Chapitre 10COUPS D’ÉPINGLE ET COUPS DE GRIFFES
MathéusOrlscopp, pendant ce temps, poursuivait sa route ; il n’étaitpas mieux monté que Magnus et Carquefou, mais l’or ne lui manquaitpas pour troquer les chevaux fourbus contre des chevaux frais. Onne s’arrêtait que pour manger à la hâte quelques morceaux, puis labande repartait. Deux ou trois fois elle changea de route et devêtements pour égarer ceux qui auraient eu quelque velléité de selancer sur ses traces. Armand-Louis et Renaud voyageaientordinairement à cheval ; on les donnait pour des criminelsd’État que le comte de Tilly envoyait à Munich. Quelquefois aussiMathéus les faisait asseoir dans des carrosses dont les rideauxétaient hermétiquement fermés. C’étaient alors de grands seigneursmalades que le grand air incommodait. Mathéus ne perdait jamais devue Armand-Louis et Renaud, mais c’était à Renaud qu’il adressaitle plus volontiers la parole.
– Tout n’est qu’heur et malheur dans lavie, lui disait-il. Le Brandebourg et la Saxe ne ressemblent pointaux Pays-Bas. Là c’est Malines, ici c’est Magdebourg : un jouron jette par terre Mathéus Orlscopp, vilaine façon de reconnaîtrele bon souper qu’il vous a fait servir ; un autre jour, c’estMathéus Orlscopp qui se trouve le plus fort. Mais, voyez si je suismeilleur que vous : au lieu de vous faire avaler ce poignard,je vous fournis le cheval, la nourriture et l’escorte. Plus tard,le gîte auquel vous avez droit, c’est encore moi qui vousl’offrirai.
Quand on fut à quelques douzaines de milles del’hôtellerie de maître Innocent, et dans un pays où ne semontraient que des bandes détachées de l’armée impériale, Mathéus,pleinement rassuré, fit enlever les poires d’angoisse quibâillonnaient ses prisonniers.
– À présent causons, dit-il à Renaud.
Renaud, qui avait eu le temps de mâcher sacolère et qui ne se sentait pas en humeur de discuter avec cecoquin, le toisa insolemment de la tête aux pieds, et faisant lamoue :
– Mon bon, lui dit-il, vous êtes fortlaid. Faites-vous raboter le visage pour commencer, nous verronsaprès.
Quelques hommes de l’escorte partirent d’unéclat de rire. Mathéus Orlscopp devint pourpre.
– Ah ! vous raillez !s’écria-t-il. Nous verrons bien quelle figure vous ferez dansl’endroit où je vous mène !
– À Dieu ne plaise que j’en fasse une quiressemble à la vôtre ! répondit froidement Renaud.
Dès ce moment ce fut un parti pris. La laideurde Mathéus devint le thème sur lequel M. de Chaufontaineexécutait des variations à l’infini. Il ne savait pas si MathéusOrlscopp était plus laid le soir que le matin, à pied ou à cheval,à jeun ou après souper, à la clarté d’une chandelle ou à la lumièredu soleil ; il pouvait se faire cependant qu’il fût plus malbâti encore qu’il n’était laid. C’était un problème que Renaudn’avait pas encore résolu, et sur les incertitudes duquel sa vervene tarissait pas.
– Votre Seigneurie, lui disait-il, acertainement le nez d’une belette, les yeux d’un hibou et le museaud’un bouc ; mais, en revanche, elle possède le corps d’unsinge, les jambes d’un héron et les pieds d’un crapaud. On ne saitpas où se niche le plus vilain.
Mathéus avait la maladresse de laisser voirque ces plaisanteries le déchiraient, etM. de Chaufontaine, qui s’en apercevait, ne les luiépargnait pas. Quelquefois même il interpellait M. de laGuerche et lui soumettait la question.
– Cela ne te surprend-il pas, lui dit-ilun matin, qu’un homme ayant le nez si long ait encore la bouche silarge ? Il aurait dû choisir. Des yeux si petits et desoreilles si grandes, c’est trop pour un seul visage. Dis-moi tonsentiment là-dessus, le magnifique seigneur qui nous accompagnedésire le connaître.
– Et quel visage veux-tu que possède unhomme qui a l’âme plus rampante qu’un vermisseau, plus plate qu’unefeuille, plus noire que le charbon ? Ce n’est pas un visage,c’est une enseigne !
– Allons, répliqua Renaud, nousaccrocherons cette enseigne à la branche d’un chêne.
Les railleries de l’un, l’arrogance del’autre, avaient fini par faire une impression singulière surl’esprit des coquins qui marchaient à la suite de Mathéus. Ellesles réjouissaient par ce caractère d’audace et de bonne humeur quiplaît même aux natures les plus perverties. Une sorte de sympathieamollissait ces cœurs plus durs que la pierre ; déjà elle sefaisait jour en mainte occasion. Un robuste lansquenet, qui avaitpassé sa vie dans les guerres et dormi sur tous les grands chemins,ne se gênait même plus pour manifester son sentiment intime. Lemoment vint où Mathéus comprit que si une tentative était faitepour délivrer ses captifs, il ne devait plus compter sur leconcours de ses compagnons.
Son parti fut pris sur-le-champ, et un matinil appela le lansquenet.
– Ami Rudiger, lui dit-il, voilà trenterixthalers que je vous donne : c’est le salaire que je m’étaisengagé à vous payer. Comptez-les et allez au diable !
– Ah ! c’est un congé ?
– Et j’imagine que nous n’aurons plusrien à démêler ensemble.
– Vous m’avez promis une gratification,ce me semble.
– Prends garde que je ne la solde sur tondos à coups de corde, et remercie-moi. Tu as le cœur beaucoup troptendre pour n’avoir pas la peau fragile. Cela dit, file au plusvite… D’ailleurs, console-toi, tu n’es pas le seul que j’aie priébrusquement de me fausser compagnie… mon escorte fait peauneuve.
Rudiger regarda par la fenêtre et aperçut,rangés devant la porte, au milieu des hommes qui achevaient leurspréparatifs de départ, vingt nouveaux cavaliers qui faisaientpartie d’une troupe débandée à la suite d’une rencontre malheureuseavec les Suédois.
– Je les ai enrôlés cette nuit, ditMathéus ; il y a parmi eux des Croates et des Bulgares quipendraient un homme aussi aisément qu’ils videraient un verre devin.
La partie n’était pas égale.
Rudiger prit les rixthalers, et mordant seslèvres :
– Au revoir, seigneur Mathéus,dit-il.
Après le départ de Rudiger et des hommes qu’ilavait congédiés, Mathéus changea de route subitement, expédia unmessager avec ordre de ne s’arrêter ni nuit ni jour, fit fairedouble étape à ses cavaliers et arriva au bout de la semaine devantun château dont toutes les portes s’ouvrirent aussitôt qu’il eutmurmuré quelques paroles à l’oreille du gouverneur. Il y entra avectous ses hommes, en visita tous les coins et déclara que l’endroitlui paraissait bon pour un campement.
Le château de Rabennest était situé sur leflanc d’une montagne escarpée, et commandait une gorge au fond delaquelle courait un torrent. De grands bois de sapins l’entouraientà perte de vue ; il avait de solides murailles, quatre tours,des fossés, un pont-levis : c’était un repaire dont lagarnison ne pouvait pas être expulsée commodément.
Renaud fut placé dans la tour du Corbeau,Armand-Louis dans la tour du Serpent ; on ne distinguait lesdeux tours que par leur forme : l’une était ronde, l’autrecarrée.
Elles avaient d’ailleurs la même solidité et,avec les mêmes murailles, le même ameublement, c’est-à-dire unméchant grabat, deux escabeaux, un chandelier de fer, une table debois vermoulue ; deux lucarnes garnies de gros barreaux yversaient le jour ; la pluie et la bise y entraientégalement.
– Voilà l’appartement, dit Mathéus ;il est meublé.
– C’est presque aussi joli que vous,répondit Renaud.
– Comptez sur moi pour que la nourriturene laisse rien à désirer non plus, ajouta Mathéus.
– Elle ne sera donc point faite à votreimage, aimable seigneur ?
Mathéus essaya de sourire, lança à Renaud unregard sinistre, et repoussa la porte violemment.
Rien ne troubla le silence du château pendantla nuit ; le vent soufflait entre les barreaux de fer ;on entendait sur le chemin de ronde tracé au pied des deux tours lepas monotone des sentinelles. Renaud chanta, pour faire connaître àson ami la place qu’il occupait dans le château ; Armand-Louisfit un bond de panthère, et se suspendit par les mains aux barreauxd’une lucarne. En face de lui, mais séparée de la sienne par unecourtine, était la tour d’où partait la voix ; au loin, unocéan de sombre verdure s’étendait jusqu’à l’horizon.
Un profond soupir s’échappa de la poitrine deM. de la Guerche, et il se laissa retomber sur le carreaude sa chambre.
– Seigneur ! dit-il, les mainslevées vers le ciel, mon âme et mon corps sont à vous !
Le lendemain la porte s’ouvrit, et il vitentrer Jean de Werth.
– Je m’en doutais !… ditArmand-Louis. Vous faites un peu tous les métiers, à ce que jevois ?
– Monsieur le comte, répondit froidementle Bavarois, on n’a pas toujours le roi Gustave-Adolphe sous samain ; nous ne sommes pas ici à Carlscrona.
– Je m’en aperçois aux visages que jerencontre… Mais finissons ; que voulez-vous ?
– C’est fort simple : vous êtes monprisonnier, les lois de la guerre me donnent le droit d’exiger unerançon… Donnez-moi votre poids en monnaie d’or, et vous êteslibre.
– Mon poids !… mais où pensez-vousque je puisse trouver une telle somme ?
– Si je le savais, j’irais certainementla chercher le premier ! Maintenant, il est un autre moyen denous entendre, un moyen plus facile.
– Ah !
– Renoncez, par une déclaration signée, àla main de Mlle de Souvigny, rendez-lui saparole, et à l’instant les portes de ce château s’ouvrent devantvous.
– Voilà ce que vous osez appeler un moyenplus facile ? Mais, cette main sera glacée par la mort avantde signer une pareille déclaration !
– Réfléchissez cependant : le roiGustave-Adolphe ne sait pas où vous êtes, ses armées sont loind’ici, personne ne viendra vous secourir.
– Si c’est là tout ce que vous avez à medire, pourquoi cette visite ? Vous auriez pu vous en épargnerla fatigue, et m’en éviter, à moi, le dégoût !
Jean de Werth se leva et appela ; sonvisage n’avait rien perdu de son impassibilité. Quand un valet eutposé sur la table les objets qu’il avait demandés :
– Voici, reprit-il, une plume, de l’encreet du papier ; quelques mots écrits là vous rendentlibre ; peut-être ne serez-vous pas toujours aussi obstiné quevous l’êtes à présent… Les murailles de ce château sont en bonnespierres et dureront plus que vous… Adieu, monsieur lecomte !
Armand-Louis ne remua pas, et bientôt les pasde Jean de Werth se perdirent dans l’escalier de la tour.
De la tour du Serpent, le Bavarois passa danscelle du Corbeau ; il y trouva M. de Chaufontainequi égratignait le mur avec les dents d’une fourchette de fer, et ydessinait le profil de Mathéus.
– Monsieur le marquis, je suis fâché devous déranger, dit Jean de Werth en entrant ; mais, continuez,si cela vous amuse.
Renaud tourna la tête à demi, et sans paraîtrele moindrement surpris :
– Oh ! rien ne presse, j’ai toujoursmon modèle devant les yeux ; vous comprenez ? un visagesi remarquablement laid, et tel que Votre Seigneurie seule pouvaitle choisir.
– Le seigneur Mathéus Orlscopp a toute maconfiance.
– Il la mérite.
– Les fortunes de la guerre vous ont misentre ses mains.
– Entre ses griffes, monsieur lebaron.
– Il a le droit de disposer de vous.
– Mais, il me semble que Sa Seigneurieuse de ce droit !
– Cependant, si vous renonciez à la mainde Mlle de Pardaillan, je pourrais, à montour, employer mes bons offices pour vous tirer d’ici.
Renaud fit un bond.
– Mais, jour de Dieu ! je croyaisque vous pensiez à Mlle de Souvigny !s’écria-t-il.
– Oh ! j’y pense toujours ;mais, si je vous demande cette déclaration écrite et signée devotre main, c’est en vue d’un projet qui doit assurer le bonheur deMlle de Pardaillan.
– Monsieur le baron, vous êtes tropbon ; j’ai le malheur d’avoir une disposition nerveuse sisingulière, qu’elle me pousse à casser quelque chose, une table, unescabeau ou tout autre objet qui se présente à portée de ma mainsur le dos de quiconque me parle deMlle de Pardaillan ; cela pourrait nuireau riche mobilier que vous voyez. Permettez-moi donc d’espérer quel’entretien est fini.
Jean de Werth se leva, et montrant l’encre, laplume et le papier qu’un laquais venait de poser sur latable :
– Tout est là…, dit-il ; deux lignessur ce papier, et, en considération de l’amitié que je lui porte,le seigneur Mathéus voudra bien vous fournir un cheval pour quitterce château.
Jean de Werth descendit l’escalier, et bientôtaprès on entendit glisser dans leurs anneaux les chaînes dupont-levis qui s’abaissait : Jean de Werth s’éloignait.
La nuit vint de nouveau, silencieuse et noirecomme celle qui l’avait précédée. Armand-Louis se suspendit auxgrilles de son cachot et vit une lumière qui brillait dans la touroccupée par Renaud. La lumière allait et venait : c’était soncompagnon d’infortune qui, avec la fumée de la chandelle, traçaitsur le plafond de sa cellule l’image grotesque de Mathéus.
La chose finie, Renaud se mit à chanter ;il ne lui semblait pas qu’il eût perdu sa journée.
M. de la Guerche ne trouvait pasdans son caractère les mêmes sujets de distraction ; sa penséen’avait qu’un objet : Mlle de Souvigny,toujours Mlle de Souvigny. Où était-elle en cemoment ? M. de Pappenheim n’oubliait-il pas lapromesse faite au milieu des massacres et de l’incendie deMagdebourg ? Reverrait-il Adrienne un jour, et surtout laretrouverait-il aimante et fidèle ? Et le brave Magnus,qu’était-il devenu ? Ne l’avait-on pas tué ? Vivant,s’acharnerait-il à sauver son maître, ainsi qu’il l’avait fait unepremière fois ?
– Ah ! quand de tels cœurs vousappartiennent, l’espoir est toujours permis ! dit-il.
Cependant les jours succédaient auxjours ; toujours le même silence, interrompu par les rafalesdu vent dans les sapins, et les chansons de Renaud ; quandM. de la Guerche se suspendait aux barreaux des lucarnes,aucun cavalier ne se montrait sous l’ombre noire des forêts. Lesheures se faisaient longues et pesantes ; chaque jour, à midiprécis, Mathéus Orlscopp entrait dans son cachot, regardait sur latable, et, ne voyant rien, se retirait sans parler.
Armand-Louis remarqua bientôt que la maigrepitance qu’on lui servait à heures fixes pour son déjeuner et sondîner diminuait insensiblement ; la croûte de pain se faisaitplus petite, le plat contenait moins de viande. Ce fut le régimed’un convalescent appliqué à un homme valide, la nourriture d’unenfant servie à un soldat.
Il en fit l’observation, Mathéus sourit.
– Il y a eu des cas de fièvre causés dansla garnison par la trop grande chère, dit-il.
Armand-Louis dédaigna de se plaindredésormais.
Le lendemain, il fit le dîner d’unanachorète.
Au point du jour, quand il ouvrait les yeux,il avait maintes fois observé des oiseaux qui venaient par les deuxlucarnes jusque dans sa chambre pour ramasser les miettes de painéparses sur le carreau. Une idée lui traversa l’esprit au moment oùla faim commençait à se glisser dans ses entrailles. À l’aide d’unecouverture qu’il jeta adroitement sur les petits voleurs, ilréussit à s’emparer chaque matin de deux ou trois d’entre eux.Alors il suspendait à leur cou ou à leurs ailes, avec des bouts defil, des morceaux de papier sur lesquels il avait écrit cesmots : Château de Rabennest ; et plusbas : Armand-Louis de la Guerche. Cela fait, ilrendait la liberté à ses petits prisonniers, qui s’envolaient enpoussant mille cris.
« Qui sait ! pensait Armand-Louis,peut-être un de ces papiers tombera-t-il aux mains d’unami ! »
Et chaque jour des oiseaux portaient cesmessages incertains aux quatre pans de l’horizon.
Cette observation que M. de laGuerche avait faite sur le menu qu’on lui servait, Renaud l’avaitfaite aussi. C’était l’apparence d’un déjeuner, suivie de l’ombrelégère d’un dîner. Un matin, Renaud, qui avait grand appétit,faillit rompre les os au valet qui posait la pitance ironique surun coin de la table. Le jour suivant, on introduisit le plat par unjudas ; le menu avait subi une nouvelle diminution.
– C’était bien difficile cependant,murmura Renaud.
Il s’en vengea en dessinant Mathéus sous laforme d’un squelette.
Quelque temps il résista à cette torturelente, infligée avec la patience d’un chat qui tourmente unesouris ; puis il sentit ses forces s’affaiblir. De sourdesdouleurs lui traversaient les entrailles ; il avait comme desbourdonnements dans les oreilles. Il attendait l’heure de ses repasavec une farouche impatience, et se jetait sur les misérablesaliments qu’on lui servait comme un animal carnassier sur la proieimmonde qu’il découvre dans un carrefour. Cela l’indignait, mais ilcédait aux appels de la faim. Il ne retrouvait un peu de bonnehumeur que lorsqu’il apercevait Mathéus ; un flot de sarcasmespartait alors de ses lèvres pâlies par la souffrance.
Par un raffinement de cruauté, Mathéus, quijusqu’alors avait laissé Renaud dans sa tour, le fit transporterdans une pièce du bâtiment central d’où il pouvait assister auxrepas de la garnison. Le cliquetis de la vaisselle, le choc desverres, arrivaient aux oreilles du prisonnier comme le joyeuxrefrain d’une chanson ; le fumet des mets qu’on servait enabondance montait à ses narines et redoublait les angoisses de sonestomac.
– Voyons, disait alors Mathéus, uneprière, monsieur le marquis, et je vous jette un os.
Renaud se redressait.
– C’est prodigieux comme la gourmandisevous va mal, gracieux seigneur…, disait-il ; toujours pluslaid… même en mangeant !
Dans cette lutte terrible, l’avantage n’étaitpas toujours pour Mathéus ; on riait autour de lui ; plusd’un soldat le regardait du coin de l’œil, et ce phénomène quis’était produit une fois déjà sur la route de Rabennest sereproduisait de nouveau. Quelques-uns des gardiens moins endurcisfaisaient secrètement des vœux pour la délivrance d’un prisonnierqui supportait si gaillardement la mauvaise fortune.
Mathéus s’en apercevait, et sa fureur en étaitaugmentée.
Chaque soir un médecin entrait dans la chambrede Renaud, lui tâtait le pouls et hochait la tête.
– Hum ! disait-il, le pouls estviolent, dur, impétueux… Le régime est trop succulent… Un peu dediète vous ferait grand bien.
Renaud avait des envies folles de mordre cedocteur infernal ; il se contentait de lui demandersérieusement s’il était le fils de Mathéus ou son père, sonpetit-neveu ou son aïeul. Il prétendait que leurs nez étaientcousins germains.
Un matin Mathéus parut dans la chambre deRenaud. Le carreau était couvert de morceaux de papier de toutesgrandeurs sur lesquels on voyait le portrait hideux du maître deRabennest.
– Soyez prudent, mon doux seigneur,s’écria Renaud ; si vous marchiez sur ces chères images, ceserait mettre le pied d’un bouc sur le museau d’un loup… Quel deuilpour votre âme !
Mathéus s’inclina.
– Monsieur le marquis, dit-il, leseigneur Jean de Werth se lasse de vous héberger avec cettesomptuosité… un palais et un régal de prince… c’est trop… S’il nevous plaît pas de signer cette renonciation de bonne grâce, il vase voir contraint d’employer contre vous des moyens qui répugnent àma douceur.
– Prenez garde ! sil’attendrissement vous gagne, vous allez grimacer encore plus quede coutume… et ce sera épouvantable !
Mathéus fit un signe, deux valets saisirentRenaud par les bras, l’assirent sur un escabeau et passèrent unecorde autour de ses poignets. La corde était assujettie par unbâton.
– Voulez-vous signer ? demandaMathéus.
– Eh ! eh ! dit Renaud, jecrois, Dieu me pardonne, que le côté gauche de votre joli visageest encore plus contrefait que le droit ! c’est unegageure.
– Tournez ! cria Mathéus.
Les deux valets firent tourner le bâton autourduquel la corde était nouée. Renaud pâlit. La corde, serrée autourde ses poignets, venait de se tendre.
– Signerez-vous ? repritMathéus.
– Eh bien, je crois que la face l’emporteen laideur sur les deux côtés ! Regardez, vous autres, ajoutaRenaud.
Un sourire passa sur les lèvres desvalets.
– Tournez encore ! cria Mathéusblême de rage.
La corde fit un tour et entra dans les chairsde Renaud.
Il poussa un cri et ferma les yeux. Il avaitle visage d’un mort. Le médecin, qui venait de se glisser dans lachambre, épongea le front du patient baigné de sueur avec un lingeimbibé de vinaigre.
Renaud souleva les paupières.
– Ciel ! dit-il, deuxmasques !
– Tournez toujours ! hurlaMathéus.
Le bâton, saisi par les valets, traça undemi-cercle. Les os craquèrent. La tête de Renaud tomba sur sapoitrine. Le médecin posa les doigts sur une artère.
– Encore un tour, dit-il, et notreprisonnier ne souffrira plus ; ce n’est pas, je crois, ce quevous désirez.
– Non, certes, répondit Mathéus.
Avant même qu’il leur eût fait un signe, lesvalets desserrèrent les nœuds de la corde maculée de sang.
Renaud respira faiblement. Le médecin luiappliqua sur les tempes et sur le nez le linge inondé de vinaigre.Renaud rouvrit les yeux.
– Eh bien ! qu’en dites-vous ?dit Mathéus.
– De plus en plus laid ! toujoursplus laid ! murmura Renaud.
Et il s’évanouit.
Mathéus s’empara d’un poignard qu’il avait àsa ceinture et le leva.
Le médecin lui saisit le bras.
– Ne le tuez pas… Vous leregretteriez ! dit-il.
Mathéus repoussa l’arme dans sa gaine.
– Vous avez raison, reprit-il ;céder au premier mouvement, quelle folie !… Qu’on porte leprisonnier dans la chambre verte ; nous verrons demain s’ilest en état de me revoir.
On appelait la chambre verte un cachot enfoncésous les fondements du château, et taillé dans une pierre surlaquelle l’humidité étendait un enduit de mousse verdâtre etgluante : de là son nom. Le jour n’y pénétrait d’aucuncôté ; on y parvenait par une porte basse en fer massif.Quelques fétus de paille se voyaient dans un coin. On y déposaRenaud, qui ne remuait plus. On aurait pu croire qu’il était mort,si les battements irréguliers du pouls n’eussent indiqué laprésence de la vie dans ce corps robuste. Le médecin fit placer unelanterne contre le mur, et, sous la lanterne, une cruche pleined’eau et un morceau de pain noir.
– Soyons humain, dit-il.
Le jour où Renaud subissait cette terribleépreuve, Armand-Louis ne trouvait sur sa table qu’une croûte depain dur comme un caillou et un pot à demi plein d’une eausaumâtre. Il entrait dans les principes de Mathéus de ne pointavoir d’injuste préférence.
La nourriture égalisée entre ses deuxpensionnaires, ainsi qu’il appelait quelquefois M. de laGuerche et de M. de Chaufontaine, il crut honnête derétablir l’équilibre dans les logements.
C’est pourquoi Armand-Louis fut conduit dansla chambre rouge.
On appelait de ce nom, au château deRabennest, un caveau creusé sous la tour du Corbeau, et taillé dansun filon de granit couleur de brique.
On apercevait les mêmes débris de paille dansun coin, et, le long des parois, certains crochets d’un aspectsinistre.
Une lanterne fut suspendue à l’un descrochets, une cruche d’eau et un quartier de pain noir placés sousla lanterne.
Un des valets qui accompagnaient Mathéus danscette visite souterraine jeta dans un coin un paquet de cordes etquelques boulets de fer armés d’un anneau.
– Monsieur le comte, nous causeronsdemain, dit le gouverneur.
Il n’y avait pas en ce moment dans toutel’Allemagne d’homme plus heureux que le seigneur Mathéus Orlscopp.Il avait tout à profusion, bonne table et cave abondante, lit bienchaud et bière fraîche, serviteurs nombreux empressés autour delui, et gibier gras dans la forêt voisine, de l’or dans ses poches,des potences sur ses tours, et la protection d’un puissant seigneurqui avait besoin de lui. Et pour couronner cette existencefortunée, le plaisir délectable de tourmenter lentement etvoluptueusement deux braves gentilshommes qu’il haïssait du plusprofond de son âme ténébreuse.
Certes, il n’eût pas échangé les félicités decette vie contre aucune autre, si brûlante qu’elle fût. Il lescomparait en esprit aux joies de ce séjour aimable qu’il avait faitaux environs de Malines, lorsqu’en compagnie du digne don Gaspardd’Albacète y Buitrago, il savourait les plus délicieux vinsd’Espagne, que leur offrait une main généreuse. Quelle différencecependant ! Alors il agissait pour le compte d’autrui et sousles ordres d’un chef, tandis qu’à présent il avait pour guide etpour conseiller son seul caprice !
