Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XIV

 

C’est en descendant que je vis encore mieuxl’air misérable de la maison : l’escalier plein de boue, lacorde qui servait de rampe en haut, toute luisante degraisse ; les petites portes numérotées, avec de vieuxpaillassons à droite et à gauche ; les malheureux pots defleurs tout moisis, au bord des six étages de fenêtres, dansl’ombre de la cour ; les corps pendants et les chéneauxrouillés qui descendaient au fond du gouffre, en laissant coulerl’eau comme des écumoires ; les tailleurs, les ferblantiers,les tourneurs, les couturières, toutes ces familles qui vivotaientlà-dedans, qui tapaient, qui chantaient, qui sifflaient, quifaisaient aller leur roue, et qui tiraient leur aiguille sans seregarder les uns les autres… Oui, c’est encore là que je me fis uneidée de Paris et que je pensai : « S’il existe dans cetteville des palais, des hôtels magnifiques et des balcons dorés d’unelieue, on trouve aussi des endroits où le soleil ne luit jamais, oùl’on travaille des années et des années sans espérer que celafinisse. » Je ne croyais plus, comme le Picard, que lacapitale était un paradis terrestre. Et plus je descendais, plusl’escalier devenait obscur ; en bas, il était noir ; jem’avançais à tâtons pour retrouver l’allée, quand le portier mecria :

– Hé ! jeune homme ?

Je me retournai.

– Vous allez rue des Grès, numéro7 ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! prenez notre rue àdroite, ensuite la première à gauche. Vous trouverez la place de laSorbonne, et plus loin, la rue des Grès. Vous avez un amiétudiant ?

– Oui, un ancien camarade d’école.

– Ah ! fit-il en regardant safemme.

J’avais fini par les voir dans leur petitechambre, au fond de l’allée, mais il m’avait fallu du temps.

– Eh bien ! n’oubliez pas de prendreà droite, ensuite à gauche, et puis de traverser la place de laSorbonne, dit-il en se remettant à l’ouvrage.

Alors je ressortis, au milieu de la fouleinnombrable des marchands d’habits, des porteurs d’eau, descharbonniers auvergnats et des voitures, qui passaient toujourscomme un torrent. Je n’oubliais pas ce que le portier m’avait dit,et malgré le vacarme des gros camions chargés de pavés, malgré lescris des cochers : « Gare ! » et mille autrescris que je n’avais jamais entendus, je trouvai bientôt la rue desGrès, à droite de la rue Saint-Jacques. Elle descendait jusqu’aucoin de l’ancienne fontaine Saint-Michel, et l’on ne voyait tout dulong que des magasins de livres, le café des étudiants en haut, etle corps de garde des municipaux vers le milieu. Tout cela, je l’aidevant les yeux.

Je descendais lentement, cherchant le numéro7 ; je le vis enfin au-dessus d’une enseigne :« Froment Pernett, libraire. »

En ce moment j’eus presque des battements decœur. « Comment Emmanuel va-t-il me recevoir ? – voilàl’idée qui me venait, – lui, il sera juge un jour, procureur duroi, quelque chose de grand ; moi je ne suis et je ne seraijamais qu’un simple ouvrier. »

En pensant à cela, j’entrai dans l’allée. Ilme semble voir encore au bout une statue en plâtre, quireprésentait un jeune homme avec des fleurs sur la tête, et tenantdans la main une boule de verre. Auprès de cette statue, dansl’ombre, était une porte vitrée ; je n’osais pour ainsi direpas l’ouvrir, lorsqu’une grosse femme, la figure bourgeonnée,sortit en me demandant :

– Vous voulez voir quelqu’un ?

– Oui, madame, je voudrais voir M.Emmanuel Dolomieu.

– Au deuxième, numéro 11, à droite,dit-elle en rentrant.

Je montai l’escalier bien propre, et je vis audeuxième le numéro 11. La clef était sur la porte. On chantait danscet hôtel, on riait, on se faisait du bon temps ; ce n’étaitpas comme à la rue des Mathurins-Saint-Jacques, où l’on travaillaitsans reprendre haleine.

Après avoir écouté quelques instants desfemmes qui riaient, je frappai doucement ; la voix d’Emmanuelcria :

– Entrez !

Alors j’ouvris. Emmanuel était assis, dans unebelle robe bleu de ciel, entre deux hautes fenêtres bienclaires ; il écrivait au milieu d’un tas de vieuxlivres ; à gauche étaient son lit, entouré de rideaux blancs,et sa cheminée en marbre noir, une belle horloge dessus et unmiroir derrière.

Il avait tourné la tête, et se mit à crier,les bras étendus :

– C’est toi, Jean-Pierre !

Rien que de l’entendre, je fus soulagé. Nousnous embrassions comme en sortant de la rivière, dans le vallon dela Roche-Plate.

– Comment, c’est toi ! dit-il ;ah ! tant mieux, tu me rapportes un bon air du pays… Nousallons dîner ensemble.

Il riait, et je sentais que j’étais toutpâle.

– Qu’est-ce que tu as, Jean-Pierre ?me dit-il.

– Je n’ai rien. C’est le contentement dete voir et d’être si bien reçu.

– Si bien reçu ! s’écria-t-il ;est-ce que je ne serais pas un gueux de te recevoirautrement ? Allons… allons… assieds-toi là, dans le fauteuil.Tiens, j’ai reçu hier cette lettre de mon père ; il m’annoncele grand héritage de M. Dubourg. – Et d’ailleurs rien deneuf !

Je voyais sa joie, son contentement, cela mefaisait du bien. Pendant qu’il ôtait sa belle robe, qu’il se lavaitles mains et la figure, qu’il se passait le peigne dans les cheveuxet dans sa petite barbe blonde, pendant qu’il allait et venait,qu’il me regardait et criait de temps en temps :

– Quelle chance ! Je viens de finirmon travail. Nous allons courir, Jean-Pierre ; soistranquille, tu vas voir Paris.

Pendant qu’il parlait de la sorte, moi je luiracontai l’héritage en détail, sans pourtant rien lui dire de monamour pour Annette. Il m’approuvait de vouloir me perfectionnerdans mon état ; et comme je ne pouvais lui cacher ma craintede ne pas trouver tout de suite de l’ouvrage :

– Bah ! bah ! dit-il en mettantsa redingote et son chapeau gris, un brave ouvrier comme toi nereste pas sur le pavé. Ne t’inquiète de rien ; et puisque M.Nivoi t’a remis une lettre de recommandation, commençons par tirerla chose au clair.

Il regarda l’adresse et s’écria :

– C’est à quatre pas… Arrive… nous allonsvoir !

Toutes mes craintes étaient passées. Emmanuel,avec sa redingote, sa cravate de soie bleue, son large chapeau, sapetite barbe pointue, ses paroles claires et son bon cœur, meparaissait comme un dieu. Voilà pourtant la différence de faire desétudes, ou de travailler pour gagner sa vie ! Enfin, quandl’instruction est bien placée, tout le monde doit s’en réjouir.

Nous étions sortis, et nous descendions la ruedes Grès, bras dessus, bras dessous, en nous balançant comme lesautres, et regardant en l’air les filles qui fumaient aux fenêtresde petits cigares ; car dans cette rue vivaient lesétudiants : – ils avaient de gros bonnets rouges ou bleus surl’oreille, et la plupart avaient aussi des femmes, qui venaient lesvoir, sans respect d’elles-mêmes, en considération de leurjeunesse. J’aime autant vous dire cela tout de suite ; c’estla vérité. – Ces femmes donc allaient avec eux comme en état demariage légitime ; elles les suivaient à la danse, et mêmej’en ai vu qui fumaient pour leur faire plaisir.

J’aurais encore bien des choses à vousdire ; mais si je voulais seulement vous donner une idée de lavieille rue en pente, des vieux livres dressés contre lesvitres ; des devantures en dehors remplies de bouquins que lesétudiants ouvrent et lisent ; des femmes et des filles qui sepromènent sans gêne, le nez en l’air, en riant et saluant de loinleurs camarades, comme de véritables garçons :« Hé ! Jacques ! Hé ! Jules ! ça va bien…Je monte… » ainsi de suite. Si je voulais vous représenter lavieille fontaine Saint-Michel au bas, avec son auge ronde, saniche, ses deux goulots en fer, entourée des ménagères du quartier,les bras nus, de marchands d’eau avec leurs tonnes sur desvoitures ; et cette vieille place Saint-Michel, que j’ai vuetant de fois, – qui s’étendait, humide et grise, au milieu debâtisses décrépites, – toujours pleine de gens criards, de voituresinnombrables ; si je voulais vous les peindre, il me faudraitdes semaines et des mois : la vieille place Saint-Michel, larue des Grès, la place de la Sorbonne, la rue del’École-de-Médecine, la rue des Mathurins-Saint-Jacques, la rue duFoin, la rue Serpente, tout cela se ressemblait pour la vieillesse,et descendait dans la rue de la Harpe, où les boutiques, lesmarchands de vin, les petits hôtels, les garnis, les brasseries setouchaient jusqu’au vieux pont, en face de la Cité.

Au milieu de toute cette confusion, sedressaient dans l’ombre, entre les toits, les cheminées et lesvieux pignons, la Sorbonne, l’hôtel de Cluny, les Thermes deJulien, – qui sont des ruines encore pires que le Géroldseck, –l’École de médecine, etc., etc. Que peut-on raconter ? J’ai vuces choses, et c’est fini !

C’est à travers tout cela que nousdescendions. Emmanuel, à force d’en avoir vu, ne faisait plusattention à rien ; moi, je m’écriais dans mon cœur :

« Maintenant, si je trouve de l’ouvrage,tout sera bien. Quelle différence pourtant d’être à Paris, ou dansun endroit comme Saverne, où le sergent de ville passe en quelquesorte pour un maréchal de France, et le sous-préfet pour le roi.Oui, cela change terriblement les idées ! »

En songeant à cela, nous descendions la rue dela Harpe, lorsque Emmanuel s’arrêta devant une porte cochère enregardant, et dit :

– Numéro 70, Braconneau, menuisierentrepreneur. C’est ici, Jean-Pierre.

La peur me revint aussitôt.

D’un côté de la porte montait un largeescalier, de l’autre s’étendait un mur couvert d’affiches ;plus loin venait une cour bien éclairée, et au fond de la cour, unesorte de halle soutenue par des piliers. J’entendais déjà le bruitdu marteau, de la scie et du rabot ; les grandes idéess’envolaient.

Emmanuel marchait devant moi, aussi tranquilleque dans sa chambre. En traversant la cour, nous vîmes trois ouquatre ouvriers en train de clouer des caisses. À droite setrouvait un petit bureau ; une jeune fille écrivait près de lafenêtre.

C’est tout ce que je vis, car alors Emmanuelayant demandé M. Braconneau, un vieux menuisier, grand, maigre, latête grise, les yeux encore vifs, en veste, tablier et bras dechemise, sortit de la halle au même instant et répondit :

– C’est moi, monsieur.

– Eh bien ! monsieur Braconneau, ditEmmanuel sans gêne, je vous présente un brave garçon, un honnêteouvrier, qui voudrait travailler chez vous, si c’est possible. Ilarrive de la province, et vous savez, dans les premiers jours,l’assurance vous manque ; on se fait recommander par lepremier venu.

– Vous êtes étudiant ? dit le vieuxmenuisier, qui souriait de bonne humeur.

– Étudiant en droit, répondit Emmanuel.C’est un ancien camarade d’école que je vous recommande.

Les ouvriers continuaient de travailler, maisla jeune personne regardait par la fenêtre du bureau. Elle étaitbrune, un peu pâle, avec de grands yeux noirs.

– Vous avez votre livret en règle ?me demanda M. Braconneau.

– Oui, monsieur, et j’ai une lettre de M.Nivoi pour vous.

– Ah ! c’est vous que Nivoim’annonce, s’écria-t-il. Nous n’avons guère d’ouvrage en ce moment,mais c’est égal, nous allons voir. Et ce bon Nivoi, il est toujourssolide… ses affaires vont bien ?

– Oui, monsieur.

– Allons, tant mieux.

Il avait ouvert la lettre, en entrant dans lepetit bureau. Nous le suivîmes.

– Asseyez-vous, dit-il. – Tiens,Claudine, regarde cela.

C’était sa fille. J’ai su plus tard que biensouvent M. Nivoi l’avait fait sauter dans ses mains. Elle lut lalettre, et le vieux maître répétait :

– Les affaires vont tout doucement… J’ailes ouvriers qu’il me faut… Malgré cela, nous ne pouvons paslaisser la lettre d’un vieil ami en souffrance. N’est-ce pas,Claudine ?

– Non, dit-elle. Les ouvriers, enarrivant à Paris, sont toujours embarrassés ; au bout dequelques semaines, ils se retournent, ils apprennent à connaître laplace.

– Eh bien ! dit M. Braconneau,coupons court. Je ne vous donnerai pas journée entière ; vousaurez trois francs en attendant, et, si l’un ou l’autre de mesouvriers me quitte, vous prendrez sa place. Cela vousconvient-il ?

J’acceptai bien vite, comme on pense, en leremerciant ; j’aurais pris la moitié moins dans les premierstemps.

– Eh bien ! vous viendrez demainlundi à six heures, dit-il, en ressortant pour aller se remettre autravail.

C’était un homme rond, simple, naturel, pleinde bon sens. Emmanuel voulut aussi le remercier, ainsi queMlle Claudine, qui rougissait. Ensuite nous ressortîmesheureux comme des rois. Moi, j’aurais voulu danser et criervictoire. Emmanuel me disait :

– Sais-tu que Mlle Claudineest une jolie brune ?

Mais je ne pensais pas à cela ; j’étaiscomme un conscrit qui vient de tirer un bon numéro, je ne voyaisplus clair.

Une fois dehors, Emmanuel me dit :

– Tu dois être content ?

– Si je suis content ? m’écriai-je,tu m’as sauvé la vie !

Il riait.

Nous étions revenus sur la place de laSorbonne, et nous descendions la petite rue qui longe les vieillesbâtisses et les hautes fenêtres grillées. En passant à côté de deuxgrandes portes en voûte, Emmanuel me fit entrer dans une vieillecour pavée, entourée de bâtiments comme une caserne, la granderuche de la Sorbonne au-dessus, à droite dans le ciel.

– Tiens, regarde ces deux portes en face,me dit-il ; c’est là que du matin au soir des professeursparlent sur le grec, le latin, l’histoire, les mathématiques ettout ce qu’il est possible de se figurer. Ce sont les premiers deFrance, et chacun peut aller les écouter. Dans une autre bâtisse,derrière nous, rue de l’École-de-Médecine, on ne parle que demédecine ; dans une autre, place du Panthéon, on ne parle quede droit ; dans une autre, rue Saint-Jacques, on parled’histoire et de politique. Enfin ceux qui veulent s’instruiren’ont qu’à vouloir.

J’étais dans l’admiration, d’autant plus qu’ilme disait que cela ne coûtait rien, qu’on entretenait partout unbon feu l’hiver, et que notre pays payait ces savants pourl’instruction de la jeunesse.

Un grand nombre d’étudiants sortaient, avecdes portefeuilles remplis de cahiers sous le bras. Ceux-làn’avaient pas de bonnets rouges, mais de vieux chapeaux râpés etdes redingotes noires usées aux coudes. Ils étaient pâles, et s’enallaient en arrondissant le dos, sans rien voir.

– Ces pauvres diables seront peut-être unjour les premiers hommes de la France, me dit Emmanuel, et lesautres, si magnifiques, avec leurs femmes, leurs bonnets, leursgrands pantalons à carreaux et leurs pipes longues, viendront leurdemander audience, le chapeau bas, pour avoir une place decontrôleur ou de juge de paix dans un village.

Moi je pensais :

« C’est bien possible ! – Quelbonheur d’avoir cent francs par mois de ses père et mère, pourprofiter de l’instruction. Malheureusement, la bonne volonté nesert à rien ; d’abord il faut les centfrancs ! »

La vieille Sorbonne sonnait alors cinqheures ; comme je restais là tout pensif, Emmanuel medit :

– Allons, Jean-Pierre, voici l’heure dedîner. Après cela nous ferons un tour. Pendant la semaine, nousn’aurons pas beaucoup le temps de nous voir ; profitons aumoins du premier jour.

Il m’avait repris le bras. Quelques pas plusloin nous entrions dans une allée étroite, moisie, vieille commeles rues, qui filait derrière d’anciennes masures et menait aucloître Saint-Benoît. C’est un des endroits de Paris quiressemblent le plus à la cour de la vieille synagogue de Saverne.De mon temps, on n’y voyait que des lucarnes, des fenêtres longues,étroites, où pendait du vieux linge, des toits à perte de vue avecdes tuyaux de poêle innombrables, de grands pans de murs, desenfoncements, des recoins gris, humides et pleins de balayures.

Rien n’était pavé dans ce trou, qui s’ouvraitsur la rue Saint-Jacques, par une espèce de poterne, – un poteau debois au milieu, pour empêcher les voitures d’entrer dans lecul-de-sac, – et par une ruelle, sur la rue desMathurins-Saint-Jacques.

Combien de fois je suis venu déjeuner et dîneravec Emmanuel chez M. Ober, au cloître Saint-Benoît !

Le restaurant Ober était la seule maisonpropre et peinte, en face de la vieille poterne. Elle avait unerangée de fenêtres au rez-de-chaussée, un petit toit en gouttièreau-dessus, et trois salles bien aérées de plain-pied. Dans lapetite salle du milieu, à gauche de la porte vitrée, M. Ober, unAlsacien, le nez long et pointu, les yeux vifs, en petite casquetteplate, cravate noire et collet droit, était assis derrière soncomptoir. Dans le moment où nous entrions, comme il était encore debonne heure, M. Ober dit :

– Vous êtes un des premiers aujourd’hui,monsieur Emmanuel.

En même temps il lui tendait sa tabatière.

Les trois salles qui s’ouvraient l’une dansl’autre, par deux portes carrées, étaient encore presque vides. Onvoyait seulement à droite et à gauche, devant les petites tables,quelques jeunes gens en train de manger, et là, pour la premièrefois, je vis des gens lire en mangeant.

Une bonne odeur de cuisine arrivait par lasalle à gauche, et tout de suite je sentis que l’appétit mevenait.

– Allons, une prise, répétait M.Ober.

– Merci, répondit Emmanuel, je n’en usepas.

– Oui, vous êtes un garçon rangé, dit M.Ober.

Il me regardait.

– C’est un camarade de Saverne, ditEmmanuel.

– Ah ! tant mieux, j’aime toujours àvoir des pays.

Après cela nous entrâmes dans la salle àdroite. Emmanuel accrocha ma casquette et son chapeau à lamuraille, et me fit asseoir en face de lui, près d’une fenêtreouverte, en me disant :

– Qu’est-ce que nous allonsprendre ? D’abord une bonne bouteille de vin, avec de l’eau deSeltz, car il fait chaud ; ensuite deux juliennes, deuxbiftecks, et puis nous verrons, n’est-ce pas ?

– Écoute, Emmanuel, lui dis-je, il nefaut pas faire de dépense à cause de moi. Du pain, un morceau debœuf et de l’eau, c’est tout ce que je demande.

Mais il se fâcha presque en entendantcela.

– De l’eau, du bœuf, quand j’invite unvieux camarade ! dit-il, est-ce que tu me prends pour unavare ?

Et sans m’écouter il cria :

– Garçon, deux juliennes, du vin, del’eau de Seltz.

Je vis bien alors qu’il ne fallait plus riendire. Un garçon bien frisé, qui s’appelait Jean, nous apporta deuxbonnes soupes aux carottes, la bouteille de vin et l’eau deSeltz ; et nous commençâmes à dîner de bon cœur.

C’est le premier dîner que j’ai fait à Paris,et je m’en souviendrai toujours, non seulement à cause du vin, desviandes et de la salade, mais principalement à cause de l’amitiéque me fit voir Emmanuel, et même d’autres jeunes gens qui vinrentensuite s’asseoir à notre table, et qui me traitaient tous comme uncamarade, lorsqu’il leur eut dit que nous avions été à l’écoleensemble. – Oui, je n’oublierai jamais cela ; c’étaient deshommes d’esprit, qui parlaient de tout entre eux : de droit,de justice, de médecine, d’histoire, de gouvernement, enfin de toutsans se gêner.

Moi, je ne comprenais rien, je ne savais rien,et j’avais aussi le bon sens de me taire.

Un grand sec et maigre, qui s’appelaitSillery, disputait contre un autre qui s’appelait Coquille. Deux outrois amis d’Emmanuel se mêlaient de la dispute, ils riaient, ilscriaient. – À chaque seconde, il en arrivait par bandes de trois,quatre, six ; au bout d’une heure, les trois salles étaientpleines ; autour de chaque table on entendait des disputespareilles.

L’air bourdonnait, les assiettes, lesbouteilles tintaient, les domestiques, en manches de chemise,couraient. Ils criaient aussi à la porte de la cuisine :

– Un bœuf !

– Deux asperges !

– Un rognon sauté !

– Un bifteck !

– Une bouteille à seize ! etc.

Ils tenaient dans leurs mains, en courant,trois, quatre, cinq assiettes à la fois, des bouteilles sous lescoudes, et rien ne tombait. Chacun recevait ce qu’il venait dedemander. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Ces domestiques avecleurs cris, leur mémoire et leur adresse extraordinaire,m’étonnaient encore plus que les disputes sur le gouvernement,parce que je reconnaissais mieux la rareté de leur talent, et queje commençais à comprendre les paroles de M. Nivoi, lorsqu’il medisait qu’à Paris les gens travaillaient et se remuaient plus dansune heure, que chez nous pendant une journée.

C’est aussi là, pour la première fois, quej’ai vu le gaz ; car, le soir étant venu, tout à coup debelles lumières blanches et bleu de ciel en forme de tulipe, semirent à briller au-dessus des tables. Les garçons couraient à tousles quinquets avec un bout de cire allumée, comme les bedeaux àl’église, et le gaz prenait feu tout de suite.

Depuis, je me suis souvent étonné qu’on n’aitpas encore de ces lumières dans les cathédrales ; elles sontbien plus belles que la lumière jaune des cierges, et seraient plusagréables au Seigneur.

Enfin, ce dîner, ce bon vin, ces disputescontinuèrent de la sorte jusqu’à la nuit close. Alors on se leva.Tous les étudiants assis à notre table se serrèrent la main.Emmanuel paya trois francs au comptoir, et nous sortîmes dans lajoie et le contentement de notre âme.

Nous avions aussi mangé des choux-fleurs àl’huile, et le vin nous avait mis de bonne humeur.

C’est après être sortis du vieux cloîtreSaint-Benoît, par la rue des Mathurins-Saint-Jacques, en voyant lesrues qui descendent sur les quais encore plus encombrées de mondequ’en plein jour, que je fus émerveillé de ce spectacle.

Tous ces gens pendant la journée travaillentchez un maître ou chez eux ; à la nuit ils descendent de leurssix étages et vont respirer l’air. Voilà ce que j’ai compris plustard ; mais alors ce mouvement m’étonnait.

Deux ou trois fois des femmes nous arrêtèrentdans les petites ruelles ; quand j’appris ce que c’était, unegrande tristesse me serra le cœur. Je regardais Emmanuel, nepouvant presque pas croire à d’aussi grands malheurs, et seulementplus loin, à la vue du vieux pont Saint-Michel et de tous cesmilliers de lumières le long du fleuve, qui tremblotent dans l’eausous les arches noires, et de toutes ces façades sombres des quais,qui se découpent sur le ciel, seulement à cette vue j’oubliai mespensées terribles, et je m’écriai :

– Mon Dieu ! que c’est beau !Mon Dieu ! que Paris est grand !

Nous suivions les quais sur les trottoirs. Ceslongues files de voitures alignées, qui toujours attendent qu’onles prenne ; ces livres rangés sur les rampes dans de petitescaisses, où chacun peut chercher ce qui lui plaît ; cesgrandes maisons dans le fleuve couvertes de toile, où l’on peut sebaigner ; ces bateaux de charbon qui ressemblent à descarrières, enfin tous ces mille et mille spectacles qui montrentl’esprit des hommes, leur sagesse, leur bon sens, leur idée des’enrichir, m’étonnaient, et je criais toujours :

– C’est plus beau qu’on ne peut lepenser !

Emmanuel me répondait :

– Oui, mais tu vas voir, tu vasvoir !

Il m’avait déjà conduit plus loin, à traversle Pont-Neuf et cette cour du Louvre sombre, – où se dressait lastatue du duc d’Orléans ; – à travers la rue Saint-Honoré, àtravers dix autres rues, et je ne sentais pas la fatigue, je medisais :

« Il faut pourtant que cela finisse, ceschoses nouvelles doivent avoir une fin. »

Et songeant à cela, nous traversions une bellecour entourée de colonnes, fermée devant par une grille, et gardéepar des municipaux, lorsque tout à coup nous arrivâmes sous unevoûte de glaces, large comme une rue, éclairée intérieurement commepar le soleil, et bordée de magasins où l’or, l’argent, le cristal,les diamants, la soie, enfin tout se trouvait réuni.

C’était la galerie d’Orléans.

Quand on n’a pas vu cette galerie, on neconnaît ni les richesses, ni les magnificences de la terre.

Mais c’est plus loin, en arrivant dans lejardin du Palais-Royal, entouré d’arcades innombrables, – éclairéesau gaz, – où sont abrités de la pluie, du vent, du soleil, descentaines de magasins tous plus beaux les uns que les autres, c’esten arrivant dans cette cour, sans cesse arrosée dans son intérieurpar des jets d’eau, qui rafraîchissent la foule des enfants et desrichards assis autour des petits prés de verdure, c’est en arrivantlà que les bras me tombèrent.

Emmanuel me parlait, il me montrait tout endétail ; mais je ne l’écoutais plus, j’avais tant de choses àvoir que la tête m’en tournait.

Je me rappelle pourtant qu’au bout d’une deces galeries pleines de lumières et bordées de magasins qui seferment avec des devantures d’une seule glace, – tellement clairesqu’on croirait toucher les montres d’or, les chapelets de perles,les bagues de diamants, les horloges en bronze et en marbre,représentant des fleurs, des figures, des chevaux, des cerfs, tousfinement travaillés dans la dernière perfection, et qu’on devraitregarder des semaines pour en voir toutes les beautés, – je merappelle qu’au bout d’une de ces galeries, il me dit :

– Tiens, regarde, c’est iciVéfour !

Alors, regardant, je vis derrière la glace unpetit bassin de marbre blanc, plein de tortues, où tombait un jetd’eau, et, tout autour de ce bassin, des poires, des pommes etd’autres fruits rouges, verts, jaunes, avec leurs grandes feuilles,que mon camarade m’expliquait être des ananas, des grenades, desamandes vertes et d’autres raretés venues des cinq parties dumonde. Plus loin, derrière une autre glace, se trouvait du poissonet du gibier de toutes sortes, tellement frais, tellement beau,qu’on aurait cru qu’il venait d’être tué au bois, ou tiré de larivière.

Emmanuel me dit que les petites tortuesétaient pour faire de la soupe, et que le moindre dîner en cetendroit coûtait vingt francs.

J’étais dans l’étonnement. J’aurais pu làmanger mes soixante francs dans un jour. Qu’on juge de ce que celapouvait être !

À l’un des autres bouts de la galerie, nousvîmes un théâtre, le théâtre du Palais-Royal. Les gens attendaientà la file pour entrer, un municipal en grande tenue surveillait lebon ordre.

Enfin ce Palais-Royal était ce que j’avaisadmiré le plus, pour ses grandes richesses, ses arcades, sonjardin, ses jets d’eau, et généralement pour tout.

Durant plus de deux heures, nous ne fîmes qued’aller et venir. L’ébénisterie était sous une voûte, au bout de lagalerie d’Orléans. Longtemps je regardai ces objets, les admirantet n’espérant jamais pouvoir rien faire d’aussi beau ; cela meparaissait au-dessus de mes moyens, et je reconnaissais que M.Nivoi avait eu raison de me dire qu’à Paris seul se trouvaient lespremiers ouvriers du monde.

Nous montâmes ensuite sur les boulevards, dontle spectacle, avec son église de la Madeleine, ses promeneursinnombrables, et ses deux arcs de triomphe, est encore plusmagnifique la nuit que le jour. Les lignes de gaz ne finissentplus ; personne ne peut vous donner une idée de cettegrandeur.

En face d’une rue très large, Emmanuel me diten m’arrêtant :

– La colonne Vendôme !

Je vis au loin, sur une place profonde, cettecolonne sombre, Napoléon au haut. Il était au moins onze heures,nous avions du chemin à faire pour rentrer chez nous, et nousrepartîmes enfin d’un bon pas.

Emmanuel connaissait les passages aussi bienqu’à Saverne. Nous traversâmes bien d’autres arcades, bien d’autresruelles, nous vîmes bien d’autres magasins : mais j’en avaistant et tant vu, que rien ne pouvait plus me toucher.

Vers minuit, je fus heureux d’arriver à maporte. Au-dessus pendait une pauvre lanterne, à sa tringle de fer.Emmanuel me montra la manière de sonner, et quand le portier euttiré son cordon :

– Allons, bonne nuit, Jean-Pierre, dit-ilen me serrant la main. Au premier dimanche !

– Oui, lui répondis-je attendri.

Il monta la rue Sorbonne, moi j’entrai dans lapetite allée sombre. Le portier regarda par son châssis sans riendire, et je grimpai l’escalier, bien content d’avoir trouvé del’ouvrage le premier jour.

En ouvrant ma porte, je vis la lune brillersur ma petite fenêtre en tabatière. Je me déshabillai, rêvant àtout ce que je venais de voir, et puis, m’étant couché, jem’endormis aussitôt.

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