Divers contes

Ponce Pilate chez les Suisses

– Savez-vous comment on appelle cettegrande montagne rouge et décharnée, qui a trois sommets, ensouvenir des trois croix du Calvaire ?

– On l’appelle le Pilate.

– Et d’où l’appelle-t-on commecela ?

– Du mot latin, pileatus, quiveut dire coiffé, parce que, ayant toujours des nuages à sa cime,il a l’air d’avoir la tête couverte ; d’ailleurs, c’est bienprouvé par le proverbe que je vous ai entendu dire à vous ce matin,lorsque je vous ai demandé quel temps nous aurions :

Quand Pilate aura mis sonchapeau.

Le temps sera serein et beau.

– Vous n’y êtes pas, dit le batelier.

– Et d’où lui vient ce nomalors ?

– De ce qu’il sert de tombe à celui quicondamna le Christ.

– À Ponce Pilate ?

– Oui, oui.

– Allons donc ; le père Brottier ditqu’il est enterré à Vienne, et Flavien, qu’il a été jeté dans leTibre.

– Tout cela est vrai.

– Il y a donc trois Ponce Pilate,alors ?

– Non, non, il n’y en a qu’un seul,toujours le même ; seulement, il voyage.

– Diable ! cela me semble assezcurieux : et peut-on savoir cette histoire ?

– Oh ! pardieu ! ce n’est pasun mystère, et le dernier paysan vous la racontera.

– La savez-vous ?

– On m’a bercé avec ; mais ceshistoires-là, voyez-vous, c’est bon pour nous, qui sommes desimbéciles ; mais vous autres, vous n’y croyez pas.

– La preuve que j’y crois, c’est qu’il yaura cinq francs de trinkgeldt[39] si vousme la racontez.

– Vrai ?

– Les voilà.

– Qu’est-ce que vous en faites donc, deshistoires, que vous les payez ce prix-là ?

– Que vous importe ?

– Ah ! au fait, ça ne me regardepas. Pour lors, comme vous le savez, le bourreau de Notre-Seigneuravait été appelé de Jérusalem à Rome par l’empereur Tibère.

– Non, je ne savais pas cela.

– Eh bien, je vous l’apprends. Donc,voyant qu’il allait être condamné à mort pour son crime, il sependit aux barreaux de sa prison. De sorte que, lorsqu’on vint pourl’exécuter, on le trouva mort. Mécontent de voir sa besogne faite,le bourreau lui mit une pierre au cou et jeta le cadavre dans leTibre. Mais à peine y fut-il que le Tibre cessa de couler vers lamer, et que, refluant à sa source, il couvrit les campagnes etinonda Rome. En même temps, des tempêtes affreuses vinrent éclatersur la ville, la pluie et la grêle battirent les maisons, la foudretomba et tua un esclave qui portait la litière de l’empereurAuguste[40], lequel eut une telle peur qu’il fitvœu de bâtir un temple à Jupiter Tonnant. Si vous allez à Rome,vous le verrez, il y est encore. Mais, comme ce vœu n’arrêtait pasle carillon, on consulta l’oracle : l’oracle répondit que,tant qu’on n’aurait pas repêché le corps de Ponce Pilate, ladésolation de l’abomination continuerait. Il n’y avait rien à dire.On convoqua les bateliers, et on les mit en réquisition ; maispas un ne se souciait de plonger pour aller chercher le farceur quifaisait un pareil sabbat au fond de l’eau. Enfin on fut obligéd’offrir la vie à un condamné à mort, s’il réussissait dansl’entreprise. Le condamné accepta : on lui mit une cordeautour du corps ; il plongea deux fois dans le Tibre, maisinutilement ; à la troisième, voyant qu’il ne remontait pas,on tira la corde, alors il remonta à la surface de l’eau, tenantPonce Pilate par la barbe. Le plongeur était mort ; mais, dansson agonie, ses doigts crispés n’avaient point lâché le maudit. Onsépara les deux cadavres l’un de l’autre ; on enterramagnifiquement le condamné, et l’on décida qu’on emporteraitl’ex-proconsul de Judée à Naples, et qu’on le jetterait dans leVésuve. Ce qui fut dit fut fait ; mais à peine le corps fut-ildans le cratère que toute la montagne mugit, que la terretrembla : les cendres jaillirent, des laves coulèrent ;Naples fut renversée, Herculanum ensevelie et Pompéï détruite.Enfin comme on se douta que tous ces bouleversements venaientencore du fait de Ponce Pilate, on proposa une grande récompense àcelui qui le tirerait de sa nouvelle tombe. Un citoyen dévoué seprésenta, et, un jour que la montagne était un peu plus calme, ilprit congé de ses amis et partit pour tenter l’entreprise,défendant que personne ne le suivît, afin de n’exposer que luiseul. La nuit qui suivit son départ, tout le monde veilla ;mais nul bruit ne se fit entendre : le ciel resta pur, et lesoleil se leva magnifique ; et, comme on ne l’avait pas vudepuis longtemps, alors on alla en procession sur la montagne, etl’on trouva le corps de Pilate au bord du cratère ; mais decelui qui l’en avait tiré, jamais, au grand jamais, on n’enentendit reparler.

« Alors, comme on n’osait plus jeterPilate dans le Tibre à cause des inondations, comme on ne pouvaitle pousser dans le Vésuve à cause des tremblements de terre, on lemit dans une barque, que l’on conduisit hors du port de Naples, etqu’on abandonna au milieu de la mer, afin qu’il s’en allât,puisqu’il était si difficile, choisir lui-même la sépulture qui luiconviendrait. Le vent venait de l’orient, la barque marcha doncvers l’occident ; mais, après huit ou dix jours, il changea,et, comme il tourna au midi, la barque navigua vers le nord. Enfinelle entra dans le golfe de Lyon, trouva une des bouches du Rhône,remonta le fleuve jusqu’à ce que, rencontrant près de Vienne, enDauphiné, l’arche d’un ancien pont cachée par l’eau, l’embarcationchavirât.

« Alors, les mêmes prodigesrecommencèrent ; le Rhône s’émut, le fleuve se gonfla, etl’eau couvrit les terres basses ; la grêle coupa les moissonset les vignes des terres hautes, et le tonnerre tomba sur leshabitations des hommes. Les Viennois, qui ne savaient à quoiattribuer ce changement dans l’atmosphère, bâtirent des temples,firent des pèlerinages, s’adressèrent aux plus savants devins deFrance et d’Italie ; mais nul ne put dire la cause de tous lesmalheurs qui affligèrent la contrée. Enfin la désolation dura ainsiprès de deux cents ans. Au bout de ce temps, on entendit dire quele Juif errant allait passer par la ville, et, comme c’était unhomme fort savant, attendu que, ne pouvant mourir, il avait toutela science des temps passés, les bourgeois résolurent de guetterson passage et de le consulter sur les désastres dont ilsignoraient la cause. Or, il est connu que le Juif errant est passéà Vienne…

– Ah ! pardieu ! dis-jeinterrompant mon batelier, vous me tirez là une fameuse épine dupied ; certainement que le Juif errant est passé à Vienne…

– Ah ! voyez-vous ! dit monhomme tout radieux.

– Et la preuve, continuai-je, c’est qu’ona fait une complainte avec une gravure représentant son vraiportrait, dans laquelle il y a ce couplet :

En passant par la ville

De Vienne en Dauphiné,

Des bourgeois fort dociles

Voulurent lui parler.

– Oui, dit le batelier, on les voit dansle fond, le chapeau à la main…

– Eh bien, nous avons passé une nuit etun jour à chercher, Méry et moi, ce que les bourgeois de Viennepouvaient avoir à dire au Juif errant ; c’est tout simple, ilsavaient à lui demander ce que signifiaient le tonnerre, la pluie etla grêle…

– Justement.

– Ah bien, mon ami, je vous suis bienreconnaissant ; voilà un fameux point historiqueéclairci ; allez, allez, allez.

– Donc ils prièrent le Juif errant de lesdébarrasser de cette peste : le Juif errant y consentit, lesbourgeois le remercièrent et voulurent lui donner à dîner ;mais, comme vous savez, il ne pouvait pas s’arrêter plus de cinqminutes au même endroit, et, comme il y en avait déjà quatre qu’ilcausait avec les bourgeois de Vienne, il descendit vers le Rhône,s’y jeta tout habillé, et reparut au bout d’un instant portantPonce Pilate sur ses épaules ; les bourgeois le suivirentquelque temps en le comblant de bénédictions. Mais, comme ilmarchait trop vite, ils l’abandonnèrent à deux lieues de la ville,en lui disant que, si jamais ses cinq sous venaient à lui manquer,ils lui en feraient la rente viagère. Le Juif errant les remerciaet continua son chemin, assez embarrassé de ce qu’il allait fairede son ancienne connaissance Ponce Pilate.

« Il fit ainsi le tour du monde, tout enpensant où il pourrait le mettre, et cela, sans jamais trouver uneplace convenable, car partout il pouvait renouveler les malheursqu’il avait déjà causés ; enfin, en traversant la montagne quevous voyez, qui, à cette époque, s’appelait Fracmont[41], il crut avoir trouvé sonaffaire : en effet, presque à sa cime, au milieu d’un déserthorrible, et sur un lit de rochers, s’étend un petit lac qui nenourrit aucune créature vivante, ses bords sont sans roseaux et sesrivages sans arbres. Le Juif errant monta sur le sommet de l’Esel,que vous voyez, d’ici, le plus pointu des trois pics, et d’où l’ondécouvre, par le beau temps, la cathédrale de Strasbourg, et de làjeta Ponce Pilate dans le lac.

« À peine y fut-il qu’on entendit àLucerne un carillon auquel on n’était pas habitué. On eût dit quetous les lions d’Afrique, tous les ours de la Sibérie et tous lesloups de la Forêt-Noire rugissaient dans la montagne. À compter dece jour-là, les nuages, qui ordinairement passaient au-dessus de satête, s’y arrêtèrent ; ils arrivaient de tous les côtés duciel comme s’ils s’y étaient donné rendez-vous ; cela faisait,au reste, que toutes les tempêtes éclataient sur le Fracmont etlaissaient assez tranquille le reste du pays. De là vient leproverbe que vous disiez :

Quand Pilate a mis un chapeau, etc., etc.

– Oui ! oui ! c’estclair ; d’ailleurs, ça ne le serait pas, que j’aime beaucoupmieux cette histoire-ci que l’autre.

– Oh ! mais c’est qu’elle est vraie,l’histoire !

– Mais je vous dis que je lacrois !

– C’est que vous avez l’air…

– Non, je n’ai pas l’air…

– À la bonne heure, parce qu’alors ceserait inutile de continuer.

– Un instant, un instant ; je vousdis que j’y crois, parole d’honneur ; allez, je vousécoute.

– Ça dura comme ça mille ans à peuprès ; Ponce Pilate faisait toujours les cent dix-neufcoups ; mais, comme la montagne est à trois ou quatre lieuesde la ville, il n’y avait pas grand inconvénient, et on le laissaitfaire. Seulement, toutes les fois qu’un paysan ou qu’une paysannese hasardaient dans la montagne sans être en état de grâce, c’étaitautant de flambé ; Ponce Pilate leur mettait la main dessus,et bonsoir.

« Enfin, un jour, c’était au commencementde la réforme, en 1525 ou 1530, je ne sais plus bien l’année, unfrère rose-croix, espagnol de nation, qui venait de visiter laTerre sainte, et qui cherchait des aventures, entendit parler dePonce Pilate, et vint à Lucerne dans l’intention de mettre le païenà la raison. Il demanda à l’avoyer[42] de luilaisser tenter l’entreprise, et, comme la proposition étaitagréable à tout le monde, on l’accepta avec reconnaissance. Laveille du jour fixé pour l’expédition, le frère rose-croixcommunia, passa la nuit en prières, et, le premier vendredi du moisde mai 1531, je me le rappelle maintenant, il se mit en route pourla montagne, accompagné jusqu’à Steinbach, ce petit village, ànotre droite, que nous venons de passer, par toute la ville ;quelques-uns, plus hardis, s’avancèrent même jusqu’àNergiswil ; mais là le chevalier fut abandonné de tout lemonde, et continua sa route ayant son épée pour toute arme.

« À peine fut-il dans la montagne qu’iltrouva un torrent furieux qui lui barrait le chemin ; il lesonda avec une branche d’arbre ; mais il vit qu’il était tropprofond pour être traversé à gué ; il chercha de tous côtés unpassage et n’en put trouver ; enfin, se confiant à Dieu, ilfit sa prière, résolu de le franchir quelque chose qui pût arriver,et, lorsque sa prière fut finie, il releva la tête et reporta lesyeux sur l’obstacle qui l’avait arrêté. Un pont magnifique étaitjeté d’un bord à l’autre ; le chevalier vit bien que c’étaitla main du Seigneur qui l’avait bâti, et s’y engagea hardiment. Àpeine avait-il fait quelques pas sur l’autre rive qu’il se retournapour voir encore une fois l’ouvrage miraculeux ; mais le pontavait disparu.

« Une lieue plus avant, et comme ilvenait de s’engager dans une gorge étroite et rapide, quiconduisait au plateau de la montagne où se trouve le lac, ilentendit un bruit effroyable au-dessus de sa tête ; au mêmemoment, la masse de granit sembla chanceler sur sa base, et il vitvenir à lui une avalanche qui, se précipitant pareille à la foudre,remplissait toute la gorge et roulait bondissante comme un fleuvede neige ; le rose-croix n’eut que le temps de mettre un genouen terre et de dire : « Mon Dieu ! Seigneur !ayez pitié de moi ! » mais à peine avait-il prononcé cesparoles que le flot immense se partagea devant lui, passant à sescôtés avec un fracas affreux, et, le laissant isolé comme sur uneîle, alla s’engloutir dans les abîmes de la montagne.

« Enfin, comme il mettait le pied sur laplate-forme, un dernier obstacle, et le plus terrible de tous, vints’opposer à sa marche. C’était Pilate lui-même, en tenue de guerre,et tenant pour arme à la main un pin dégarni de ses branches, dontil s’était fait une massue.

« La rencontre fut terrible : et, sivous montiez sur la montagne, vous pourriez voir encore l’endroitoù les deux adversaires se joignirent. Tout un jour et toute unenuit ils combattirent et luttèrent ; et le rocher a conservél’empreinte de leurs pieds. Enfin le champion de Dieu futvainqueur, et, généreux dans sa victoire, il offrit à Pilate unecapitulation qui fut acceptée : le vaincu s’engagea à restersix jours tranquille dans son lac, à la condition que le septième,qui serait un vendredi, il lui serait permis d’en faire trois foisle tour en robe de juge ; et, comme ce traité fut juré sur unmorceau de la vraie croix, Pilate fut forcé de l’exécuter de pointen point. Quant au vainqueur, il redescendit de la montagne, et neretrouva plus ni l’avalanche ni le torrent, qui étaient des œuvresdu démon, et qui avaient disparu avec sa puissance.

« Alors le conseil de Lucerne prit unedécision, ce fut d’interdire l’ascension du Pilate levendredi ; car, ce jour, la montagne appartenait au maudit, etle rose-croix avait prévu que ceux qui le rencontreraientmourraient dans l’année. Pendant trois cents ans, cette coutume futobservée : aucun étranger ne pouvait gravir le Pilate sanspermission ; ces permissions étaient accordées par l’avoyerpour tous les jours de la semaine, excepté le vendredi ; etchaque semaine, les pâtres prêtaient serment de n’y conduirepersonne pendant l’interdiction ; cette coutume dura jusqu’àla guerre des Français, en 99. Depuis ce temps, va qui veut etquand il veut au Pilate. Mais il y a eu plusieurs exemples que lebourreau du Christ n’a pas renoncé à ses droits.

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