Divers contes

La sirène du Rhin

Au reste, saint Goar a pour sa réputation unterrible voisin, ou plutôt une terrible voisine, c’est la fée Lore,qui a donné son nom à un immense rocher à pic qu’on trouve à undemi-quart de lieue au-dessus des ruines de Katzenellen[17], et que, d’après elle, on appelle leLore-Lei.

Depuis Coblence, nous entendions parler decette partie du Rhin, à part la légende poétique qui s’y rattache,comme de la plus curieuse que le fleuve offre aux voyageurs duranttout son cours. En effet, pour traverser cet endroit, les passagersles plus indifférents étaient montés sur le pont, et il régnait surtout l’équipage une agitation traditionnelle qu’on remarque sur leRhône lorsqu’on s’approche du pont Saint-Esprit. C’estqu’effectivement, en cet endroit, le Rhin se resserre ets’assombrit ; son cours devient plus rapide ; car, dansun espace de cinq cents pas, ses eaux ont une pente de cinq pieds.Enfin, le Lore-Lei s’élève comme un sombre promontoire, et l’onvoit sortir du fleuve la pointe des rochers qui ont roulé de sesflancs et qui ont semé ce passage d’écueils. C’est au sommet decette montagne que se tenait la fée Lore.

C’était une belle jeune fille de dix-sept àdix-huit ans, si belle que les bateliers qui descendaient le Rhinoubliaient, pour la regarder, le soin de leurs bateaux, de sortequ’ils allaient se briser contre les rochers, et qu’il n’y avaitpas de jour où l’on n’eût à déplorer quelque nouveau malheur.

L’évêque qui habitait la ville de Lorchentendit parler de ces accidents, si souvent réitérés, qu’ilssemblaient l’effet d’une fatale influence, et les filles, lesfemmes et les mères de ceux qu’elle avait fait périr étant venues,avec des habits de deuil, accuser la belle Lore de magie, ill’assigna à comparaître devant lui.

La belle Lore promit de venir, mais, au jourqu’elle devait venir, elle l’oublia, de sorte que l’évêque envoyadeux hommes pour la prendre, et ces hommes la trouvèrent, selon sonhabitude, assise sur son rocher : elle chantait une vieilleballade comme en chantent les nourrices aux enfants qu’ellesbercent, et, sans faire aucune résistance, elle se leva et lessuivit.

Bientôt elle parut devant l’évêque, etl’évêque voulut l’interroger sévèrement ; mais à peinel’eut-il vue que, subissant le charme universel, il fixa ses yeuxsur les siens ; puis, avec un accent qui trahissait la pitiéqu’il éprouvait pour la jeune fille :

– Est-il vrai, belle Lore, lui dit-il,que vous soyez une magicienne ?

– Hélas ! hélas ! monseigneur,répondit la pauvre enfant, si j’étais une magicienne, j’aurais eudes charmes pour retenir mon amant, et mon amant ne serait pointparti ; et je ne passerais pas mes jours et mes nuits àl’attendre au sommet d’un rocher, en chantant la ballade qu’ilaimait.

Et en disant ces mots, la belle Lore se mit àchanter la ballade devant l’évêque, si bien que l’évêque vitqu’elle était folle.

Alors, au lieu de songer à la punir, ilcommença à la plaindre, et craignant en la voyant ainsi hors desens, qu’après avoir perdu son corps elle ne perdît son âme, ilordonna qu’elle fût conduite au monastère de Marienberg, et larecommanda par une bulle à la supérieure qui était sa parente.

La belle Lore partit, montée sur la plus doucehaquenée que l’on pût trouver, car l’évêque craignait qu’il ne luiarrivât malheur en route, et lui-même la suivit des yeux au milieude l’escorte qui l’accompagnait, jusqu’à ce que l’escorte et elleeussent disparu derrière le château de Nottingen ; et toutalla bien ainsi jusqu’à ce que l’on fût en vue des rochers où elleavait l’habitude de se tenir pour attendre son amant.

Mais lorsque l’on fut en vue de ces rochers,elle demanda à monter à leur sommet pour jeter un dernier coupd’œil sur le Rhin, et pour voir si celui qu’elle attendait depuissi longtemps ne revenait pas ; et comme l’évêque avaitcommandé qu’on ne la contrariât en rien, ses gardes l’aidèrent àdescendre de cheval, et deux d’entre eux la suivirent à quelquespas, afin de la rattraper si elle cherchait à fuir.

Mais à peine eut-elle posé le pied à terrequ’elle se mit à courir si légèrement, qu’elle semblait comme unehirondelle raser la terre, et qu’elle sautait de rocher en rocheravec tant de facilité, quels que fussent leur hauteur et leurescarpement, qu’on eût dit une ombre plutôt qu’une créature humaineappartenant encore à la terre des vivants.

Et ainsi, elle arriva au sommet de lamontagne, à l’endroit même où elle surplombait le fleuve : ets’avançant sur la dernière extrémité, elle ramassa la harpe qu’elley avait laissée la veille, et de cette voix triste qui ôtait laraison à ceux qui l’écoutaient, elle se mit à chanter sa balladeaccoutumée. Mais cette fois, quand la ballade fut finie, elle pritsa harpe contre sa poitrine, et les yeux au ciel, les cheveux auvent, elle se laissa lentement choir, non pas comme un corps quitombe, mais comme une colombe qui s’envole. Au même instant,l’escorte qui l’accompagnait jeta un grand cri ; la belle Loreavait disparu dans les flots.

L’escorte revint près de l’évêque et luiraconta ce qui s’était passé : alors l’évêque, tout ensecouant sa tête mitrée, ordonna que des messes fussent dites pourle repos de l’âme de la pauvre folle ; mais il avait lui-mêmepeu d’espérance car il savait que le crime que Dieu a le plus depeine à pardonner est le suicide.

En effet, quelques jours après, il appritqu’on avait de nouveau vu la belle Lore sur son rocher, et qu’à sadouce vue et à son doux chant des bateliers s’étaient perdus ;or, comme il savait à n’en point douter qu’elle s’était précipitéedans le fleuve, il pensa que pour cette fois il y avait réellementlà-dessous quelque enchantement, et fit venir un mathématicien trèssavant en affaire de magie.

Le savant consulta les astres, et dit àl’évêque qu’effectivement la belle Lore était morte, mais que,comme elle était morte en péché mortel, elle était condamnée àrevenir au même lieu où elle se tenait de son vivant, et qu’ellereviendrait ainsi jusqu’à ce qu’elle rencontrât un jeune chevalierqui lui fît oublier son premier amour.

L’évêque était trop pieux pour s’opposer enquelque chose que ce fût aux arrêts du ciel ; seulement il fitannoncer en tout lieu qu’on eût à se défier de la fée Lore, attenduqu’en punition de ses péchés la pauvre folle était devenue uneméchante enchanteresse ; et l’on n’eut point de peine à lecroire, car les chants si doux qu’elle faisait entendre autrefoisétaient devenus railleurs, et si quelque batelier échouait au piedde son rocher, elle répondait à son cri de mort par un grand éclatde rire, comme répondent la nuit les chats-huants aux cris desvoyageurs perdus dans les forêts.

Et cela dura pendant plus d’un siècle ;l’évêque mourut. La génération qui avait vu la pauvre Lore vivantedisparut en racontant son histoire à la génération qui devait lasuivre, et quatre autres générations passèrent ainsi en seracontant les unes aux autres comment était venue là cette méchantefée que l’on voyait ainsi comme un spectre sur son rocher, et donton entendait les éclats de rire chaque fois que quelque barqueégarée chavirait dans les ténèbres.

Cent ans et plus s’étaient écoulés ;l’empereur Maximilien régnait en Allemagne, et Roderic-LenzoliBorgia, de terrible mémoire, était pape à Rome, lorsqu’un soir unjeune chasseur, perdu dans la vallée de Ligrenkopf, parut tout àcoup à la sortie de cette vallée et se trouva en face du Rhin.

C’était par une de ces chaudes soirées d’été,où toute eau fraîche et limpide vous attire ; aussi, fatiguéde sa course, le jeune chasseur descendit aussitôt de cheval pourse baigner. Mais avant de descendre dans le fleuve, voulantindiquer à sa suite où il était, il sonna du cor ; aussitôtl’air qu’il venait de faire entendre fut répété si distinctementqu’il crut que quelque piqueur lui répondait ; il recommençaaussitôt une autre fanfare, qui fut reproduite si parfaitementencore, qu’il commença à douter ; enfin, à une troisièmeépreuve, il secoua la tête en disant : – C’est l’écho !et ayant posé son cor à terre, il se déshabilla et se jeta dans lefleuve.

Walter, c’était ainsi que se nommait le jeunenageur, était fils d’un comte palatin ; il avait dix-huit ansà peine, et c’était déjà non seulement le plus beau, mais encore leplus brave et le plus adroit des jeunes seigneurs qui, de Mayence àNimègue, habitaient les bords du Rhin.

Aussi, à la vue de ce bel enfant, dont elleavait commencé par se moquer, en lui renvoyant le son de son cor,et qui venait pour ainsi dire se livrer à elle, la fée Loreéprouva-t-elle tout à coup un sentiment que depuis longtemps ellecroyait mort dans son cœur ; mais, s’abusant elle-même, elleattribua son trouble à la pitié. La fée Lore se trompait :c’était de l’amour.

De son côté, le jeune homme l’avait aperçueassise sur son rocher, et s’était mis à nager vers elle ; lafée Lore le voyait s’approcher avec joie, et elle se mit à chantercette vieille ballade que tout autour d’elle avait oublié, exceptéelle ; et à cette voix, Walter redoubla d’efforts pour aborderau pied du rocher. Mais tout à coup la fée songea qu’entre le beaunageur et elle était l’abîme où tant de malheureux s’étaientengloutis ; aussitôt, elle interrompit son chant et disparut,si bien que tout rentra dans le silence et dans l’obscurité.

Alors Walter vit qu’il avait été le jouetd’une illusion, et comme il se sentait entraîné malgré lui, il sesouvint du gouffre ; heureusement il était temps encore, et lejeune homme, grâce à sa vigueur et à son adresse, parvint àregagner le rivage ; à peine y était-il qu’il vit venir sonvieil écuyer Blum. Blum avait entendu le triple appel du cor, etétait accouru.

Walter et le vieil écuyer rejoignirent bientôtleur suite ; puis, tous les chasseurs ensemble reprirent lechemin du château. Chacun revenait en parlant joyeusement desexploits de la journée ; Walter, seul, marchait pensif et latête inclinée sur sa poitrine ; il pensait à cette apparitiongracieuse qui n’avait duré qu’un instant, mais qui lui avait laisséune impression si profonde.

Et le lendemain et les jours suivants, lespêcheurs eurent beau regarder sur le Lei, ils ne virent point lafée. En échange, à partir de ce moment, tout ce qu’entreprenaitWalter lui réussissait ; on eût dit qu’un génie veillait prèsde lui, qui lui aplanissait toutes les difficultés.

En effet, le ciel était-il couvert de nuages,et la plus affreuse tempête menaçait-elle, il suffisait que Waltersortît pour que le ciel s’éclairât à l’instant même. Parlait-ondans les environs d’un cheval fougueux, Walter, selon seshabitudes, se le faisait amener, et à peine était-il en selle quele cheval devenait doux comme un mouton. Était-il altéré, unesource fraîche et limpide s’offrait à sa vue ; était-il las,un lit de fleurs…

De sorte que sur les bords du Rhin on neparlait plus que de son adresse et de son bonheur ; sa flècheatteignait le but partout où elle était lancée, que ce fût l’aigleplanant au plus haut des airs ou le daim fuyant au plus épais de laforêt : ses faucons étaient les plus audacieux, ses chiens lesplus fidèles.

Or, un jour que sa meute poursuivait unchevreuil, et que, pour la suivre dans les chemins escarpés où elles’était engagée, il avait quitté son cheval, le jeune chasseurs’égara, et quoiqu’il se trouvât dans une partie de la contrée quilui fût bien connue, il ne put retrouver son chemin ; car illui semblait que, par une magie dont il ne pouvait se rendrecompte, les objets avaient changé de forme.

Mais comme poussé par une puissance invisible,Walter avançait toujours. Bientôt, les sons d’une harpe parvinrentjusqu’à lui, et pensant qu’il devait être dans le voisinage dequelque château, il marcha vers l’endroit d’où lui semblait venirle son. Mais le son reculait à mesure qu’il avançait, demeuranttoujours assez près pour qu’il ne cessât point de l’entendre, troploin pour qu’il vît l’instrument que le rendait.

Il marcha ainsi depuis l’heure où l’ombreétait descendue jusqu’à l’heure de minuit. À minuit, il se trouvapresque au sommet d’une haute montagne qui dominait le Rhin, àdroite et à gauche le fleuve fuyait dans la vallée, comme un largeruban argenté. Walter gravit un dernier mamelon, et sur la pointela plus élevée du rocher, il vit une femme assise.

Cette femme tenait à la main la harpe dont lessons l’avaient guidé ; une douce lumière, pareille à celle del’aube, l’enveloppait comme si elle n’eût pu respirer que dans uneatmosphère différente de la nôtre, et elle souriait avec un simerveilleux sourire que ce sourire renfermait depuis le premieraveu de l’amour jusqu’aux dernières promesses de la volupté.

Walter reconnut à l’instant même l’êtremystérieux qu’il avait déjà entrevu pendant la nuit où il sebaignait dans le Rhin ; son premier mouvement fut d’aller àlui, mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’arrêta ensongeant à tout ce qu’on lui avait raconté de la Lore-Lei ;puis, comme c’était un cœur religieux, il fit dévotement le signede la croix, à l’instant même la lumière s’éteignit, et celle quila répandait jeta un cri et disparut comme une ombre.

Mais, disparue aux yeux de Walter, elle futdepuis ce moment présente à son esprit : sans cesse ilentendait retentir à ses oreilles la musique mélodieuse qui l’avaitguidé jusqu’au haut du rocher, et à peine fermait-il les yeux qu’ilrevoyait resplendissante de sa lumière étrange cette belle fée quil’avait accueilli avec un si gracieux sourire.

Et Walter tomba dans une profonde mélancoliecar, en face de cette image sans cesse présente à sa pensée, aucunefemme ne lui paraissait belle ; et comme il sentaitinstinctivement qu’il aspirait à quelque chose qui n’était point dela terre, chaque fois qu’on lui demandait la cause de la tristesse,il secouait la tête, soupirait, et montrait du doigt le ciel.

Enfin, un jour, le père de Walter lui annonçaqu’il eut à se préparer à partir pour Worms, où l’empereurMaximilien tenait sa cour : il était question de faire laguerre au roi de France, et l’empereur appelait à son aide ses plusbraves chevaliers. Les yeux de Walter brillèrent un instant de joieà l’idée de la gloire qu’il pouvait acquérir en cette guerre, et ilrépondit à son père qu’il était prêt à partir.

Cependant, dès le lendemain, il retomba danssa mélancolie habituelle. Sans cesse il semblait écouter des bruitsque nul n’entendait, sans cesse ses yeux semblaient suivre uneimage qui échappait à tous les yeux, et le vieil écuyer, voyantcette préoccupation éternelle, pressait tant qu’il pouvait lespréparatifs du départ, espérant tout d’un changement de lieux.

Mais, la veille de ce jour tant attendu par lepauvre Blum, Walter le fit appeler. L’écuyer se hâta de se rendreaux ordres de son jeune maître, et le trouva plus sombre et plusaccablé que jamais ; cependant, il tendit comme d’habitude lamain au vieil écuyer, lui dit qu’avant de quitter la contrée ilavait résolu de faire une dernière pêche sur le Rhin, et luidemanda s’il voulait l’accompagner.

Blum, qui avait bien souvent partagé ceplaisir avec son jeune maître, ne vit dans cette demande rien quede très simple ; il ordonna de porter les filets dans labarque, et Walter ordonna que la barque les attendît en face dupetit village d’Urbar[18].

C’était par une de ces belles soirées deprintemps où toute la nature, se réveillant de son sommeil, estharmonieuse comme si chaque chose de la création, de cette voix queDieu a donnée aux éléments comme aux hommes, chantait son hymne auSeigneur : le vent avait des mélodies étranges ; le soirdes parfums inconnus ; le fleuve réfléchissait le ciel commeun miroir, et les étoiles filantes, traversant l’azur, semblaient,au milieu du calme universel, pleuvoir silencieusement sur laterre.

Le vieux Blum jeta les filets ; maisWalter, au lieu de s’occuper de la pêche, regardait le ciel, desorte que la barque en dérive suivait le courant de l’eau. Tout àcoup une mélodie bien connue parvint jusqu’aux oreilles du jeunecomte ; il baissa les yeux, et, de sa place accoutumée, ilvit, sa harpe à la main, la fée Lore assise sur son rocher.

C’était la troisième fois qu’elle luiapparaissait ainsi, et cette fois, comme il l’était venu chercher,il ne songea point à s’éloigner d’elle ; mais au contraire, ilprit les avirons et se mit à ramer de son côté. À ce mouvementinattendu et qui dérangeait ses filets, Blum leva les yeux et vitque la barque se dirigeait droit vers le gouffre.

Alors il voulut arracher les rames des mainsde Walter ; mais il était trop tard, et quoiqu’il les lui eûtcédées sans résistance, le courant était si rapide, que, malgrétous les efforts du vieil écuyer, il emportait la barque versl’abîme. Déjà on entendait les mugissements du gouffre qui appelaitsa proie, Blum lâcha les avirons et se tourna vers Walter, espérantqu’en se jetant à l’eau avec lui ils pourraient encore tous deuxgagner le rivage ; mais Walter avait les bras tendus versl’apparition magique qui, de son côté, semblait glisser aux flancsde la montagne et se rapprocher de lui. Blum le conjura de ne pointse jeter ainsi au-devant de sa perte ; mais Walter était sourdet immobile. Le vieil écuyer voulut le prendre à bras-le-corps etse précipiter avec lui dans le fleuve, mais Walter le repoussa.Alors, le fidèle serviteur, voyant qu’il ne pouvait le sauver,résolut de mourir avec lui, et comme Walter ne songeait point àprier, il se mit à genoux au fond de la barque, et pria pour euxdeux.

Et la barque s’avançait toujours vers legouffre, et les mugissements de l’abîme devenaient de plus en plusforts ; on voyait dans la nuit sortir du fleuve la tête noiredes rochers, contre lesquels se brisait l’écume, et chacun d’euxsemblait au pauvre Blum un monstre informe monté à la surface del’eau pour le dévorer.

De son côté, la fée Lore, enveloppée de cettedouce lumière qu’elle semblait répandre, comme une statue d’albâtreau milieu de laquelle brûlerait une flamme, s’approchait avec sondoux sourire, et tendant les bras vers le jeune homme, comme lejeune homme les tendait vers elle : déjà elle était descenduedu rocher, et légère comme une vapeur, semblait glisser surl’eau ; enfin Blum sentit la barque trembler et frémir, commeun être animé qui s’approche de sa destruction. Il leva les yeux,il vit qu’ils étaient au milieu des rochers, à quelques pas dugouffre. Walter et la fée Lore allaient se rejoindre ; tout àcoup il sentit que la barque, attirée comme par la main d’un géant,s’abîmait dans les profondeurs du fleuve ; il n’eut que letemps de faire le signe de la croix et de recommander son âme àDieu ; car sa tête ayant porté contre un rocher, il sentitqu’il s’évanouissait, et crut qu’il allait mourir. Lorsqu’il revintà lui, il faisait grand jour, et il était couché sur le sable aupied du rocher.

Le pauvre écuyer chercha et appelaWalter ; l’écho moqueur du Lei lui répondit seul ; alorsil résolut de reprendre la route du château ; mais aux troisquarts du chemin, il rencontra le comte lui-même qui, inquiet del’absence de son fils, s’était mis à sa recherche. Blum se jeta àses pieds et se voila la tête avec son manteau en signe dedeuil.

Enfin, il lui fallut s’expliquer, et ilraconta tout au comte, comment deux fois son jeune maître avaitéchappé à la fée Lore ; mais comment, à la troisième fois, ill’était venu chercher lui-même. Le comte resta un instant immobileet comme écrasé par la douleur ; mais pas une larme ne tombade ses yeux, pas un soupir ne sortit de sa bouche. Enfin, après uninstant de silence :

– Celui, s’écria-t-il, qui me livreracette infernale fée, recevra une récompense royale.

– Oh ! s’il en est ainsi,monseigneur, s’écria Blum, permettez que ce soit moi qui tentel’entreprise ; car, par l’âme de mon jeune maître ! j’yréussirai ou j’y perdrai la vie.

Le comte fit signe de la tête qu’ilaccueillait la demande du vieil écuyer, et reprit le chemin duchâteau, où il s’enferma en rentrant ; et personne ne le vitplus de la journée, aucun serviteur ne fut appelé auprès delui ; seulement, à travers la porte de l’oratoire, onl’entendait pleurer à sanglots.

Le soir venu, Blum choisit parmi les hommesd’armes du comte ceux sur lesquels il croyait pouvoir compter pourmonter avec lui sur le rocher, tandis qu’il ferait envelopper sabase par les moins braves, afin que si la fée Lore cherchait às’échapper, elle fût prise entre eux et le fleuve. Puis, cesdispositions arrêtées, il monta hardiment au sommet.

La nuit était sombre et pareille à cette autrenuit où Walter avait fait la même ascension : Blum arriva à cepremier sommet où s’était arrêté le jeune comte ; puis, ayantde nouveau encouragé les soldats, il gravit la dernière cime.Arrivé au sommet de celle-ci, il aperçut la fée Lore, assise surson rocher et les yeux tendrement fixés sur le fleuve.

À cette vue, si peu faite qu’elle fût poureffrayer, les hommes d’armes, saisis de terreur, refusèrent d’allerplus loin ; mais le vieil écuyer, au lieu de partager leurépouvante, sentit redoubler sa colère contre l’enchanteresse quilui avait enlevé son jeune maître ; et voyant que quelqueinstance qu’il fît aux soldats pour l’aider à prendre la fée, ilsn’osaient faire un pas de plus, il s’avança seul vers elle encriant :

– Ô magicienne maudite ! tu vasenfin payer tout le mal que tu as fait.

À cette voix et à cette menace, la fée levadoucement la tête, et le regardant avec son doux sourire :

– Que veux-tu, vieillard, lui dit-elle,et qu’espères-tu me faire, à moi qui ne suis qu’uneombre ?

– Ce que je veux, répondit Blum, je veuxque tu me rendes le cadavre de mon jeune maître que tu as précipitéau fond du Rhin. Ce que j’espère, j’espère venger sur toi sa mortet celle de tant d’autres qui ont péri avant lui dans le gouffre oùil a disparu.

– Le jeune comte n’appartient plus à laterre, murmura la fée de sa voix mélodieuse ; le jeune comteest mon époux. Il est le roi du fleuve comme j’en suis lareine ; il a une couronne de corail ; il a un lit desable mêlé de perles ; il a un beau palais d’azur avec despiliers de cristal ; il est plus heureux qu’il n’aurait jamaisété sur la terre ; il est plus riche que s’il eût hérité del’héritage paternel, car il a toutes les richesses que le Rhin aenglouties depuis le jour de la création jusqu’à ce jour. Retournedonc vers son père, et dis-lui de ne pas pleurer !

– Tu mens, méchante fée, répondit Blum,et tu voudrais échapper à ma vengeance ; mais tu ne metromperas pas ainsi ; tu es en mon pouvoir, et ton heure estarrivée, à moins que je ne voie mon jeune maître lui-même, et quelui-même ne me confirme, soit de la voix, soit du geste, ce que tum’as dit. Ainsi donc, apprête-toi à me suivre.

Et il tira son épée et fit un pas pours’approcher de la fée ; mais d’une voix puissante, et enétendant le bras vers lui :

– Attends ! dit l’enchanteresse.

Et elle détacha son collier de son cou, et enprit deux perles qu’elle jeta dans le fleuve. Au même instant lefleuve bouillonna, et deux vagues énormes, ayant cette formeindécise et fantastique que l’on prête aux chevaux marins,montèrent le long des rochers jusqu’au sommet de la montagne, etsur l’une de ces deux vagues était un bel adolescent au visage pâleet aux longs cheveux pendants que le vieux Blum crut reconnaîtrepour le jeune comte, si bien qu’il resta immobile de stupeur.

Pendant ce temps, les deux vagues montaienttoujours jusqu’à ce qu’elles vinssent mouiller les pieds nus de lafée ; alors la belle Lore s’assit sur celle qui était vide,et, enlaçant ses bras à ceux du jeune homme, elle lui donna unbaiser. Puis les vagues commencèrent à redescendre, et, voyant quela fée lui échappait, Blum voulut la poursuivre. Alors le jeunehomme le regarda en souriant.

– Blum, lui dit-il, va dire à mon pèrequ’il ne pleure pas, et que je suis heureux.

À ces mots, il rendit à son épouse le baiserqu’elle lui avait donné, et tous les deux disparurent dans lefleuve.

Depuis ce jour, nul ne revit la Lore-Lei, etles bateliers n’eurent plus à craindre son chant de sirène. Tout cequi reste d’elle est un écho moqueur qui répète quatre ou cinq foisle son du cor, ou la Tyrolienne nationale que le pilote ne manquepas de chanter en passant devant le rocher de la Lore-Lei.

Les extrêmes se touchent. Après la pauvreLore-Lei victime de son amour, viennent les sept vierges victimesde leurs rigueurs, ces sept vierges sont autant de sœurs quis’amusaient à faire mourir les beaux jeunes gens d’amour. SaintNicolas, sans doute l’antique protecteur des garçons, les changeaen autant de roches qui sortent de l’eau, et qu’on ne manque pas demontrer en passant aux jeunes filles, pour les guérir de la mêmemaladie, si par hasard elles en étaient atteintes.

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