Divers contes

Le dragon des chevaliers deSaint-Jean

Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem,qui, comme on le sait, avaient été fondés par Gérard Tenque,gentilhomme provençal, dont nous retrouverons plus tard le berceauaux Martigues, habitaient au XIVe sièclel’île de Rhodes, dont ils portaient aussi le nom. Or, Rhodes vientdu mot phénicien Rod, qui veut dire serpent. Ce nom, commeon le pense bien, avait une cause, et cette cause, c’était laquantité innombrable de reptiles que de temps immémorial la patriedu colosse renfermait.

Il est juste de dire cependant que lesserpents avaient fort diminué depuis deux cents ans que les moinesguerriers s’étaient établis dans l’île, attendu que, dans leursmoments perdus, et pour s’entretenir la main, les chevaliers leurfaisaient une rude chasse. Il résulta de cette activité que lacommanderie se croyait à peu près délivrée de ses ennemis,lorsqu’un jour un dragon apparut, d’une grandeur si gigantesque etd’une forme si monstrueuse, que près de lui le fameux serpent deRégulus[38] n’était qu’une couleuvre.

Les chevaliers furent fidèles à leurstraditions, si dangereux qu’il fût de les suivre. Plusieurs seprésentèrent pour combattre le monstre, et sortirent tour à tour deRhodes pour l’aller relancer dans la vallée où il avait sa caverne.Mais de tous ceux qui sortirent, pas un ne revint ; et en cecas comme toujours, la perte tomba sur les plus vaillants. Le grandmaître, Hélion de Villeneuve, fut si désespéré du résultat despremières tentatives, qu’il défendit, sous peine de dégradation,qu’aucun des chevaliers qui étaient sous ses ordres combattît leserpent, disant qu’un pareil fléau ne pouvait être suscité que parDieu, et que par conséquent c’était avec les armes spirituelles, etnon avec les armes temporelles, qu’il le fallait combattre. Leschevaliers cessèrent donc leurs entreprises, au granddésappointement du monstre, qui commençait à s’habituer à la chairhumaine, et qui fut forcé d’en revenir tout bonnement à celle desbœufs et des moutons.

Sur ces entrefaites arriva à Rhodes unchevalier de la Camargue, nommé Dieudonné de Gozon : c’était àla fois un chevalier d’une grande bravoure et d’une grandeprudence, mais qui ne s’était jamais battu qu’en Occident ; desorte qu’il résolut, à l’endroit du serpent, de donner à sescompagnons un échantillon de ce qu’il savait faire ; maiscomme, ainsi que nous l’avons dit, c’était un homme aussi sage quebrave, il résolut de ne pas risquer imprudemment sa vie, commeavaient fait de la leur ceux qui avaient entrepris l’aventure avantlui ; et, avant de combattre, il voulut bien savoir à quelennemi il avait à faire.

En conséquence, Dieudonné de Gozon prit sur lemonstre les renseignements les plus exacts qu’il put se procurer,et il apprit qu’il habitait un marais à deux lieues de la ville.Vers les onze heures du matin, c’est-à-dire au moment le plus chaudde la journée, il sortait de sa caverne et venait dérouler ausoleil ses immenses anneaux, restait jusqu’à quatre heures àl’affût de sa proie, puis, cette heure arrivée, rentrait dans sacaverne pour n’en sortir que le lendemain.

Ce n’était point assez, Gozon voulut voir leserpent de ses propres yeux. En conséquence, il sortit un matin deRhodes, et s’achemina vers le marais, muni, au lieu d’armes, d’uncrayon et d’une feuille de papier. Arrivé à un millier de pas de lacaverne, il chercha un lieu sûr, d’où il pût tout voir sans êtrevu, et l’ayant trouvé, il attendit, son crayon et son papier à lamain, qu’il plût au serpent de venir prendre l’air. Le serpentétait très exact dans ses habitudes ; à son heure ordinaire,il sortit, se jeta sur un bœuf qui s’était aventuré dans sesdomaines, l’engloutit tout entier dans son vaste estomac, et,satisfait de sa journée, s’en vint digérer au soleil, à cinq centspas de l’endroit où Gozon était caché.

Gozon eut donc tout le temps de faire sonportrait : le serpent posait comme un modèle ; aussireproduisit-il avec une fidélité scrupuleuse les moindres détailsde sa personne, puis, le dessin terminé, le chevalier se retiraavec la même précaution et s’en revint à Rhodes.

Ses camarades lui demandèrent s’il avait vu leserpent. Gozon leur montra son dessin, et ceux qui n’avaient faitmême que l’entrevoir reconnurent qu’il était de la plus grandeexactitude.

Le lendemain, Gozon sortit de nouveau deRhodes, et retourna à sa cachette. Le soir, il revint à la mêmeheure que la veille. Les autres chevaliers lui demandèrent ce qu’ilavait fait, et il répondit qu’il avait fait quelques corrections àson dessin de la veille. Les chevaliers se mirent à rire.

Le surlendemain, mêmes sorties, mêmesprécautions, et au retour même réponse. Les chevaliers crurent leurcamarade fou, et ne s’en occupèrent plus.

Ce manège dura trois semaines : au boutde trois semaines, le jeune chevalier savait son serpent par cœur.Alors il demanda au grand maître un congé de six mois, et l’ayantobtenu, il s’en revint en son château de Gozon, qui était situé surle Petit-Rhône, en Camargue.

À son retour, chacun lui fit grande fête, etsurtout deux magnifiques dogues qu’il avait : c’étaient deschiens de la plus grande race, habitués à tenir les taureaux enarrêt, tandis que l’intendant de Gozon les marquait avec un ferrouge. Gozon, de son côté, leur fit grande fête, car il avait sesvues sur eux, et comme il craignait qu’ils n’eussent dégénéré enson absence, il les lança sur deux ou trois taureaux qu’ilscoiffèrent à la minute.

Le même jour, Gozon, sûr d’avoir en eux deuxauxiliaires comme il les lui fallait, se mit à l’œuvre.

Grâce au dessin qu’il avait pris sur leslieux, et enluminé d’après nature, Gozon fit un serpent siparfaitement exact, que c’était la même taille, les mêmes couleurs,le même aspect ; alors, à l’aide d’un mécanisme intérieur, illui donna les mêmes mouvements ; puis, son automate achevé, ilcommença l’éducation de son cheval et de ses chiens.

La première fois qu’ils virent le monstre,tout artificiel qu’il était, le cheval se cabra et les chienss’enfuirent. Le lendemain, chevaux et chiens furent moinseffrayés ; mais cependant ni les uns ni les autres nevoulurent approcher de l’animal. Le surlendemain, le cheval vint àla distance de cinquante pas du monstre, et les chiens luimontrèrent les dents. Huit jours après, le cheval foulait leserpent sous ses pieds, et les deux dogues donnaient dessus commesur le taureau.

Cependant Gozon les exerça deux mois encore,habituant ses chiens à faire leurs prises sous le ventre, car ilavait remarqué que sous le ventre le serpent n’avait pasd’écailles. À cet effet, il mettait de la chair fraîche dansl’estomac de son automate, et les chiens, qui savaient que leurdéjeuner les attendait là, allaient le chercher jusqu’au fond deses entrailles. Au bout de deux mois, il n’avait plus rien à leurapprendre : d’ailleurs, si bien raccommodé qu’il fût tous lesjours, le monstre commençait à s’en aller en morceaux.

Le chevalier partit pour Rhodes, où, après unetraversée d’un mois, il aborda heureusement. Il y avait un peumoins de six mois qu’il en était parti.

En mettant le pied dans le port, il demandades nouvelles du monstre. Le monstre se portait à merveille ;seulement comme de jour en jour les troupeaux et le gibierdevenaient plus rares, il étendait maintenant ses excursions jusquesous les murs de la ville. Le grand maître Hélion de Villeneuveavait ordonné des prières de quarante heures. Mais les prières dequarante heures n’y faisaient pas plus que si elles eussent été desimples Ave Maria de sorte que l’île de Rhodes était dansla désolation la plus profonde.

Le chevalier, monté sur son cheval et suivi deses deux dogues, s’en alla droit à l’église, où il fit sesdévotions, et où il resta en prières depuis sept heures du matinjusqu’à midi, laissant ses chiens sans manger, et donnant aucontraire force avoine à son cheval ; puis à midi,c’est-à-dire à l’heure où le monstre avait l’habitude de faire sasieste, il sortit de la ville et se dirigea vers le marais suivi deses chiens, qui hurlaient lamentablement, tant ils enrageaient defaim.

Mais, comme je l’ai dit, le monstre s’étaitfort rapproché de la ville ; de sorte que le chevalier eut àpeine fait un mille hors des portes qu’il le vit bâillant au soleilet attendant une proie quelconque. Aussi, à peine de son côté lemonstre eut-il vu le chevalier, qu’il releva la tête en sifflant,battit des ailes et s’avança rapidement contre lui.

Mais la proie sur laquelle il comptait étaitde difficile digestion, car à peine les deux dogues l’eurent-ils vuqu’ils crurent que c’était leur serpent de carton, et que, sesouvenant qu’il avait leur déjeuner dans le ventre, au lieu defuir, ils se jetèrent sur lui et l’attaquèrent avec acharnement. Deleur côté, le cheval et le chevalier faisaient de leur mieux, l’unruant des quatre pieds, l’autre frappant des deux mains ; desorte que le malheureux serpent, qui ne s’était jamais trouvé àpareille fête, voulut fuir vers sa caverne ; mais il étaitcondamné ; un coup d’estoc du chevalier le jeta sur le flanc,en même temps qu’un coup de pied du cheval lui brisait l’aile, etque les deux dogues lui fouillaient l’un l’estomac pour lui mangerle cœur, et l’autre les entrailles pour lui manger le foie. En mêmetemps, les habitants de la ville, qui étaient montés sur lesremparts, et qui, d’où ils étaient, voyaient le combat, battirentdes mains à l’agonie du monstre. Les applaudissements encouragèrentle chevalier, qui sauta à terre, coupa la tête du serpent, etl’ayant attachée en signe de trophée à l’arçon de son cheval,rentra dans la ville de Rhodes, triomphant comme le jeune David, etfut reconduit au palais des chevaliers, accompagné de toute lapopulation. Ses deux chiens le suivaient en se léchant lemuseau.

Mais arrivé à la commanderie, il trouva legrand maître Hélion de Villeneuve qui l’attendait, et qui, au lieude le féliciter sur son courage, lui rappela l’ordonnance qu’ilavait rendue, et qui défendait à aucun chevalier de Saint-Jean dese mesurer contre le monstre ; puis, en vertu de cetteordonnance à laquelle le chevalier avait si heureusementcontrevenu, il l’envoya en prison en disant que mieux valait quetous les troupeaux et la moitié des habitants de l’île soientmangés qu’un seul chevalier de l’ordre manquât à la discipline. Enconséquence de cet axiome, dont les Rhodiens contestaient lavérité, mais dont le chevalier fut obligé de subir l’application,le grand maître envoya Gozon au cachot, assembla le conseil, qui,séance tenante, condamna le vainqueur à la dégradation ; mais,comme on le comprend bien, à peine le jugement fut-il rendu que lagrâce ne se fit point attendre. Gozon fut réhabilité, réintégrédans son titre et comblé d’honneurs ; puis quelques moisaprès, Hélion de Villeneuve étant mort, il fut élu grand maître àsa place. Ce fut à compter de ce moment que Gozon prit pour armesun dragon, armes qui furent conservées par sa famille jusqu’aucommencement du XVIIe siècle, époque à laquelle cettefamille s’éteignit.

Quant au cheval et aux deux dogues, ils furentnourris tout le temps de leur vie aux frais de la commune de Rhodeset empaillés après leur mort.

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