Divers contes

Le pont du Diable

Nous étions arrivés à un des endroits les pluscurieux de la route du Saint-Gothard à Altorf[35] : c’est un défilé formé par leGalenstok et le Crispalt, rempli entièrement par les eaux de laReuss, que j’avais vue naître la veille au sommet de la Furca, etqui, cinq lieues plus loin, mérite déjà, par l’accroissementqu’elle a pris, le nom de Géante, qu’on lui a donné. La route,arrivée à cet endroit, s’est donc heurtée contre la base granitiquedu Crispalt, et il a fallu creuser le roc pour qu’elle pût passerd’une vallée à l’autre. Cette galerie souterraine, longue de centquatre-vingts pieds, et éclairée par des ouvertures qui donnent surla Reuss, est vulgairement appelée le trou d’Uri.

Après avoir fait quelques pas de l’autre côtéde la galerie, je me trouvai en face du pont du Diable : jedevrais dire des ponts du Diable[36] ;car il y en a effectivement deux : il est vrai qu’un seul estpratiqué, le nouveau ayant fait abandonner l’ancien.

Je laissai ma voiture prendre le pont neuf, etje me mis en devoir de gagner, en m’aidant des piedset des mains, le véritable pont du Diable, auquel le nouveau favoriest venu voler non seulement ses passagers, mais encore sonnom.

Les ponts sont tous deux jetés hardiment d’unerive à l’autre de la Reuss, qu’ils franchissent d’une seuleenjambée, et qui coule sous une seule arche : celle du pontmoderne a soixante pieds de haut et vingt-cinq de large ;celle du vieux pont n’en a que quarante-cinq sur vingt-deux. Cen’en est pas moins le plus effrayant à traverser, vu l’absence desparapets.

La tradition à laquelle il doit son nom estpeut-être une des plus curieuses de toute la Suisse : la voicidans toute sa pureté.

La Reuss, qui coule dans un lit creusé àsoixante pieds de profondeur entre des rochers coupés à pic,interceptait toute communication entre les habitants du val Corneraet ceux de la vallée de Goschenen, c’est-à-dire entre les Grisonset les gens d’Uri. Cette solution de continuité causait un teldommage aux deux cantons limitrophes, qu’ils rassemblèrent leursplus habiles architectes, qu’à frais communs plusieurs ponts furentbâtis d’une rive à l’autre, mais jamais assez solides pour qu’ilsrésistassent plus d’un an à la tempête, à la crue des eaux ou à lachute des avalanches. Une dernière tentative de ce genre avait étéfaite vers la fin du XIVe siècle, etl’hiver, presque fini, donnait l’espoir que, cette fois, le pontrésisterait à toutes ces attaques, lorsqu’un matin on vint dire aubailli de Goschenen que le passage était de nouveau intercepté.

– Il n’y a que le diable, s’écria lebailli, qui puisse nous en bâtir un.

Il n’avait pas achevé ces paroles qu’undomestique annonça messire Satan.

– Faites entrer, fit le bailli.

Le domestique se retira et fit place à unhomme de trente-cinq à trente-six ans, vêtu à la manière allemande,portant un pantalon collant de couleur rouge, un justaucorps noirfendu aux articulations des bras, dont les crevés laissaient voirune doublure couleur de feu. Sa tête était couverte d’une toquenoire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait par sesondulations une grâce toute particulière. Quant à ses souliers,anticipant sur la mode, ils étaient arrondis du bout, comme ils lefurent cent ans plus tard, vers le milieu du règne deLouis XII, et un grand ergot, pareil à celui d’un coq, et quiadhérait visiblement à sa jambe, paraissait destiné à lui servird’éperon lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval.

Après les compliments d’usage, le baillis’assit dans un fauteuil, et le diable dans un autre ; lebailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnementles siens sur la braise.

– Eh bien, mon brave ami, dit Satan, vousavez donc besoin de moi ?

– J’avoue, monseigneur, répondit lebailli, que votre aide ne nous serait pas inutile.

– Pour ce maudit pont, n’est-cepas ?

– Eh bien ?

– Il vous est donc biennécessaire ?

– Nous ne pouvons nous en passer.

– Ah ! ah ! fit Satan.

– Tenez, soyez bon diable, reprit lebailli après un moment de silence, faites-nous-en un.

– Je venais vous le proposer.

– Eh bien, il ne s’agit donc que des’entendre… sur…

Le bailli hésita.

– Sur le prix, continua Satan enregardant son interlocuteur avec une singulière expression demalice.

– Oui, répondit le bailli, sentant quec’était là que l’affaire allait s’embrouiller.

– Oh ! d’abord, continua Satan en sebalançant sur les pieds de derrière de sa chaise et en affilant sesgriffes avec le canif du bailli, je serai de bonne composition surce point.

– Eh bien, cela me rassure, dit lebailli ; le dernier nous a coûté soixante marcs d’or ;nous doublerons cette somme pour le nouveau, mais c’est tout ce quenous pouvons faire.

– Eh ! quel besoin ai-je de votreor ? reprit Satan ; j’en fais quand je veux. Tenez.

Il prit un charbon tout rouge au milieu dufeu, comme il eût pris une praline dans une bonbonnière.

– Tendez la main, dit-il au bailli.

Le bailli hésitait.

– N’ayez pas peur, continua Satan.

Et il lui mit entre les doigts un lingot d’orle plus pur, et aussi froid que s’il fût sorti de la mine.

Le bailli le tourna et le retourna en toussens ; puis il voulut le lui rendre.

– Non, non, gardez, reprit Satan enpassant d’un air suffisant une de ses jambes sur l’autre ;c’est un cadeau que je vous fais.

– Je comprends, dit le bailli en mettantle lingot dans son escarcelle, que, si l’or ne vous coûte pas plusde peine à faire, vous aimiez autant qu’on vous paye avec une autremonnaie ; mais, comme je ne sais pas celle qui peut vous êtreagréable, je vous prierai de faire vos conditions vous-même.

Satan réfléchit un instant.

– Je désire que l’âme du premier individuqui passera sur ce pont m’appartienne, répondit-il.

– Soit, dit le bailli.

– Rédigeons l’acte, continua Satan.

– Dictez vous-même.

Le bailli prit une plume, de l’encre et dupapier, et se prépara à écrire.

Cinq minutes après, un sous-seing en bonneforme, fait double et de bonne foi, était signé par Satanen son propre nom, et par le bailli au nom et comme fondé depouvoir de ses paroissiens. Le diable s’engageait formellement, parcet acte, à bâtir dans la nuit un pont assez solide pour durercinq cents ans ; et le magistrat, de son côté,concédait, en paiement de ce pont, l’âme du premier individu que lehasard ou la nécessité forcerait de traverser la Reuss sur lepassage diabolique que Satan devait improviser.

Le lendemain, au point du jour, le pont étaitbâti.

Bientôt le bailli parut sur le chemin deGoschenen ; il venait vérifier si le diable avait accompli sapromesse. Il vit le pont, qu’il trouva fort convenable, et, àl’extrémité opposée à celle par laquelle il s’avançait, il aperçutSatan, assis sur une borne et attendant le prix de son travailnocturne.

– Vous voyez que je suis homme de parole,dit Satan.

– Et moi aussi, répondit le bailli.

– Comment, mon cher Curtius, reprit lediable stupéfait, vous dévoueriez-vous pour le salut de vosadministrés ?

– Pas précisément, continua le bailli endéposant à l’entrée du pont un sac qu’il avait apporté sur sonépaule, et dont il se mit incontinent à dénouer les cordons.

– Qu’est-ce ? dit Satan, essayant dedeviner ce qui allait se passer.

– Prrrrrooooou ! dit le bailli.

Et un chien, traînant une poêle à sa queue,sortit tout épouvanté du sac, et, traversant le pont, alla passeren hurlant aux pieds de Satan.

– Eh ! dit le bailli, voilà votreâme qui se sauve ; courez donc après, monseigneur.

Satan était furieux ; il avait compté surl’âme d’un homme, et il était forcé de se contenter de celle d’unchien. Il y aurait eu de quoi se damner, si la chose n’eût pas étéfaite. Cependant, comme il était de bonne compagnie, il eut l’airde trouver le tour très drôle, et fit semblant de rire tant que lebailli fut là ; mais à peine le magistrat eut-il le dos tournéque Satan commença à s’escrimer des pieds et des mains pour démolirle pont qu’il avait bâti ; il avait fait la chose tellement enconscience qu’il se retourna les ongles et se déchaussa les dentsavant d’en avoir pu arracher le plus petit caillou.

– J’étais un bien grand sot, ditSatan.

Puis, cette réflexion faite, il mit les mainsdans ses poches et descendit les rives de la Reuss, regardant àdroite et à gauche, comment aurait pu le faire un amant de la bellenature. Cependant, il n’avait pas renoncé à son projet devengeance. Ce qu’il cherchait des yeux, c’était un rocher d’uneforme et d’un poids convenables, afin de le transporter sur lamontagne qui domine la vallée, et de le laisser tomber de cinqcents pieds de haut sur le pont que lui avait escamoté le bailli deGoschenen.

Il n’avait pas fait trois lieues qu’il avaittrouvé son affaire.

C’était un joli rocher, gros comme une destours de Notre-Dame : Satan l’arracha de terre avec autant defacilité qu’un enfant aurait fait d’une rave, le chargea sur sonépaule, et, prenant le sentier qui conduisait au haut de lamontagne, il se mit en route, tirant la langue en signe de joie etjouissant d’avance de la désolation du bailli quand il trouveraitle lendemain son pont effondré.

Lorsqu’il eut fait une lieue, Satan crutdistinguer sur le pont un grand concours de populace ; il posason rocher par terre, grimpa dessus, et, arrivé au sommet, aperçutdistinctement le clergé de Goschenen, croix en tête et bannièredéployée, qui venait de bénir l’œuvre satanique et de consacrer àDieu le pont du Diable. Satan vit bien qu’il n’y avait rien de bonà faire pour lui ; il descendit tristement, et, rencontrantune pauvre vache qui n’en pouvait mais, il la tira par la queue etla fit tomber dans un précipice.

Quant au bailli de Goschenen, il n’entenditjamais reparler de l’architecte infernal ; seulement, lapremière fois qu’il fouilla à son escarcelle, il se brûlavigoureusement les doigts : c’était le lingot qui étaitredevenu charbon.

Le pont subsista cinq cents ans, comme l’avaitpromis le diable.

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