Divers contes

Comment saint Éloi fut guéri de lavanité

Annibal et Charlemagne, comme Bonaparte, ontfranchi les Alpes et à peu près conquis l’Italie ; maisderrière eux, effaçant les vestiges de leur passage, les défilésdes montagnes se sont refermés, les pics du mont Genèvre et dupetit Saint-Bernard se sont recouverts de neige, et les générationsqui ont succédé à celles de leurs enfants, ne retrouvant aucunetrace de la route qu’ils avaient suivie que dans la tradition deslocalités et dans la mémoire des populations, se sont prises àdouter de ses miracles, et ont presque nié les dieux qui lesavaient opérés. Bonaparte n’a pas voulu qu’il en fût ainsi pourlui, et afin que sa religion guerrière n’eût point à souffrir desravages de l’oubli et de l’atteinte du doute, il a lié l’Italie àla France comme une esclave à sa maîtresse ; il a étendu unechaîne à travers les montagnes ; il a mis le premier anneauaux mains de Genèvre, sa nouvelle fille, et le dernier au pied deMilan, notre vieille conquête : ce souvenir de notre descenteen Italie, cette chaîne dorée par le commerce, cette voie tracéepar le passage de nos armées et battue par la sandale d’un géant,c’est la route du Simplon.

Cette route, rivale de celle de Tiberius Nero,de Julius César et de Domitianus, à laquelle chaque jour troismille ouvriers ont travaillé pendant trois ans, qui grimpe auxflancs des montagnes, franchit les précipices et creuse lesrochers, commence à Glys, laisse Brigg à gauche, et s’élève par unepente visible à l’œil, mais presque insensible à la marche,jusqu’au col du Simplon, c’est-à-dire pendant six lieues :c’est aux faiseurs d’itinéraires et non à nous de dire combien deponts on passe, combien de galeries on traverse, combien d’aqueducson franchit ; nous y renonçons d’autant plus facilementqu’aucune description ne peut donner une idée du spectacle qu’on yrencontre à chaque pas, des oppositions et des harmonies queforment entre elles les vallées de Gauther et de la Saltine, et lachute des cascades s’y réfléchissant aux miroirs desglaciers : à mesure qu’on monte, la végétation et la viedisparaissent. Ces sommités n’avaient point été faites pour lecommun des hommes et des animaux ; là, le génie seul pouvaitatteindre, là, l’aigle seul pouvait vivre : aussi le villagedu Simplon, cette conquête artificielle de la vallée sur lesmontagnes s’étend-il misérablement, comme un serpent engourdi, surun plateau nu et sauvage : aucun arbre ne l’abrite, aucunefleur ne le décore, aucun troupeau ne l’anime ; il faut touttirer des bas lieux, et l’on ne voit l’existence renaître, lanature revivre, qu’en descendant ses deux versants : quant àson sommet, c’est le domaine des glaces et des neiges, c’est lepalais de l’hiver, c’est le royaume de la mort.

Presque en quittant le village du Simplon, oncommence à descendre, et, par un effet d’optique naturel, cettedescente paraît plus rapide que la montée ; d’ailleurs, elleest beaucoup plus tourmentée par les accidents de lamontagne : tantôt elle pivote sur des angles aigus, tantôtelle se roule par mille ondulations autour de la montagne aussiloin que l’œil peut atteindre, et semble le serpent fabuleux quiencercle la terre. D’abord on rencontre la galerie d’Algaby, laplus longue et la plus belle, qui traverse deux cent quinze piedsde granit pour s’ouvrir sur la vallée de Gondo, chef-d’œuvre divinde décoration terrible qu’aucun pinceau ne peut imiter, qu’aucuneplume ne peut décrire, qu’aucun récit ne peut rendre ; c’estun corridor de l’enfer, étroit et gigantesque ; à mille piedsau-dessous de la route, le torrent ; à deux mille piedsau-dessus de la tête, le ciel : la distance est si grande duchemin à la Doveria, qu’à peine l’entend-on mugir, quoiqu’on lavoie furieusement écumer sur les roches qui forment le fond de lavallée : tout à coup un pont léger, d’une architectureaérienne, se présente, jeté d’une montagne à une autre comme unarc-en-ciel de pierre : il conduit, au bout de quelques pas, àla galerie de Gondo, longue de sept cents pas, éclairée par deuxouvertures.

Bientôt la vallée s’élargit, l’air seréchauffe, la poitrine respire, quelques traces de végétationreparaissent, des échappées à travers les sinuosités de la montagnepermettent à l’œil de se reposer sur un plus doux horizon. Unvillage apparaît avec un doux nom : c’est Isella, lasentinelle avancée et presque perdue de la molle Italie. Aussiderrière elle la vallée se referme : les rochers nus etgigantesques se rapprochent ; l’imprudente fille de laLombardie a été prise au sortir d’un défilé qu’elle ne peut plusrepasser : sur la route par laquelle elle est venue, unegalerie s’est formée, c’est l’avant-dernière : elle repose surun pilier de granit colossal, dont la masse noire se détache à sasommité sur l’azur du ciel, à son milieu sur le tapis vert de lacolline, à sa base sur la mousse blanche des cascades. Celle-là, onse hâte de la traverser, et, soit illusion, soit véritablechangement atmosphérique à sa sortie, les tièdes bouffées du ventd’Italie viennent au-devant de vous : à droite et à gauche lesmontagnes s’écartent, des plateaux se forment, et sur ces plateaux,comme des cygnes qui se réchauffent au soleil, on commence àapercevoir des groupes de maisons blanches, aux toits plats :c’est l’Italie, la vieille reine, la coquette éternelle, l’Armideséculaire qui envoie au-devant de vous ses paysannes et ses fleurs.Encore une rivière à franchir, encore une galerie à traverser, etvous voilà à Crevola, suspendu entre le ciel et la terre, sur unpont magique ; sous vos pieds vous avez la ville et sonclocher, devant vous le Piémont. Puis, au loin, là-bas derrièrel’horizon, Florence, Rome, Naples, Venise, ces villes merveilleusesdont les poètes vous ont raconté tant de féeries, et dont aucunrempart ne vous sépare plus. Aussi la route, comme lassée de seslongs détours, heureuse de retrouver la plaine, s’élance-t-elled’un seul jet de deux lieues jusqu’à Domo-d’Ossola.

J’y tombai au milieu d’une procession toutitalienne : une corporation de maréchaux-ferrants fêtait saintÉloi. Dans mon ignorance, j’avais toujours cru ce bienheureux lepatron des orfèvres et l’ami du roi Dagobert, auquel il donnaitparfois sur sa toilette des conseils fort judicieux ; maisj’ignorais complètement qu’il eût jamais été maréchal. Leurbannière, sur laquelle il était représenté brisant son enseigne, neme laissait aucun doute à ce sujet : la seule chose qui merestât à éclaircir, c’était à quel moment de sa vie se rapportaitl’action qui avait inspiré l’artiste ; car cette viesanctifiée, je la connaissais à peu près, depuis son entrée chez lepréfet de la monnaie de Limoges jusqu’à sa nomination au siège deNoyon, et je ne voyais rien dans tout cela qui pût s’appliquer auspectacle que j’avais sous les yeux. En conséquence, je m’adressaiau maître de poste, pensant que, pour une tradition de fer àcheval, c’était le meilleur historien qui se pût trouver. Nouscommençâmes par faire prix pour la voiture qui devait me conduirede Domo-d’Ossola à Baveno ; puis, ce prix fait au double de cequ’il valait, tant j’étais pressé de revenir à ma procession,j’obtins sur le père d’Oculi les renseignements biographiquessuivants. Au reste, voici la tradition telle qu’elle me futtransmise dans sa naïveté primordiale et dans sa simplicitéprimitive : il est inutile de dire que nous n’en garantissonspoint l’authenticité.

Vers l’an 610, Éloi, qui était alors un jeunemaître de vingt-six à vingt-huit ans, habitait la ville de Limoges,située à deux lieues seulement de Cadillac, son pays natal :dès sa jeunesse, il avait manifesté une grande aptitude pour lesarts mécaniques ; mais, comme il n’était pas riche, il luiavait fallu demeurer simple maréchal. Il est vrai qu’il avait faitfaire à ce métier de tels progrès qu’entre ses mains il étaitpresque devenu un art : les fers qu’il forgeait, et qu’ilétait parvenu à confectionner en trois chaudes[9],s’arrondissaient d’une courbe merveilleusement élégante, etbrillaient comme de l’argent poli ; les clous par lesquels illes fixait aux pieds des chevaux étaient taillés en diamants, eteussent pu être enchâssés comme des chatons de bague dans unemonture d’or ; cette habileté d’exécution, qui étonnait toutle monde, finit par exalter l’ouvrier lui-même ; la vanité luitourna la tête, et oubliant que Dieu nous élève et nous abaisse àsa volonté, il fit faire une enseigne sur laquelle il étaitreprésenté ferrant un cheval, avec cette exergue, passablementinsolente pour ses confrères, et blessante pour l’humilitéreligieuse : Éloi, maître sur maître, maître surtous.

L’inscription fit grande rumeur dès sonapparition, et comme Éloi avait surtout à faire à une clientèle decommerçants, de chevaliers et de pèlerins, qui se croisaientincessamment devant sa boutique, l’orgueilleuse enseigne allabientôt éveiller la susceptibilité des autres maréchaux-ferrantsnon seulement de la France, mais encore de l’Europe. De tous côtéss’éleva alors contre l’orgueilleux maître une clameur si grandequ’elle monta jusqu’au paradis : le bon Dieu, ne sachant pasd’abord quelle cause l’occasionnait, s’en émut et regarda sur laterre ; ses yeux, qui par hasard étaient tournés vers Limoges,tombèrent sur la fameuse enseigne, et tout lui fut expliqué.

De tous les péchés mortels, celui qui atoujours le plus fâché le bon Dieu, c’est l’orgueil : ce futl’orgueil qui souleva Satan et Nabuchodonosor contre le Seigneur,et le Seigneur foudroya l’un et ôta la raison à l’autre ;aussi Dieu cherchait-il déjà quelle punition il pourrait appliquerau nouvel Aman lorsque Jésus-Christ, voyant son père préoccupé, luidemanda ce qu’il avait. Dieu lui répondit en lui montrantl’enseigne ; Jésus-Christ la lut.

– Oui, oui, mon père, dit-il, c’est vrai,l’inscription est violente : mais Éloi est véritablementhabile ; seulement, il a oublié que sa force lui vient d’enhaut ; mais, à part son orgueil, il est plein de bonsprincipes.

– J’en conviens, dit le bon Dieu, il ad’excellentes qualités ; mais son orgueil les dépasse toutesautant que le cèdre dépasse l’hysope[10], et illes fera mourir sous son ombre. Avez-vous lu : Éloi,maître sur maître, maître sur tous ? C’est un défi nonseulement porté à l’habileté humaine, mais encore à la puissancecéleste.

– Eh bien, mon père, que la puissancecéleste lui réponde par la bonté, et non par la rigueur : vousvoulez la conversion et non la mort du coupable, n’est-cepas ? eh bien, je me charge de le convertir.

– Hum ! fit le bon Dieu en secouantla tête, tu te charges là d’une mauvaise besogne.

– Y consentez-vous ? continuaJésus-Christ.

– Tu ne réussiras pas, dit le bonDieu.

– Laissez-moi toujours essayer.

– Et combien de temps medemandes-tu ?

– Vingt-quatre heures.

– Accordé, dit le Seigneur.

Jésus ne perdit pas de temps ; ildépouilla ses habits divins, revêtit le costume d’un compagnon dudevoir, se laissa glisser sur un rayon de soleil, et descendit auxportes de Limoges.

Il entra aussitôt dans la ville, le bâton à lamain, avec l’apparence d’un homme qui vient de faire une longueroute ; ensuite, il alla droit à la maison d’Éloi ; il letrouva forgeant : il en était à la troisième chaude.

– Dieu soit avec vous, maître ! ditJésus entrant dans la boutique.

– Amen ! répondit Éloi sans leregarder.

– Maître, continua Jésus, je viens defaire mon tour de France, et partout j’ai entendu parler de tascience de sorte que, pensant qu’il n’y avait que toi qui pouvaisme montrer quelque chose de nouveau…

– Ah ! ah ! fit Éloi en jetantun regard rapide sur lui et en continuant de battre son fer.

– Veux-tu de moi pour compagnon ?reprit humblement Jésus. Je viens t’offrir mes services.

– Et que sais-tu ? dit Éloi, lâchantnégligemment le fer auquel il venait de donner le dernier coup demarteau et jetant sa pince.

– Mais, continua Jésus, je sais forger etferrer aussi bien, je crois, que qui que ce soit au monde.

– Sans exception ? ditdédaigneusement Éloi.

– Sans exception, répondit tranquillementJésus.

Éloi se mit à rire.

– Que dis-tu de ce fer ? reprit Éloimontrant complaisamment à Jésus celui qu’il venait d’achever.

Jésus le regarda.

– Je dis que ce n’est pas mal ; maisje crois qu’on peut faire mieux.

Éloi se mordit les lèvres.

– Et en combien de chaudes ferais-tu unfer comme celui-là ?

– En une chaude, dit Jésus.

Éloi se mit à rire : comme nous l’avonsdit, il lui en fallait trois à lui, et cinq ou six auxautres ; il crut que le compagnon était fou.

– Et veux-tu me montrer comment tu t’yprends ? dit-il d’un air goguenard.

– Volontiers, maître, répondit Jésus enramassant tranquillement la pince, et en prenant auprès del’enclume un lingot de fer brut qu’il mit dans la forge.

Puis il fit un signe à Oculi, qui se mit àtirer la corde du soufflet.

Le feu, étouffé d’abord sous le charbon,s’élança en petits jets bleus ; des millions d’étincellespétillèrent ; bientôt la flamme rougissante embrasa l’alimentqui lui était offert : de temps en temps l’habile compagnonarrosait le foyer, qui, momentanément noirci, reprenait presqueaussitôt une nouvelle force et une teinte plus vive ; enfin,la braise sembla une matière fondue. Au bout d’un instant, cettelave pâlit, tant toute la partie combustible du charbon étaitdévorée ; alors Jésus tira du brasier son fer presque blanc,le posa sur l’enclume, et le tournant d’une main, tandis qu’il lefrappait et le façonnait de l’autre, en quelques coups de marteauil lui donna une forme et un fini desquels celui d’Éloi était loind’approcher. La chose avait été si vivement faite que le pauvremaître sur maître n’y avait vu que du feu.

– Voilà ! dit Jésus-Christ.

Éloi prit le fer, dans l’espoir d’y découvrirquelque paille ; mais rien n’y manquait : aussi, quoiquela mauvaise intention y fût, elle ne put trouver prise à en dire lemoindre mal.

– Oui, oui, dit-il en le tournant etretournant, oui, pas mal… allons, pour un simple ouvrier, pas mal.Mais, continua-t-il, espérant prendre Jésus en défaut, ce n’est pastout que de savoir confectionner un fer, il faut encore savoirl’appliquer au pied de l’animal. Tu m’as dit que tu savais ferrer,je crois ?

– Oui, maître, répondit tranquillementJésus-Christ.

– Mettez le cheval au travail[11] ! cria Éloi à ses garçons.

– Oh ! ce n’est pas la peine,interrompit Jésus ; j’ai une manière à moi qui épargnebeaucoup de peine, et abrège beaucoup de temps.

– Et quelle est ta manière ? ditÉloi étonné.

– Vous allez voir, répondit Jésus.

À ces mots, il tira un couteau de sa poche,alla au cheval, leva une de ses jambes de derrière, lui coupa lepied gauche à la première jointure, mit le pied dans l’étau, ycloua le fer avec la plus grande facilité, reporta le pied ferré,le rapprocha de la jambe, où il reprit aussitôt, coupa le pieddroit, répéta la même cérémonie avec le même succès, continua ainsipour les deux autres, et cela sans que l’animal parût s’inquiéterle moins du monde de ce que la manière du nouveau compagnon avaitd’étrange et d’inusité. Quant à Éloi, il regardait l’opérations’accomplir dans la stupéfaction la plus profonde.

– Voilà ! maître, dit Jésus-Christen recollant le quatrième pied.

– Je vois bien, dit saint Éloi, faisanttous ses efforts pour cacher son étonnement.

– Ne connaissez-vous point cettemanière ? continua négligemment Jésus-Christ.

– Si fait, si fait, reprit vivement Éloi,j’en ai entendu parler… mais j’ai toujours préféré l’autre.

– Vous avez tort, celle-ci est pluscommode et plus expéditive.

Éloi, comme on le pense bien, n’eut garde derenvoyer un si habile compagnon ; d’ailleurs il craignait,s’il ne traitait pas avec lui, qu’il ne s’établît dans lesenvirons, et il ne se dissimulait pas que c’était un concurrentredoutable : il fit donc ses conditions, qui furent acceptées,et Jésus fut installé dans la boutique comme premier garçon.

Le lendemain matin, Éloi envoya Jésus-Christfaire une tournée dans les villages environnants ; ils’agissait de quelques commissions qui avaient besoin d’êtreremplies par un messager intelligent. Jésus partit.

Il était à peine disparu au tournant de lagrande rue qu’Éloi se prit à songer sérieusement à cette nouvellemanière de ferrer les chevaux, qu’il ne connaissait pas. Il avaitsuivi l’opération avec le plus grand soin ; il avait remarquéà quelle jointure l’amputation avait été faite ; il nemanquait pas, comme nous l’avons dit, d’une grande confiance enlui-même, il résolut de profiter de la première occasion quis’offrirait, de mettre à profit la leçon qu’il avait prise.

Elle ne tarda pas à se présenter : aubout d’une heure, un cavalier armé de toutes pièces s’arrêta à laporte d’Éloi ; son cheval s’était déferré d’un pied dederrière à un quart de lieue de la ville, et, attiré par laréputation du maître, il avait piqué droit chez lui ; ilvenait d’Espagne et retournait en Angleterre, où il avait, à proposde l’Écosse, de grandes affaires à régler avec saint Dunstan ;il attacha son cheval à un des anneaux de fer de la boutique, entradans un cabaret et demanda un pot de bière, en recommandant à Éloide se hâter.

Éloi pensa que, puisque la pratique étaitpressée, c’était le moment de mettre à exécution la manièreexpéditive dont il avait vu faire la veille un essai qui avait sibien réussi. Il prit son couteau le mieux affilé, lui donna undernier coup sur sa pierre à rasoir, leva la jambe du cheval, et,prenant le joint avec une grande justesse, il lui coupa le piedau-dessus du sabot.

L’opération avait été si habilement faite quele pauvre animal, qui ne se doutait de rien, n’avait pas eu letemps de s’y opposer, et ne s’était aperçu de l’amputation que parla douleur même qu’elle lui avait causée ; mais alors ilpoussa un hennissement si plaintif et si douloureux que son maîtrese retourna et vit sa monture pouvant à peine se tenir debout surles trois pieds qui lui restaient, et secouant sa quatrième jambe,d’où s’échappaient des flots de sang : il s’élança du cabaret,se précipita dans la boutique, et trouva Éloi qui ferraittranquillement le quatrième pied dans son étau ; il crut quele maître était devenu fou. Éloi le rassura, lui disant que c’étaitune nouvelle manière qu’il avait adoptée, lui montra le ferparfaitement adhérent au sabot, et, sortant de sa boutique, se miten devoir d’aller recoller le pied au moignon de la jambe, comme ill’avait vu faire la veille à son compagnon.

Mais il en advint cette fois toutautrement ; le pauvre animal qui, depuis dix minutes, perdaittout son sang, était couché sans force et tout près demourir ; Éloi rapprocha le pied de la jambe ; mais, entreses mains, rien ne reprit, le pied était déjà mort, et le reste ducorps ne valait guère mieux.

Une sueur froide couvrit le front dumaître : il sentit qu’il était perdu, et, ne voulant passurvivre à sa réputation, il tira de sa trousse le couteau quiavait si bien rempli son office, et il allait se l’enfoncer dans lapoitrine, lorsqu’il sentit qu’on lui arrêtait le bras ; il seretourna : c’était Jésus-Christ. Le divin messager avaitachevé ses commissions avec la même promptitude et la même habiletéqu’il avait coutume de mettre à tout ce qu’il faisait, et il étaitde retour deux heures plus tôt que ne l’attendait Éloi.

– Que fais-tu, maître ? lui dit-ild’un ton sévère.

Éloi ne répondit pas, mais montra du doigt lecheval expirant.

– N’est-ce que cela ? dit leChrist.

Et il ramassa le pied et le rapprocha de lajambe et le sang cessa de couler, et le pied reprit, et le chevalse releva et hennit de bien-être ; de sorte que, moins laterre rougie, on eût juré qu’il n’était rien arrivé au pauvreanimal tout à l’heure si malade, et maintenant si vif et si bienportant.

Éloi le regarda un instant, confus etstupéfait, étendit le bras, prit dans sa boutique un marteau, et,brisant son enseigne, il alla à Jésus-Christ et lui dithumblement :

– C’est toi qui es le maître, et c’estmoi qui suis le compagnon.

– Heureux celui qui s’humilie, réponditle Christ d’une voix douce, car il sera élevé !

À cette voix si pure et si harmonieuse, Éloileva les yeux, et il vit que son compagnon avait le front ceintd’une auréole ; il reconnut Jésus, et il tomba à genoux.

– C’est bien, je te pardonne, dit leChrist, car je te crois guéri de ton orgueil ; restemaître sur maître ; mais souviens-toi que c’est moiseul qui suis maître sur tous.

À ces mots, il monta en croupe derrière lecavalier et disparut avec lui.

Le cavalier était saint Georges.

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