Divers contes

Le nain du lac et la dame Noire

Derrière Achern et Salzbach s’élève lamontagne Dettonik-Gross, l’une des plus hautes de la chaîne àlaquelle elle appartient, et au sommet de laquelle se trouve leMummelsée[32], lac dont on n’a jamais pu trouver lefond, ce qui, comme on le pense bien, dans un pays aussi poétiqueque l’est le Rhingaw, a donné lieu à une foule de traditions plusfantastiques les unes que les autres.

D’abord, si l’on noue dans un linge des pois,des balles ou des cailloux, en nombre impair, et qu’on les suspendeau-dessus du lac, le nombre devient pair ; si on les suspendpair, le nombre devient impair, ce qui, comme on le voit, est déjàun assez joli tour de passe-passe.

Passons à autre chose.

Un jour, un pâtre gardait son troupeau sur lesbords du lac : tout à coup il vit sortir de l’eau un taureaubrun qui avait les pieds palmés, et qui vint se mêler à sesbœufs ; un instant après un nain sortit à son tour de l’eau,courut après le taureau brun, le ramena vers le lac, le força des’y replonger, et s’y replongea après lui, tout en grommelant de cequ’il n’avait pas de chien pour garder son troupeau. L’hiversuivant le lac était gelé : un paysan passa dessus avec deuxbœufs traînant des troncs d’arbres, et il ne lui arriva rien,malgré le poids énorme qu’il charriait ; derrière lui venaitson chien, la glace se rompit sous les pieds du chien, et le chiendisparut. Dès lors personne ne douta plus que le nain du lac n’eûtpris le chien du paysan pour garder son troupeau marin.

Un autre jour, un chasseur de chamois vit, enpassant au bord du lac, un petit homme qui était assis sur la rive,les jambes pendantes dans l’eau : il tenait entre ses mainsune foule de perles et des morceaux d’ambre et de corail, qu’ilcomptait en les cachant dans sa chemise, ouverte sur sa poitrine.Le chasseur eut alors la mauvaise pensée de s’approprier toutes cesrichesses, et le mit en joue ; mais au moment où il appuyaitle doigt sur la détente, le petit homme plongea et disparut ;un moment après il revint à la surface et dit auchasseur :

– Si tu m’avais demandé ces perles, cetambre et ce corail, je te les aurais donnés, et tu fusses devenuriche à jamais ; mais tu as voulu me les prendre avec ma vie,sois maudit.

Et le chasseur demeura toujours pauvre, lui etsa postérité.

Deux ou trois fois encore le nain du lacapparut ainsi : on fit des recherches pour savoir vers quelleépoque il était venu dans le pays. Un paysan raconta alors qu’ilavait entendu raconter à son père que son aïeul lui avait dit que,lorsqu’il était jeune homme, un nain était venu demander, le soir,l’hospitalité à son père : son père, qui était unchenevier[33], lui avait alors donné la moitié de sonsouper, mais après son souper, comme il n’avait pas de lit pourlui-même, il lui avait offert, ou de rester avec lui dans lachambre où ils étaient, ou d’aller se coucher dans la grange, où iltrouverait du bon foin pour s’étendre dessus. Le petit nain luiavait dit alors de ne pas s’inquiéter de lui, qu’il trouverait bienoù se loger, et était sorti. Le paysan l’avait accompagné jusqu’auseuil de sa chaumière, et l’avait vu s’éloigner dans la directiond’une fontaine du milieu de laquelle sortaient des joncsgigantesques. Comme il faisait un peu clair de lune, il le vitdescendre dans la fontaine et disparaître dans les joncs, mais ilpensa qu’il avait mal vu, ne pouvant croire qu’une créature humainechoisît de préférence une couche d’eau glacée à un bon lit de foin.Cependant, comme ce qu’il avait vu lui paraissait fortextraordinaire, il se leva avec le jour pour voir ce qu’étaitdevenu le petit homme, et alors, en arrivant sur le seuil de saporte, il le vit sortir des joncs où il était entré la veille ausoir ; mais, chose étrange, pas un fil de son habit n’étaitmouillé, et il était aussi sec de la tête aux pieds que s’il eûtpassé la nuit dans le four du poêle.

Alors le paysan lui exprima sa surprise de cequ’il voyait, mais le petit homme se mit à rire, et lui réponditqu’il n’y avait rien là d’étonnant, puisqu’il était un homme deseaux. Le paysan lui demanda, s’il en était ainsi, ce qu’il venaitfaire sur la terre. Le nain raconta alors au paysan qu’il était nédans un lac, au fond d’un pays qui touche le pôle et qu’on appellele Groenland. Qu’il avait épousé là une ondine qu’il aimaitfort ; mais que, comme cette ondine était très frileuse etaimait beaucoup à se jouer dans les herbes des prairies et àcueillir des fleurs sur les bords du lac, plaisirs dont elle étaitprivée là-bas pendant neuf mois de l’année, attendu que pendantneuf mois la terre est couverte de neige, elle l’avait souventtourmenté pour chercher une contrée plus douce et plus proche dusoleil, lui disant que s’il la forçait de rester dans cet affreuxGroenland, elle se sauverait un jour et irait chercher, pour enfaire sa demeure, quelque beau lac limpide, au ciel bleu et auxrives riantes. Mais ce Groenland que détestait l’ondine était lapatrie du pauvre nain. Il l’aimait comme on aime sa patrie, et ilrépondit qu’il ne voulait pas la quitter. Il en résulta qu’un jouroù il venait de chercher du corail pour en faire un collier à sonondine, il la trouva disparue ; l’ondine avait accompli samenace, elle s’était enfuie. Depuis ce temps, il s’était mis à sarecherche et avait visité tous les lacs de la terre, depuis le lacOntario, en Amérique, jusqu’au lac de Génésareth, en Syrie. Maisnulle part il n’avait retrouvé sa femme ; il ne lui restaitplus que le Mummelsée, et si l’ondine n’était pas là, elle étaitperdue. Il se rendait donc au Mummelsée lorsque, la veille, ilavait demandé l’hospitalité au paysan auquel il venait de raconterson histoire.

Alors le paysan, qui avait pris une grandepart aux tribulations du pauvre petit homme des eaux, lui offrit dele faire conduire jusqu’au lac par son fils, ce que le nain acceptaavec une grande reconnaissance, attendu que sur la terre ilmarchait mal et n’y voyait pas très bien, tandis qu’une fois dansl’eau il nageait comme un brochet, et voyait briller une perle àmille pieds au-dessous de lui. Alors le jeune homme et le nain semirent en route, et tout en marchant, le nain raconta au jeunehomme comment l’eau était plus peuplée que la terre ; commentle fond des lacs était tapissé de grands pâturages au milieudesquels paissaient des troupeaux de bœufs et de veaux marins, plusnombreux que ceux qui couvrent les plus grasses montagnes de laSuisse. Comment enfin il y avait, dans les plaines liquides commedans les plaines des hommes, de riches moissons. Seulement cesmoissons étaient des champs de perles, d’ambre et de corail, dontune seule récolte enrichirait pour toute sa vie le moissonneur quila ferait.

Et tout en discourant ainsi, le jeune homme etle nain arrivèrent au bord du lac ; alors le nain remercia lejeune homme, et lui dit de l’attendre au bord de l’eau unedemi-heure, et qu’au bout d’une demi-heure, s’il ne revenait paslui-même, c’est qu’il aurait retrouvé sa femme, et qu’en ce cas ilverrait remonter à la surface de l’eau un petit sac de peau qu’illui montra ; qu’alors il pourrait prendre ce sac de peau, etque ce qu’il renfermerait serait pour lui.

À ces mots, le petit nain plongea dans le lacet disparut.

Au bout d’une demi-heure, le jeune homme vitremonter le sac de peau à la surface du lac, il l’attira à lui avecle crochet de son bâton de montagne, et l’ouvrit : le petitsac était plein de perles, de branches de corail et de morceauxd’ambre, que son père alla vendre à Strasbourg, et avec le prix ilacheta de magnifiques prairies, qui, depuis cette époque, sont danssa famille.

C’était le paiement de l’hospitalité que lepauvre chenevier avait donnée au petit homme des eaux, qui ayant, àce qu’il paraît, retrouvé sa femme dans le Mummelsée, n’a plusdepuis ce moment quitté le lac, qu’il habite toujours, mais sur lesrives duquel il se montre par malheur plus rarement aujourd’huiqu’autrefois.

J’avais grande envie de le voir, mais commemon conducteur me dit, en secouant la tête, que ce serait unechance si je le rencontrais, je continuai mon chemin, d’autantplus qu’à son défaut il me restait à visiter les ruines d’un vieuxchâteau que je voyais s’élever à ma gauche, et que mon conducteurse contenta de me désigner sous le nom des ruines de l’Érable.Voici la légende qui a donné lieu à ce nom.

Il y avait déjà deux cents ans que le châteaun’était plus qu’un monceau de pierres écroulées, et au milieu deces pierres avait poussé un magnifique érable que plusieurs foisles paysans des environs voulurent abattre sans pouvoir y réussir,tant son bois était dur et noueux. Enfin, un jeune homme, nomméWilhelm, vint à son tour pour tenter l’aventure ; comme lesautres, et après avoir jeté bas son habit, saisissant une hachequ’il avait fait affiler tout exprès, il frappa le tronc de l’arbrede toute sa force, mais l’arbre repoussa le fer comme s’il eût étéd’acier. Wilhelm ne se rebuta point et frappa un second coup, lahache fut repoussée de nouveau ; enfin, il leva le bras et,rassemblant toutes ses forces, il frappa un troisième coup, mais àce troisième coup, ayant entendu comme un soupir, il leva les yeuxet aperçut devant lui une femme de vingt-huit à trente ans, vêtuede noir, et qui eût été parfaitement belle si sa pâleur n’eût donnéà toute sa personne un aspect cadavéreux qui indiquait que depuislongtemps cette femme n’appartenait plus à ce monde.

– Que veux-tu faire de cet arbre ?demanda la dame Noire.

– Madame, dit Wilhelm en la regardantavec étonnement, car il ne l’avait pas vue venir, et il ne pouvaitdeviner d’où elle sortait ; madame, j’en veux faire une tableet des chaises, car je me marie à la Saint-Martin prochain avecRoschen, ma fiancée, que j’aime depuis trois ans.

– Promets-moi d’en faire un berceau pourton premier-né, répondit la dame Noire, et je lèverai le charme quidéfend cet arbre contre la hache du bûcheron.

– Je vous le promets, madame, ditWilhelm.

– Eh bien ! frappe ! réponditla dame.

Wilhelm leva sa hache, et du premier coup ilfit dans le tronc une entaille profonde ; au second coup,l’arbre trembla depuis son faîte jusqu’à ses racines ; autroisième, il tomba entièrement détaché de sa base et roula sur lesol. Alors Wilhelm leva la tête pour remercier la dame Noire, maisla dame Noire avait disparu.

Wilhelm n’en tint pas moins la promesse qu’illui avait faite, et quoiqu’on le plaisantât fort de ce qu’ilfaisait le berceau de son premier-né avant que le mariage ne fûtaccompli, il ne s’en mit pas moins à l’ouvrage avec tant d’ardeuret d’adresse, qu’avant que huit jours se fussent écoulés, il avaitachevé un charmant berceau.

Le lendemain il épousa Roschen, et neuf moisaprès, jour pour jour, Roschen accoucha d’un beau garçon, que l’ondéposa dans son berceau d’érable.

La même nuit, comme l’enfant pleurait et quesa mère, de son lit, le berçait dans son berceau, la porte de lachambre s’ouvrit, et la dame Noire parut sur le seuil, tenant à lamain un rameau d’érable desséché ; Roschen voulut crier, maisla dame Noire mit un doigt sur sa bouche, et Roschen, craignantd’irriter l’apparition, resta muette et immobile, les yeux fixéssur elle. La dame Noire alors s’approcha du lit d’un pas lent etqui n’avait aucun écho.

Arrivée à l’enfant, elle joignit les mains,pria un instant tout bas, puis, après l’avoir embrassé aufront :

– Roschen, dit-elle à la pauvre mère touteffrayée, prends cette branche sèche et qui vient de l’érable mêmedont est fait le berceau de ton fils, garde-la avec soin, et dèsque ton enfant aura atteint sa seizième année, mets-la dans l’eaupure, puis, quand sur cette branche auront repoussé les feuilles etles fleurs, donne-la à ton fils, et qu’il aille avec elle toucherla porte de la tour du côté de l’Orient, ce sera pour son bonheuret pour ma délivrance.

Puis, à ces mots, laissant la branche sècheaux mains de Roschen, la dame Noire disparut.

L’enfant grandit et devint un beau jeunehomme ; en tout ce qu’il faisait, un bon génie semblait legarder ; de temps en temps Roschen jetait les yeux sur labranche d’érable qu’elle avait mise au-dessous du crucifix, avecles buis bénis des dimanches des Rameaux. Et comme la branche sedesséchait de plus en plus, elle secouait la tête, en doutant qu’unrameau si desséché pût jamais porter ni feuilles ni fleurs.

Cependant, le jour même où son fils eut seizeans, elle n’en obéit pas moins aux injonctions de la dame Noire, etprenant la branche au-dessous du crucifix, elle alla la planter aumilieu d’une source d’eau vive qui coulait dans le jardin.

Le lendemain, elle alla visiter le rameau, etil lui sembla que la sève commençait à se glisser sousl’écorce ; le surlendemain, elle vit poindre les bourgeons, lejour d’après les bourgeons s’ouvrirent, puis les feuillesgrandirent, les fleurs parurent, et au bout de huit jours que labranche était dans la source, on eût dit qu’on venait de lacueillir à l’érable voisin.

Alors Roschen prit son fils, le conduisit à lasource, et lui raconta ce qui s’était passé le jour de sanaissance. Le jeune homme, aventureux comme un chevalier errant,prit aussitôt la branche, et s’inclinant devant sa mère, il luidemanda sa bénédiction, car il voulait tenter l’aventure àl’instant même. Roschen le bénit, et le jeune homme s’acheminaaussitôt vers les ruines.

C’était au moment de la journée où le soleilen s’abaissant à l’horizon fait monter l’ombre des endroitsprofonds aux endroits élevés. Le jeune homme, tout brave qu’ilétait, n’était point exempt de cette inquiétude qu’éprouve l’hommele plus courageux au moment où il va au-devant d’un événementsurnaturel et inattendu ; en mettant le pied dans les ruines,son cœur battait si fort qu’il s’arrêta un instant pour respirer.Le soleil alors était caché tout à fait, et l’obscurité commençaità atteindre le pied des murailles, dont les derniers rayons du jourdoraient encore le sommet.

Le jeune homme s’avança, son rameau d’érable àla main, vers la tour de l’Orient, et à l’orient de la tour iltrouva une porte ; il y frappa trois coups, et au troisièmecoup la porte s’ouvrit, et la dame Noire parut sur le seuil. Lejeune homme fit malgré lui un pas en arrière, mais l’apparitionétendit la main vers lui, et d’une voix douce et avec un visagesouriant :

– N’aie point peur, jeune homme, luidit-elle, car ce jour est un jour heureux pour toi et pour moi.

– Mais qui êtes-vous, madame, et nepuis-je savoir quel est le service que je vous ai rendu ?

– Je suis la dame de ce château, repritle fantôme, et comme tu le vois, notre sort est le même ; iln’est plus qu’une ruine et je ne suis plus qu’une ombre. Jeune, jefus fiancée au jeune comte de Windeck, qui demeurait à quelqueslieues d’ici, dans le château dont les débris portent encore sonnom. Après m’avoir dit qu’il m’aimait, après s’être assuré que jepartageais son amour, il m’abandonna pour une autre femme dont ildevint l’époux ; mais leur bonheur ne fut pas de longue durée.Le comte de Windeck était ambitieux ; il entra dans la liguecontre l’empereur, et il fut tué dans un combat où son parti futvaincu ; alors les impériaux se répandirent dans lesmontagnes, pillant, brûlant les châteaux de leurs ennemis. Lechâteau de Windeck fut pillé et brûlé comme les autres, et la jeunecomtesse se sauva, son enfant dans les bras ; mais bientôtépuisée de fatigue, elle cueillit une branche d’érable poursoutenir sa marche. Elle avait vu de loin les tours du château quej’habitais, et comme elle ignorait ce qui s’était passé entre moiet son mari, elle venait me demander l’hospitalité ; mais sielle ne me connaissait pas, je la connaissais, moi ; jel’avais vue passer dans une chasse, enivrée d’amour, ardente auplaisir, suivie au loin de beaux jeunes gens, qui, échos de moningrat amant, lui disaient qu’elle était belle. À sa vue, au lieude prendre pitié d’elle comme devait le faire une chrétienne, toutema haine se réveilla. Je la vis avec joie écrasée sous le poids deson fardeau maternel, monter les pieds nus et déchirés à travers lesentier rocailleux qui conduisait à la porte de mon château. Maisbientôt elle s’arrêta sur le plateau qui domine cette pièce d’eausombre que tu vois ; par un dernier effort, enfonçant sonbâton en terre pour s’appuyer dessus, elle tendit vers moi ses deuxbras chargés de son fils, et mourante, se laissa tomber sans forceet serrant encore son pauvre enfant sur sa poitrine. Alors, oui, jele sais bien, j’aurais dû descendre de mon balcon, j’aurais dûaller à elle, la relever dans mes bras, la soutenir sur mon épaule,la conduire en ce château et en faire ma sœur. C’eût été beau etcharitable devant Dieu ; oui, je le sais, mais j’étais jalousedu comte, même après sa mort. Je voulus me venger sur sa pauvrefemme innocente de ce que j’avais souffert. J’appelai mes valets,et je leur ordonnai de la chasser comme une bohémienne.Hélas ! ils m’obéirent : je les vis s’approcher d’elle,l’insulter, lui dénier jusqu’à cette couche de terre où ellereposait un instant ses membres fatigués. Alors, elle se relevafolle, insensée, et prenant son enfant dans ses bras, je la viscourir tout échevelée vers le rocher qui domine le lac, monterjusqu’à son sommet, puis jetant une malédiction terrible sur moi,se précipiter dans l’eau, elle et son enfant. Je poussai un cri. Ence moment je me repentis, mais il était trop tard. La malédictionde ma victime était montée jusqu’au trône de Dieu. Elle avait criévengeance, et vengeance devait être faite.

« Le lendemain, un pêcheur en jetant sesfilets dans le lac en tira la mère et l’enfant qui se tenaientencore embrassés. Comme selon le rapport de mes valets elle avaitattenté elle-même à sa vie, le chapelain du château refusa del’enterrer en terre sainte, et elle fut déposée à l’endroit même oùelle avait enfoncé son bâton d’érable ; bientôt ce bâton, quiétait vert encore, prit racine, et, au printemps suivant, ilportait des fruits et des fleurs.

« Quant à moi, dévorée de repentir, sanstranquillité pendant mes jours, sans repos pendant mes nuits, jepassais mon temps à prier, agenouillée dans la chapelle, ou à errerautour du château. Peu à peu je sentis ma santé s’affaiblir, etj’eus la conscience que j’étais atteinte d’une maladie mortelle.Bientôt une langueur insurmontable s’empara de moi et me força degarder le lit. On fit venir les meilleurs médecins de l’Allemagne,mais tous secouaient la tête en me regardant, et disaient :Nous n’y pouvons rien, la main de Dieu est sur elle. Ils avaientraison, j’étais condamnée. Et le jour anniversaire de la troisièmeannée où était morte la comtesse, je mourus à mon tour. On merevêtit de ma robe noire, que je portais toujours, afin, comme jel’avais recommandé, de porter même après ma mort le deuil de moncrime ; et comme, toute coupable que j’étais, on m’avait vuemourir en sainte, on me déposa dans la chapelle funéraire de mafamille, et l’on scella sur moi la pierre de ma tombe.

« La nuit même du jour où je m’y étaiscouchée, il me sembla, au milieu de mon sommeil mortel, entendresonner l’heure à l’horloge de la chapelle. Je comptai les coups dubattant, et je l’entendis frapper douze fois.

« Au dernier coup, il me sembla qu’unevoix me disait à l’oreille :

« – Femme, lève-toi.

« Je reconnus la voix de Dieu et jem’écriai :

« – Seigneur ! Seigneur ! nesuis-je donc pas morte, et quand je croyais être à jamais endormiedans votre miséricorde, allez-vous me rendre à la vie ?

« – Non, dit la même voix, ne crainsrien, on ne vit qu’une fois ; oui, tu es bien morte, maisavant d’implorer ma miséricorde, il faut que tu satisfasses à majustice.

« – Mon Dieu, Seigneur ! m’écriai-jetout en frissonnant, qu’allez-vous ordonner de moi ?

« – Tu erreras, pauvre âme en peine,répondit la voix, jusqu’à ce que l’érable qui ombrage la tombe dela comtesse soit assez gros pour fournir les planches du berceau del’enfant qui doit te délivrer. Lève-toi donc de la tombe etaccomplis ton jugement.

« Alors, du bout de mon doigt je levai lapierre de mon sépulcre, et je descendis pâle, froide, inanimée, etj’errai ainsi autour de mon château jusqu’à ce que se fît entendrele premier chant du coq ; aussitôt, de moi-même, et commepoussée par un bras irrésistible, je rentrai dans cette tour dontla porte s’ouvrit toute seule devant moi, et je me couchai dans montombeau, dont le couvercle se referma de lui-même. La seconde nuitce fut la même chose, et toutes les nuits qui suivirent la secondenuit, il en fut ainsi.

« Cela dura près de trois siècles. Je vischaque année tomber une à une toutes les pierres du château, etpousser une à une toutes les branches de l’érable. Enfin, dubâtiment et des quatre tours, il ne resta que celle-ci ;enfin, l’arbre grandit et grossit au point que je vis l’heure de madélivrance approcher.

« Un jour ton père vint une hache à lamain. L’érable, qui jusque-là avait résisté à l’acier le plustranchant, amolli par moi, céda au fer de sa cognée ; à maprière, il fit du tronc un berceau où tu fus couché le jour de tanaissance.

« Le Seigneur m’a tenu parole, leSeigneur soit béni, car il est puissant et miséricordieux.

Le jeune homme se signa.

– Et maintenant, dit-il, ne me reste-t-ilrien à faire ?

– Si fait, répondit la dame Noire, sifait, jeune homme, il vous reste à achever votre œuvre.

– Ordonnez, madame, dit le jeune homme,et j’obéirai.

– Creusez au pied de l’érable, et voustrouverez les ossements de la comtesse de Windeck et de sonfils ; faites enterrer ces ossements en terre sainte, et quandils seront enterrés, levez la pierre de mon tombeau, mettez-moi unrameau de buis béni de la dernière Pâque dans la main, et faitessceller hardiment le couvercle, car je ne le soulèverai plus qu’aujour du jugement dernier.

– Mais comment reconnaîtrai-je votretombeau ?

– C’est le troisième à droite enentrant ; d’ailleurs, ajouta la dame Noire en étendant vers lejeune homme une main qui eût été parfaite sans son extrême pâleur,regardez cette bague, vous la reconnaîtrez à mon doigt.

Le jeune homme regarda et vit uneescarboucle[34] si pure qu’elle éclairait non seulementla main de la dame, mais encore son beau et mélancolique visage,auquel, comme à la main, on ne pouvait reprocher qu’une trop grandeblancheur.

– Il sera fait comme vous le désirez, ditle jeune homme en couvrant ses yeux avec sa main, ébloui qu’ilétait par les feux que jetait l’escarboucle, et cela dès demainmatin.

– Ainsi soit-il ! répondit la dameNoire.

Et elle disparut comme si elle s’était abîméedans la terre.

Le jeune homme sentit bien qu’il venait de sepasser quelque chose d’étrange, il retira sa main de devant sesyeux et regarda autour de lui, mais il était seul au milieu desruines, son rameau d’érable à la main, en face de la porte de latour de l’Orient, et cette porte était fermée.

Le jeune homme revint chez lui, et racontatout à son père et à sa mère, qui reconnurent la main de Dieu danstout cela ; le lendemain, on prévint le curé d’Achern, qui serendit à l’endroit indiqué par le jeune homme, chantant leMagnificat, tandis que deux fossoyeurs creusaient au piedde l’érable. À cinq ou six pieds de profondeur, comme l’avait ditla dame Noire, on trouva les deux squelettes, les os des bras de lamère serraient encore l’enfant contre les os de sa poitrine.

Le même jour, la comtesse et son fils furentinhumés en terre sainte.

Puis, en sortant de l’église, le jeune hommeprit au-dessous du crucifix un rameau béni à la dernière Pâque, etappelant deux de ses amis dont l’un était maçon et l’autreserrurier, il les emmena avec lui vers la tour de l’Orient. Quandils virent où on les conduisait, les deux compagnons hésitèrent,mais le jeune homme leur dit avec une telle confiance qu’en luiobéissant ils obéissaient à Dieu lui-même, qu’ils n’hésitèrent pluset le suivirent.

En arrivant à la porte de la tour, le jeunehomme s’aperçut qu’il avait oublié le rameau d’érable avec lequelil l’avait touchée la veille, mais il pensa que son rameau béniaurait sans doute la même puissance ; il ne se trompait pas. Àpeine du bout de la branche sèche eut-il effleuré la porte massivequ’elle tourna sur ses gonds, comme si un géant l’eût poussée, etque l’escalier s’offrit à lui et à ses deux compagnons.

Alors ils allumèrent chacun une torche dontils s’étaient munis à l’avance, et descendirent : à lavingtième marche, ils se trouvèrent dans le caveau.

Le jeune homme marcha droit au troisièmetombeau, et appela ses deux compagnons pour qu’ils l’aidassent à ensoulever le couvercle ; encore une fois ils hésitèrent, maisleur camarade leur assura que ce qu’ils allaient faire, au lieud’être une profanation, était une piété, ils réunirent donc leursefforts aux siens et découvrirent la tombe.

Elle renfermait un squelette décharné danslequel le jeune homme hésita d’abord à reconnaître cette bellefemme qui lui avait parlé la veille, et à laquelle, comme nousl’avons dit, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande pâleur.Mais à l’os de son doigt, il vit briller cette escarboucle simagnifique qu’il n’y en avait pas deux pareilles au monde ; illui mit donc à la main le rameau béni et, refermant la pierre de latombe, il invita ses deux amis à la sceller le plus solidementqu’il leur était possible. Les deux compagnons obéirent.

C’est dans cette tombe que l’on montre encoreaux voyageurs assez courageux pour se hasarder sous les voûtescroulantes de la chapelle souterraine que repose la dame Noire,dans l’attente du dernier jugement.

Et comme nous l’avons dit, quoiqu’il ne resteaucune trace de l’arbre qui leur a donné son nom, ces ruines, quel’on voit à gauche de la route en sortant d’Achern, sont encoreappelées les ruines de l’Érable.

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