Chapitre 8L’HÔTELLERIE DE MAÎTRE INNOCENT
Tandisque maître Innocent passait le long du corridor, une porteentrebâillée laissa voir subitement le capuchon d’un moine quiavançait la tête discrètement.
– Les oiseaux sont en cage, dit tout basmaître Innocent.
Le capuchon du moine disparut.
Au bas de l’escalier, maître Innocentrencontra Magnus et Carquefou.
– Les chambres de Vos Seigneuries sonttout en haut, dit-il ; j’ai quelque regret de les avoirplacées sous les combles, mais…
– Ne vous inquiétez pas, interrompitMagnus. Nos Seigneuries couchent auprès de leurs chevaux.
C’était leur habitude, en effet, depuis leurdépart de Magdebourg. Il fallait voyager vite, et leur salut, commecelui des deux captives, dépendait peut-être de leurs montures.Magnus savait par expérience qu’un cheval négligé est souvent uncheval volé ; en conséquence, Carquefou et lui ne quittaientjamais l’écurie. Ils dormaient et veillaient tour à tour.
– Quoi ! des bottes de paille quandvous pourriez goûter le repos dans des lits mollets ! repritmaître Innocent.
Et il s’efforça de faire remarquer à Magnusque mille courants d’air rendaient l’écurie un lieu malsain, où lescourbatures et les rhumatismes semblaient pleuvoir du milieu destoiles d’araignée.
– Les fenêtres sont brisées et les portesmal closes, ajouta-t-il en finissant.
– C’est précisément pour cela, réponditMagnus ; je ne veux pas que mes chevaux s’enrhument.
Maître Innocent n’insista plus. Le visage deMagnus lui indiquait que c’était un de ces hommes têtus quitiennent à leurs idées comme un chêne à ses racines.
– Diable ! diable ! murmural’aubergiste en s’éloignant, il est heureux que les maîtres n’aientpas la même opinion touchant le respect qu’on doit aux chevaux.
Vers le milieu de la nuit, la dernièrechandelle s’éteignit dans la cuisine de l’auberge ; le silencese fit partout, interrompu seulement par le bruit sourd des chevauxqui s’ébrouaient ou mâchaient la provende répandue dans lesauges.
En ce moment une porte s’ouvrit doucement dansle corridor, et un moine sortit à pas sourds de sa chambre. Sa robeentrouverte laissait voir une casaque de peau serrée à la taillepar une ceinture d’où saillissait le pommeau de fer d’une lourdeépée. Maître Innocent parut presque aussitôt au sommet del’escalier, tenant à la main une lanterne opaque dont la lumièrefiltrait à volonté par une ouverture étroite dont un ressortfaisait jouer la charnière.
Le moine se dirigea vers la chambred’Armand-Louis, l’aubergiste vers celle de Renaud, et tous deuxpenchèrent l’oreille au trou de la serrure. Une respirationprofonde, égale, presque insensible, les avertit que les deuxcavaliers dormaient.
Le moine renversa son capuchon et jeta sarobe. On vit apparaître la figure sinistre de Mathéus Orlscopp.
– À l’œuvre maintenant ! dit-il.
Et précédé de maître Innocent, qui l’avaitrejoint, il s’enfonça dans un passage noir dont la porte étaithabilement dissimulée dans un angle du corridor.
Armand-Louis et Renaud dormaient toujours,couchés tout habillés sur leurs lits.
Peu de minutes après, un panneau de laboiserie qui entourait la chambre de M. de la Guercheglissa silencieusement dans une rainure invisible. Ce ne futd’abord qu’une fente dans laquelle on aurait pu difficilementglisser la lame d’un couteau, puis la fente s’élargit, s’ouvritencore, et dans la profonde échancrure noire qui se dessinait surla muraille, la silhouette de deux hommes se montra. L’un étaitMathéus Orlscopp, l’autre maître Innocent. Tous deux retenaientleur souffle et tous deux tenaient à la main des bouts de lanièresminces et solides.
Ils posèrent leurs pieds sur les carreaux sansfaire plus de bruit qu’un chat dont les pattes soyeuses frôlent lacrête d’un mur.
Derrière eux venaient deux moines qui, pareilsà des ombres, les suivirent dans la chambre d’Armand-Louis.
L’esprit du gentilhomme huguenot voyageaitalors dans le pays des songes. Il rêvait que la porte d’un palaiss’ouvrait et lui faisait voir dans un jardin tout resplendissant delumière, Adrienne, qui tendait vers lui ses mains chargées dechaînes. Il faisait un pas vers elle, mais un mur de cristals’élevait tout à coup entre eux. Des nains hideux et d’horriblesgéants qui riaient s’emparaient deMlle de Souvigny et l’entraînaient. Armandétendait les bras pour la délivrer, mais partout le mur de cristal,plus dur que le diamant, s’opposait à ses efforts.
Plein d’une mortelle angoisse, il sedébattait ; il voulait crier, mais sa gorge serrée ne laissaitéchapper aucun son ; ses membres se crispaient sous la tensiondes muscles, et il ne parvenait pas à se soulever. Tout à coup,enfin, il ouvrit les yeux. Quatre visages terribles étaient penchéssur sa tête ; des lanières de cuir liaient ses pieds ;d’autres s’enroulaient autour de ses poignets, et, avant même qu’unseul cri pût jaillir de ses lèvres, une main violentes’appesantissait sur sa gorge et le bâillonnait.
Tout cela n’avait pas pris deux minutes depuisl’instant où le panneau s’était ouvert jusqu’au moment oùM. de la Guerche, pareil à un mort qu’on va clouer danssa bière, gisait devant Mathéus Orlscopp.
– Me reconnaissez-vous ? dit le fauxmoine, tandis que deux de ses complices chargeaient Armand-Louissur leurs épaules robustes ; vous avez eu la première manche,à moi la revanche !
Les deux hommes et leur fardeau vivantdisparurent dans la muraille, et Mathéus Orlscopp se tournant versmaître Innocent, qui tremblait un peu :
– À l’autre, maintenant, dit-il.
Bientôt après, la scène qui venait de se jouerchez M. de la Guerche se jouait chezM. de Chaufontaine. Le même panneau de bois glissait danssa rainure, les mêmes hommes armés des mêmes lanières se penchaientautour du lit de Renaud, la même main impitoyable serrait son cou,tandis que des nœuds indestructibles emprisonnaient ses bras et sesjambes, et il sortait de sa chambre par le même chemin qu’avaitsuivi M. de la Guerche pour sortir de la sienne.
– Surtout ne faisons pas de bruit,murmurait maître Innocent, que le moindre son faisait tressaillir.Il y a là-bas deux coquins qui n’entendent pas raillerie. Noussommes dix, c’est vrai, mais ils ont force pistolets à laceinture.
– Je connais l’un d’eux, réponditMathéus. Sa peau ne vaut pas un florin… Cependant, que quelqu’unaille voir ce qu’ils font, son camarade et lui.
Un moine se glissa du côté des écuries etrevint promptement.
– L’un des valets ronfle sur un tas depaille, dit-il ; l’autre veille le pistolet au poing, l’épéesur le genou. Je n’ai point osé me faire voir.
– Et vous avez bien fait ; dépêchonsseulement, reprit maître Innocent, que de petits frissons faisaientcontinuellement trembler.
Le passage traversé et l’escalier descendu,les deux complices parvinrent dans une arrière-cour, au milieu delaquelle une litière était préparée, attelée de deux mules. Oncoucha les prisonniers dans la litière côte à côte, après queMathéus Orlscopp eut touché du doigt chacune des lanières qui lesgarrottaient.
– Gardez-vous de faire aucun mouvement,leur dit-il avant de fermer les rideaux ; à la première alertedeux balles vous casseraient la tête.
Maître Innocent comptait dans un coin lespièces d’or que Mathéus Orlscopp avait versées dans sa main.
– Elles sont peut-être un peu légères,dit-il ; mais, entre amis, on ne s’arrête pas à cesbagatelles.
Le son d’une trompette le fit sauter sur sespieds :
– Les Suédois, peut-être ! reprit-ilen pâlissant.
Mathéus Orlscopp fronça le sourcil, et, armantses pistolets :
– Tant pis pour vous, messieurs, dit-il,en appuyant la main sur la litière.
Il venait de s’envelopper d’une robe de bureet d’en rabattre le capuchon. D’un geste hautain, il fit ouvrir laporte de l’arrière-cour, et, les mains cachées sous les largesmanches de sa robe, le capuchon tombant sur son visage, uneceinture de corde autour de la taille, il sortit.
Derrière lui venait une file de moines ;la litière marchait en tête. L’aube blanchissait à l’horizon, maisquelques étoiles brillaient encore dans le ciel. Une troupe decavaliers saxons, qui rejoignaient l’armée suédoise, buvaient lecoup de l’étrier sur la porte. Maître Innocent allait de l’un àl’autre, portant dans ses bras une cruche au ventre pansu. Iltremblait malgré lui, et n’osait pas regarder du côté de lalitière, ni du côté de l’écurie.
Magnus était alors debout sur la porte del’écurie ; Carquefou, assis sur une borne, étendaitméthodiquement des tranches de saucisses sur un morceau depain.
– Maudite trompette ! murmurait-il,je dormais si bien !
Magnus fit un pas vers la litière.
– Un de nos jeunes moines que la fièvre asaisi cette nuit, dit Mathéus. Priez pour lui, mon frère.
Une sorte de gémissement sortit de lalitière ; la voix des moines qui psalmodiaient l’étouffa, etle cortège s’éloigna.
Magnus regarda du côté de l’horizon, où l’onvoyait une mince bande couleur d’opale.
« Allons ! pensa-t-il, dans uneheure nous partirons aussi. »
Et il rentra dans l’écurie.
Carquefou le suivit en bâillant et s’étenditsur une botte de paille.
– Maudite trompette ! répéta-t-il enfermant les yeux.
Maître Innocent gagna au pied, tandis que lescavaliers saxons distribuaient à leurs chevaux quelques bottes defoin et quelques poignées d’avoine, et, sautant sur un bidetvigoureux caché au fond d’un caveau, il se dirigea sournoisementd’abord au pas, puis au galop, vers un bois de sapins que l’onvoyait à une demi-lieue de l’auberge.
Il y trouva toute la bande de Mathéus en trainde faire peau neuve. La plupart des moines avaient endossé lacasaque de peau de buffle et enfourché de robustes chevaux qui lesattendaient dans l’épaisseur du taillis. D’autres auxquels maîtreInnocent se joignit, portaient le costume d’honnêtes marchands quivont de foire en foire pour trafiquer. On ne voyait plus nulletrace de robes ni de capuchons. La litière, poussée par des brasvigoureux, venait de rouler au fond d’un ravin, et les deuxprisonniers, liés sur la croupe de deux chevaux et bien garrottés,semblaient deux malfaiteurs qu’une escouade de soldats vientd’arrêter en flagrant délit de vol et d’assassinat. Ils étaientvêtus de loques et coiffés d’un débris de feutre.
– Bonne chance ! cria MathéusOrlscopp à maître Innocent en donnant le signal du départ.
– Bon voyage ! répondit letavernier.
Et les deux bandes, se séparant, poussèrent augalop chacune de son côté.
