Divers contes

L’expiation du roi Rodrigue

Pendant une demi-heure ou trois quarts d’heurenous avons suivi une jetée étroite comme un ruban, avec la mer ànotre droite et les salines à gauche. C’est au bout de ce ruban,qui par une courbe se rattache à l’Europe, que Cadix semblenaviguer, comme un de ces petits bâtiments à voiles blanches queles enfants promènent avec un fil sur le bassin des Tuileries. À undemi-quart de lieue de la ville à peu près, une redoute coupe lajetée. Bientôt, au lieu de côtoyer la mer, nous lui tournâmes ledos, et nous nous enfonçâmes vers l’île de Léon. Nous avions alorsle Trocadéro à notre gauche, et les grandes plaines qu’arrose leGuadalète à notre droite.

C’est dans cette plaine, c’est sur les bordsde ce fleuve au doux nom que le roi Rodrigue livra cette bataillequi dura huit jours. Vous connaissez cette poétique tradition,n’est-ce pas, madame ? L’Espagne fut perdue comme Troie,perdue comme l’Italie, pour l’amour d’une femme. Seulement onconnaît Homère, le père de l’Iliade ; seulement onconnaît Tite-Live, le narrateur ou peut-être, même, l’inventeur dela tradition romaine ; tandis qu’on ne connaît pas l’auteur deces charmants romanceros qui ont popularisé même en France les nomsde Rodrigue, et de don Julien et de la Cava. Et cependant tous cesmalheurs qui lui arrivèrent avaient été prédits au malheureux roile jour où il ouvrit la tour d’Hercule. Oui, madame, cette tourd’Hercule, dont nous avons vu les ruines à Tolède, elle a étéouverte par le roi Rodrigue, onze cent trente-sept ans avantnous ; il croyait y trouver les trésors du dieu ; il n’ytrouva que ces paroles terribles écrites sur la muraille :« Roi, c’est pour ton malheur que tu as ouvert cettetour ; car le roi qui ouvrira cette tour doit mettre en feul’Espagne. »

Mais ces paroles n’arrêtèrent pointl’imprudent ; un pilier creux était fermé par une porte defer. Rodrigue brisa cette porte. Dans cette cavité était un coffre.Rodrigue ouvrit le coffre. Mais au lieu d’or, il n’y trouva que desbannières inconnues représentant des figures d’hommes à chevalemboîtés dans de grandes selles. Ces hommes étaient des Arabes. Ilsavaient des épées suspendues à leur cou, et des arbalètes toutarmées. Don Rodrigue, effrayé, sortit de la tour. Mais derrière luiun aigle s’abattit, qui semblait descendre du ciel. Il tenait untison dans sa serre, il le secoua sur la tour, et la tour futincendiée. Don Rodrigue se trompa au présage, il crut que Dieu luiordonnait d’aller combattre les Mores d’Afrique. Il leva vingt-cinqmille chevaliers, les mit sous les ordres du comte Julien, etl’envoya conquérir l’Afrique.

Mais l’expédition était condamnéed’avance ; le comte Julien perdit deux cents navires, centgalères à rames, et tous ses gens, excepté quatre mille. Le comteJulien avait une fille. Elle s’appelait doña Florinde. DoñaFlorinde était la plus belle du royaume. Le comte Julien la gardaitcomme un trésor. Jamais elle n’était sortie, jamais un autre hommeque son père ne lui avait vu le visage. Et en partant son père luiavait permis pour toute promenade un jardin ombragé de grandsarbres, dont le feuillage, quand il était immobile, interceptait lavue comme un rideau.

Donc, pendant que l’ouragan dispersait laflotte de son père, doña Florinde, qui le croyait abordé etvainqueur, doña Florinde descendit avec ses compagnes dans lejardin, et elle se coucha sur le gazon. Ses compagnes se couchèrentautour d’elle. Les folles jeunes filles se croyaient à l’abri detous les regards. Alors, doña Florinde leur proposa de se mesurerles jambes avec un ruban de soie jaune. Ses compagnes commencèrent,puis, quand chacune eut pris la mesure de sa jambe avec le ruban,doña Florinde prit le ruban à son tour, et à son tour mesura lasienne. Et il se trouva que doña Florinde avait parmi toutes lajambe la plus fine et la plus élégante. Toutes en convinrent.

Mais la fatalité voulut qu’une fenêtre dupalais des rois goths donnât sur un jardin du comte, et parfatalité encore qu’il fît du vent. De sorte que le vent écarta lesarbres, et que le regard ardent du roi Rodrigue passa à travers lefeuillage. Or, le roi n’avait jamais vu si joli visage ni si joliejambe. À peine l’eut-il vue qu’il sentit un grand feu qui luibrûlait le cœur. C’était le feu qui devait dévorer toute l’Espagne.Le même jour, il envoya chercher la fille du comte. Rodrigue étaitroi, et quand il ordonnait, il fallait obéir.

Doña Florinde obéit, et se rendit chez le roi.« Tu sauras, ma Florinde chérie, lui dit-il, que depuis que jet’ai vue, je m’en vais mourant : si tu veux me rendre à lavie, mon sceptre et ma couronne sont à toi. » On dit qued’abord Florinde ne répondit rien, et même on prétend qu’elle sefâcha. Mais à la fin de l’entrevue, ce que demandait le roi lui futaccordé ; et toute l’Espagne fut perdue, par le caprice deRodrigue et par la faiblesse de Florinde. Et si l’on demande à quides deux fut la faute, les hommes disent que c’est à la Cava, etles femmes à Rodrigue. Il faut pourtant croire que doña Florinde serepentit, car elle écrivit à son père pour lui avouer sa faute,qu’elle rejeta, bien entendu, sur le roi Rodrigue.

Quand le vieillard lut sa honte, il saisit sescheveux à deux mains, les arracha de son front, et les jeta auvent, qui les emporta, pareils à ces fils d’argent que l’automnearrache à la quenouille de la Vierge.

« Oh, s’écria-t-il, oh ! roi quit’es conduit comme un vilain ! Noble qui as commis une actionpar laquelle est détruite ma noblesse, qu’ils ne s’étonnent pointceux qui apprendront une chose qui n’eût pas dû se faire, car unroi perfide porte ses vassaux à la trahison. Vive le ciel !elle amènera la ruine de l’Espagne entière, cette lâcheté que leroi a commise sur mon sang : les innocents payeront pour lecoupable, les sujets pour le maître. Si j’eusse eu en mon pouvoirune autre vengeance moins terrible, c’est celle-là que j’eusseprise, mais je n’en avais pas d’autre. Malheur à toi, don Rodrigue,malheur à l’Espagne ! Que l’Africain entre donc ici parTarifa, qui est à moi. Qu’il saccage, pille et tue dans mon propredomaine, et sur mes propres terres. On ne dira pas que je me suisplus ménagé que les autres. Fatal ou propice, le sort en est jetémaintenant, le dé roule sur la table, et nul ne l’empêchera decourir. Vive Dieu ! l’infâme roi, quoi qu’il fasse, perdra àce coup, j’en réponds, l’honneur, le sceptre et la vie, et le ciel,qui est juste, ne pèsera la réparation qu’en même temps qu’ilpèsera l’outrage. »

Et aussitôt qu’il eut dit, le comte Julienappela un vieux More. Et il lui dicta en espagnol une lettre quecelui-ci écrivit en arabe. Puis, aussitôt qu’il eut achevé cettelettre, le comte Julien le tua, pour que nul ne sût ce qu’il avaitécrit. Oh ! c’était un message de douleur pour toute l’Espagneque cette lettre, car elle était adressée au roi more, et au roimore le comte Julien disait que s’il lui donnait le nécessaire,lui, comte Julien, lui donnerait l’Espagne. Oh ! pauvreEspagne, Espagne si renommée, et renommée à si juste titre !oh ! la meilleure, la plus belle, la plus aimable descontrées, Espagne si parfaite en beauté, si fertile en courage,voilà que, pour le crime de ton roi, tu vas passer sous ladomination des Mores ! Si ce n’est pourtant les Asturies. LesAsturies sont la terre des braves.

Mais le roi don Rodrigue ne savait pas encorel’arrêt du destin. Il rassembla tout ce qu’il put réunir dechevaliers et de vassaux, et marcha à la rencontre des Mores. Maisles Mores étaient nombreux : Tarek les commandait. La batailledura huit jours. Au huitième jour, les ennemis étaient vainqueurs,et les soldats de don Rodrigue fuyaient de tous côtés. Rodriguequitta le champ de bataille à son tour. Il allait seul, lemalheureux ! sans un seul ami qui l’accompagnât. Son chevalétait si las qu’à peine pouvait-il marcher. D’ailleurs son maîtrene le guidait plus et il allait où il voulait. Le roi, sans force,avait presque perdu le sentiment. Il allait, à demi mort de soif etde faim. C’était pitié que de le voir. Il était tellement rougi deson sang et du sang de ses ennemis qu’on eût dit une braiseardente. Son armure, resplendissante de pierreries avant labataille, était bosselée de toutes parts ; son épée pendait àsa main, ébréchée comme une scie. Son casque, enfoncé sur sa tête,cachait son visage gonflé de fatigue et de douleur. Il monta sur laplus haute colline, et de là il jeta les yeux sur sa belle armée.Sa belle armée s’enfuyait toute en déroute. Il jeta les yeux surses drapeaux et ses étendards. Ses drapeaux et ses étendardsétaient foulés aux pieds et couverts de poussière. Il cherche desyeux ses capitaines. Tous ses capitaines sont tués. Il regarde laplaine. La plaine est teinte de sang, et ce sang s’écoule enruisseaux qui vont se jeter dans le fleuve. Et triste et honteux devoir cela, il dit tout en pleurant :

« Hier j’étais roi de toutes lesEspagnes. Aujourd’hui je ne le suis plus d’une seule ville. Hierj’avais des forts et des châteaux par centaines. Aujourd’hui jen’en ai plus aucun. Aujourd’hui, aujourd’hui je n’ai plus même unetour crénelée que je puisse dire être à moi. Oh ! malheureuxfut le jour, oh ! malheureuse fut l’heure où je naquis,puisque ma naissance devait faire la honte de l’Espagne !Oh ! fatal fut le jour, fatale fut l’heure où j’héritai decette magnifique seigneurie, puisque je devais perdre cettemagnifique seigneurie en une seule bataille ! »

Puis, quand il eut dit cela, il frappa Oreliode l’éperon, et Orelio, retrouvant un reste de force, emporta sonmaître, qui fuyait la tête tournée encore vers le champ debataille. Un seul de ses capitaines, nommé Alcastras, le vit fuir.Il était couché à terre dans le sang de ses blessures ; il seleva, fit quelques pas vers son maître ; mais son maître,emporté par Orelio, disparut.

Alors Alcastras s’achemina vers Tolède, où lacour était restée, et se présentant chez la reine, quoiqu’il lui encoûtât d’apporter un si mauvais message : « Madame,dit-il en ouvrant la porte, vous n’êtes plus reine. Vous n’avezplus aucun pouvoir, car en huit jours de bataille vous avez perduvotre état, et le roi Rodrigue lui-même, je l’ai vu fuyant,cruellement blessé, et à cette heure il doit être mort oucaptif. »

La reine tomba évanouie sur son trône, et cene fut que quatre heures après qu’elle reprit ses sens. Alors elleordonna à Alcastras de lui conter la chose comme elle s’étaitpassée. Et Alcastras obéit sans rien omettre. Et la reinerépondit : « Ce doit être ainsi, et je n’ai plus dedoutes, car la nuit passée j’ai fait un mauvais songe. Je voyaisdon Rodrigue partant en hâte, le visage furieux et les yeuxsanglants, pour aller venger la mort du malheureux don Sanche, etil revenait ensanglanté et le corps couvert de blessures,s’avançait vers moi, me tirant par le bras, et me disant enpleurant très fort : “Adieu, adieu, ma reine, calme-toi. Jepars. Les Mores m’ont vaincu. Les Mores ont triomphé de moi. Neprends nul souci de pleurer ma mort, ne prends nul souci de tonroyaume ; songe seulement à te mettre à l’abri là-bas, auloin, le plus au loin possible. Va-t’en vite, va-t’en vers lesmontagnes de l’Asturie, car là seulement tu seras en sûreté. Toutle reste du royaume est aux Mores.” »

Et pendant ce temps-là l’Espagne se lamentait,disant : « Ô Rodrigue, Rodrigue, tourne les yeux sur moi,et vois comme ces infidèles maudits me pillent et me brûlent. Voisle sang que perdent tes soldats dans la bataille, tes soldats quisont mes enfants. Pauvre Espagne, perdue pour un caprice, perduepour la Cava ! Car je n’appelle plus Florinde Florinde, jel’appelle la Cava. Cette gloire de tes aïeux amassée pendant tantde siècles, elle n’est plus ; tu l’as sacrifiée à un moment deplaisir, à un moment de plaisir tu as sacrifié ton royaume, toncorps et ton âme. Ton bonheur est fini et tes malheurs commencent.Pauvre Espagne, perdue par un caprice pour laCava ! »

Cependant don Rodrigue fuyait toujours. Ils’enfonçait dans les montagnes les plus profondes, afin de n’êtrepoint trouvé par les Mores qui le poursuivaient. Il rencontra unberger qui faisait paître son troupeau, et il s’approcha de lui endisant : « Indique-moi, bonhomme, où je trouverai quelquehabitation ou métairie où je puisse me reposer, car je meurs defatigue. » Le berger lui répondit aussitôt : « Vouschercheriez vainement, seigneur, car il n’y a dans tout ce désertqu’un ermitage, où demeure un ermite qui mène une vie trèssainte. »

Le roi fut heureux d’apprendre cela, il pensaqu’il pourrait finir ses jours avec cet ermite, et il demanda auberger de lui donner à manger s’il avait quelque chose. Le bergertira une besace dans laquelle il mettait son pain, et il partageason pain avec don Rodrigue, ainsi qu’un morceau de viande fumée qued’aventure il avait. Le pain était noir et mauvais. Le roi serappela les mets qu’il mangeait en d’autres temps, et des larmescoulèrent de ses yeux sans qu’il les pût retenir. Puis, après qu’ileut mangé et qu’il se fut reposé, il s’informa de l’ermitage ;le berger lui enseigna le chemin qui y conduisait, et le roi luidonna sa chaîne et sa bague. C’étaient des joyaux de grand prix etque le roi estimait beaucoup.

Puis il se mit en route et arriva en vue del’ermitage comme le soleil se couchait. Aussitôt il s’agenouilla etfit sa prière. Puis, ayant aperçu l’ermite, il marcha droit à lui.L’ermite lui demanda qui il était, et comment il était venu là. Leroi lui répondit : « Hélas ! je suis don Rodrigue,qui fut roi d’Espagne. Dieu m’a ôté mon royaume en expiation de mespéchés. Je viens faire pénitence avec toi ; ne reçois pas dechagrin de ma présence, au nom de Dieu et de la viergeMarie. »

L’ermite lui répondit : « Certes,vous avez choisi le chemin qu’il fallait pour votre salut, et Dieuvous pardonnera. »

Et disant ces mots, l’ermite se mit à genoux,priant Dieu de lui indiquer la pénitence qu’il imposait au roi.Alors il lui fut révélé de la part de Dieu que Rodrigue eût às’enfermer dans un tombeau avec une couleuvre vivante, et queRodrigue eût à prendre cela en patience pour le mal qu’il avaitfait. L’ermite, fort joyeux, retourna vers don Rodrigue et lui ditce que Dieu ordonnait. Et don Rodrigue dit : « Que lavolonté de Dieu soit faite. »

Il se coucha donc dans un tombeau avec unecouleuvre près de lui. Et le troisième jour l’ermite alla le voir.« Comment vous trouvez-vous de votre compagne ?demanda-t-il au roi.

– Jusqu’à cette heure, elle ne m’a pointtouché, parce que Dieu, sans doute, ne l’a point voulu, ditRodrigue. Mais prie pour moi, saint homme, afin qu’elle me toucheet que j’achève bien ma vie. »

L’ermite pria, et trois jours après revintencore. « Eh bien ? dit-il. – Eh bien ! ditRodrigue, Dieu a eu pitié de moi, la couleuvre me mord. »L’ermite l’encouragea, et le roi Rodrigue mourut de la morsure dela couleuvre.

Ainsi finit le roi Rodrigue, qui, ayant expiéson crime sur la terre, s’en alla tout droit au ciel. Voilà,madame, le poème que chante encore l’habitant de ces belles plainesoù coule le Guadalète, où s’élève Xérès. Je doute que dans milleans la victoire des Français et la prise du Trocadéro aient laisséd’aussi poétiques souvenirs.

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