’emportaderrière les chiens, suivi de toute la chasse.

Pendant cinq heures tout alla au mieux, lalaie allait au souhait de ceux qui la poursuivaient, se faisantbattre merveilleusement et dans une circonférence de quatre ou cinqlieues ; mais vers Basse-Nonne elle prit un parti désespéré,cessant de ruser et piquant droit devant elle. Le comte, voyant quela chasse n’était point près de finir et que les chiens et leschevaux commençaient à se fatiguer, prit un cheval frais et ordonnade lâcher tous les autres jusqu’aux limiers qui avaient détourné.Les piqueurs obéirent, et la poursuite reprit à grand renfort devoix et de bruit de cors. Au bout de trois heures il ne restaitplus sur la voie qu’une centaine de chiens, parmi lesquels Brux,Tristan, Hector et Roland faisaient merveille ; et derrièreeux le comte Gaston Phœbus, suivi à grande peine des trois ouquatre chasseurs les mieux montés, parmi lesquels étaient messireYvain, tout le reste, chiens et cavaliers, avait perdu la voie ouétait demeuré en route par cause de fatigue.

Deux heures encore la chasse se continua avecla même vigueur. Pendant ces deux heures quatre-vingt-seize chiensfaillirent et deux chasseurs s’égarèrent, de sorte qu’il ne restaque les quatre limiers qu’avait amenés Froissard, et messire Yvainqui, ayant comme son père un cheval de rechange, avait pu lesuivre ; mais la compagnie ne fut pas longtemps sinombreuse ; au bout de deux heures de course le cheval demessire Yvain s’abattit et ne voulut plus se relever. Commençantalors à se douter qu’il y avait peut-être magie en cette vitesseinfernale, il cria à son père de ne pas aller plus loin et derevenir avec lui ; mais le comte était tellement emporté que,soit qu’il n’entendît pas les cris de son fils, soit que le ventemportât la réponse, messire Yvain n’entendit rien et le vitdisparaître au détour d’une route, ce dont il fut bien angoisseuxet bien dolent.

Quant au comte, il continua de poursuivre seulla laie maudite, que les chiens suivaient toujours à la mêmedistance, sans paraître se fatiguer plus qu’elle. Pour le cheval,il semblait doué d’un instinct merveilleux, si bien que la laieavait beau prendre à travers bois et fourrés, lui, par des cheminset des sentiers, coupait toujours au plus court, de sorte que dedix minutes en dix minutes, le comte la voyait traverser quelqueroute et quelque clairière, et se remettait à sonner et à huer pourprévenir le reste de la chasse ; mais tout était égaré,chevaliers, piqueurs et chiens, de sorte que personne ne répondait,et c’était une chose bien triste, je vous le dis, que ces chiensqui chassaient sans donner de la voix, et ces fanfares et ces crisqui mouraient dans les bois, sans que l’écho même leurrépondît.

Le crépuscule vint ; le comte était siacharné à la poursuite, que l’obscurité qui commençait à serépandre ne put l’arrêter ; d’ailleurs, les yeux de la laiebrillaient comme des flammes, de sorte que, malgré sa couleursombre, il la voyait passer dans la nuit, et derrière elle, pareilsà des ombres, les quatre limiers qui la suivaient toujours. Bientôtil n’en vit plus que trois, puis plus que deux, enfin plus qu’unseul. Tristan, Brux et Roland l’avaient abandonnée tour à tour.Restait Hector seulement, qui la suivait toujours à la mêmedistance, et le comte, que son cheval emportait incessamment d’uneégale ardeur.

Enfin la laie parut se fatiguer, si bienqu’Hector sembla gagner sur elle ; cela donna une nouvelleardeur au noble animal et un nouveau courage au comte, qui hua etcorna une dernière fois ; puis, laissant retomber son cor deses lèvres, reprit sa course fantastique au travers des bruyères etdes halliers ; enfin on arriva à une grande clairière aumilieu de laquelle poussait un arbre solitaire et isolé. Hectorgagnait toujours sur la laie, le cheval suivait toujours Hector, lecomte pressait toujours son cheval ; enfin la laie ne pouvantplus aller plus loin s’accula contre l’arbre. Hector se précipitacourageusement dessus ; mais au moment où il ouvrait la gueulepour faire sa prise la laie jeta un grand cri et s’évanouit enfumée ; en même temps le cheval du comte s’abattit pour neplus se relever : il était au bout de ses forces et de sa vie.Le comte se dégagea des étriers, tira son couteau de chasse etcourut vers l’endroit où s’était arrêtée la laie, ne pouvant croireà sa disparition ; mais, arrivé au pied de l’arbre, il cherchavainement et ne vit rien qu’Hector, qui, désappointé d’avoir perdula piste, levait la tête et hurlait piteusement.

Quel que fût son courage bien éprouvé, lecomte ne put s’empêcher de ressentir un mouvement de crainte ;un frisson courut par tout son corps, et comme Hector continuait dese plaindre, il lui imposa silence ; puis, regardant toutautour de lui pour chercher à s’orienter, et voyant qu’il setrouvait dans une partie de la forêt qui lui était entièrementinconnue, il monta sur l’arbre pour voir s’il n’apercevait pas auxenvirons quelque château, quelque maison ou quelque chaumière. Eneffet, arrivé au faîte, il vit parmi les arbres une lumière quibrillait comme une étoile ; cela lui fit grand plaisir, car ilavait craint d’abord de n’avoir que la terre pour lit et le cielpour dais. Ayant donc pris la direction de la lumière le plusexactement qu’il lui fut possible, il descendit de l’arbre ets’achemina vers elle, suivi d’Hector, qui, ayant perdu toute ardeurcette fois, n’allait plus devant, mais le suivait par-derrière, latête inclinée et la queue pendante.

Au bout de cent pas, le comte quitta laclairière et s’engagea de nouveau dans la forêt ; mais ilavait si bien pris sa mesure qu’il ne s’égara ni à droite ni àgauche, mais piqua directement vers la lumière. Après unedemi-heure de marche, il aperçut son étoile à travers le feuillagedes arbres : il en continua son chemin avec une nouvelleardeur, puis ayant fait cinq cents pas encore à peu près, il setrouva devant un château dont une seule fenêtre étaitéclairée : c’était tout ce qu’il fallait pour indiquer qu’ilétait habité, et le comte n’en demandait pas davantage, car partouten la marche d’Orthez où allait frapper monseigneur Gaston Phœbus,il était certain qu’à son nom la porte s’ouvrirait avec joie etavec honneur.

Néanmoins, une chose qui étonnait le comte,c’est que, quoique éloigné à peine de trente lieues d’Orthez, ensupposant même que la laie eût suivi une ligne droite, il neconnaissait point ce château, lequel cependant, autant qu’il enpouvait juger au clair de la lune qui commençait de se lever,paraissait parfaitement fort et merveilleusement beau. Il n’étaitpas non plus bâti si nouvellement que le comte n’eût point encoreeu le temps d’en entendre parler, car son architecture, qui dataitde la première partie du XIIe siècle, lui assignait aumoins cent soixante ans d’existence.

Cependant, quel que fût l’étonnement du comte,il n’allait pas jusqu’à l’irrésolution : aussi, sans chercherà approfondir plus longtemps ce mystère, comme le pont était levé,sonna-t-il de toute sa force, pour avertir le châtelain qu’unvoyageur demandait l’hospitalité. Le cor retentit tristement, maisn’en eut pas moins son effet. Le pont-levis s’abaissa sans que l’onvît quelles mains le faisaient mouvoir. Au reste, peu importait aucomte ; il était sûr d’un souper et d’un gîte, c’était tout cequ’il lui fallait.

Monseigneur Gaston Phœbus s’engagea donc surle pont. Arrivé de l’autre côté il s’aperçut que son chien nel’avait pas suivi ; il se retourna et l’aperçut de l’autrecôté du fossé assis et hésitant. Il le siffla alors deux fois sansqu’il vînt ; à la troisième cependant il se décida, ettraversa le pont à son tour.

Le comte ne vit à l’entrée ni serviteurs, nivalets, ni pages ; il écouta, mais n’entendit aucunbruit ; cependant, comme la porte était ouverte, il s’engageasous une galerie qu’éclairait à son extrémité une lampe dont lalumière venait jusqu’à lui, s’affaiblissant et tremblant le longdes murailles. Le comte s’engagea sous la voûte, remarquant avecétonnement que, contre l’habitude, ses pas n’avaient point d’écho,et qu’il marchait sans bruit comme l’eût fait une ombre. Toutétrange qu’était cette circonstance, elle ne l’arrêta point uninstant. Arrivé à la lampe, il vit qu’elle éclairait un grandescalier. Cet escalier conduisait à la chambre dont il avait aperçula lumière ; il espéra enfin y trouver quelqu’un et monta sanshésitation. Quant à Hector, il s’arrêta une seconde fois, mais uneseconde fois son maître l’appela à voix basse, et, quoiqu’il parûtcombattre entre une terreur instinctive et l’affection qu’ilportait au comte, le sentiment noble l’emporta, et il se mit à sontour à monter l’escalier, mais lentement et comme à regret.

Arrivé à la porte de la chambre, monseigneurGaston Phœbus vit un souper servi : cela lui annonça lesintentions hospitalières du châtelain, et écarta de son esprittoutes les craintes qu’il avait pu concevoir. Au reste, la salleétait immense, et comme elle n’était éclairée que par un lustresuspendu au-dessus de la table, toutes les profondeurs étaientplongées dans l’obscurité.

Quoique le comte s’étonnât encore quelque peude cette solitude continue, il n’en marcha pas moins vers le repas,qui paraissait d’autant mieux être préparé pour lui que, quoique leservice fût abondant, il n’y avait qu’un couvert à la table. Arrivéprès d’elle, il jeta un dernier regard autour de lui pour voir sipersonne ne s’approcherait enfin. Personne ne paraissant,monseigneur Gaston Phœbus s’assit, et, voyant que son chien nel’avait pas suivi et était demeuré à la porte, il lui fit signe devenir à lui, en frappant avec sa main sur son genou. L’animal,toujours dévoué, obéit et vint rejoindre le comte et se coucha àses pieds, mais cette fois avec tous les signes d’une répugnancemanifeste et en rampant comme une couleuvre.

Si résolu que fût monseigneur Gaston Phœbus,cette solitude et ce silence prolongé prenaient un caractère siétrange, qu’il ne put se défendre d’un frissonnement intérieur, etqu’il porta la main à la courte épée qui lui servait de couteau dechasse, pour s’assurer qu’elle était toujours à son côté ;mais, voyant que sa compagne fidèle ne l’avait point abandonné, etn’apercevant dans les dispositions faites pour le recevoir que despréparatifs amis, il se raffermit avec la rapidité du courage, et,s’apercevant qu’un sifflet d’argent avait été posé près de lui, ille prit résolument, et comme, dans les habitudes de cette époque,on ne commençait jamais de souper sans se laver les mains, il portale sifflet à sa bouche, et siffla pour appeler un écuyer, un valetou un page, qui lui apportât l’aiguière et le bassin.

Ce son pénétra si triste et si aigu dans lesprofondeurs de la salle, que le comte se retourna en tressaillantmalgré lui, et en désirant dans son cœur que personne ne l’entendîtet ne vînt, tant il lui semblait que ce bruit lugubre ne devaitappeler qu’un serviteur en harmonie avec lui. Ce fut sans doute ceque pensa Hector, car, lorsque l’on vit se soulever dans l’ombre latapisserie qui retombait devant la porte du fond, il hurladoucement avec un accent si triste que le comte mit le pied sur sondos pour lui imposer silence ; mais, pour cette fois, moinsobéissant que d’habitude, Hector n’en continua pas moins àgémir.

Cependant, du moment où le comte avait vu sesoulever la tapisserie, ses yeux n’avaient plus quitté le point dela chambre où les avait attirés ce mouvement : il vit d’abordune forme humaine s’agiter dans l’ombre ; mais, quoiqu’il fûtévident qu’elle marchait et s’avançait vers lui, il n’entendit surles dalles de pierre aucun retentissement pareil à celui que faitle bruit des pas ; en même temps Hector cessa de gémir, maisil sentit qu’il commençait à trembler.

Néanmoins, celui qu’avait attiré le bruit dusifflet s’avançait toujours ; il était facile pour le comte dereconnaître que c’était un jeune page vêtu avec élégance, portantun bassin et une aiguière d’argent et sur son bras la toile àessuyer ; cependant, à mesure qu’il approchait, un frissoninvolontaire s’emparait du comte : il lui semblait dans ladémarche et dans la tournure du page, reconnaître celles du pauvreenfant que, six ans auparavant, il avait tué et qu’il pleuraitencore. Bientôt le jeune homme entra dans le cercle de lumièreprojeté par le lustre, et, alors il n’y eut plus de doute, celuiqui s’approchait c’était Gaston.

Le comte resta les yeux fixés sur cetteapparition terrible, et sentant ses cheveux se dresser sur sonfront mouillé de sueur. L’enfant s’avançait toujours du même paslent et silencieux. Maintenant le comte pouvait distinguer sestraits tristes et pâles, ses yeux fixes et atones, et à son coucette petite blessure béante et livide par laquelle sa jeune âmes’était en allée. Enfin il fit le tour de la table, s’approcha demonseigneur Gaston Phœbus, et, sans dire une parole à celui qu’ilavait tant aimé, sans que ses yeux reprissent vie pour regarder sonpère, il souleva l’aiguière et tendit le bassin. Le comte, immobileet muet lui-même comme le spectre qu’il avait devant les yeux,étendit machinalement les deux mains. L’enfant souleva l’aiguière,le comte sentit une impression glacée et mortelle, voulut jeter uncri, mais sentant que sa voix mourait étouffée dans sa poitrine, ilse renversa en arrière et s’évanouit. L’enfant avait obtenu de Dieula grâce de venir laver son propre sang aux mains de son père.

Le lendemain, la chasse inquiète, et conduitepar Yvain, trouva monseigneur Gaston Phœbus mort au pied d’un arbrede la clairière, et près de lui Hector, qui lui léchait le visage.Quant au château, il avait disparu.

Dieu fasse miséricorde à tout pécheur quis’est repenti !

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