Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

III

 

Jamais je n’ai mieux dormi que cette nuit-là.Quel bonheur de savoir qu’on a trouvé son nid. Ce sont des chosesqui vous reviennent même au milieu du sommeil, et qui vous aident àbien dormir.

Au petit jour, comme le soleil commençait àgrisonner la fenêtre, je m’éveillai doucement. On entendait lebruit du métier dans la vieille maison ; le père AntoineDubourg faisait déjà courir sa navette entre les fils, et ce bruit,je devais l’entendre dix ans ! Le tic-tac du vieux métierm’est toujours resté dans l’oreille et même au fond du cœur.

Comme j’écoutais, voilà que la mère Balais selève dans sa chambre. Elle bat le briquet, elle ouvre sa fenêtrepour renouveler l’air ; elle allume du feu dans son petitpoêle et met ses gros sabots, pour aller chercher notre lait chezMme Stark, la laitière du coin. Je l’entends descendre,et je pense :

« Qu’est-ce qu’elle vafaire ? »

Dehors, dans la cour, un coq chantait comme àSaint-Jean-des-Choux ; des charrettes passaient dans la rue,la ville s’éveillait. Quelques instants après, les sabotsremontèrent : la mère Balais rentre, elle prépare son café,elle met le lait au feu ; puis la porte s’ouvre toutdoucement, et la bonne femme, qui ne m’entendait pas remuer,regarde ; elle me voit les yeux ouverts comme un lièvre, et medit :

– Ah ! ah ! voyez-vous… il faitla grasse matinée !… Oh ! ces hommes, ça ne pense qu’à sedorloter… c’est dans le sang !… Allons, Jean-Pierre, allons,un peu de courage !

Je m’étais levé bien vite, et j’avais déjàtiré ma culotte. Enfin, elle me fit asseoir sur ses genoux, pourm’aider à mettre mes souliers, et puis, me passant sa grande maindans les cheveux en souriant, elle dit :

– Conduis-toi bien et tu seras beau… oui…tu seras beau… Mais il ne faudra pas être trop fier. Va maintenantte laver à la pompe en bas ; lave-toi la figure, le cou, lesmains… La propreté est la première qualité d’un homme. Il ne fautpas avoir peur de gâter l’eau, Jean-Pierre, elle est faite pourcela.

– Oui, mère Balais, lui répondis-je endescendant le vieil escalier tout roide.

Elle, en haut, penchée sur la rampe, avec songrand mouchoir jaune autour de la tête et ses boucles d’oreilles enargent, me criait :

– Prends garde de tomber ! prendsgarde !

Ensuite elle rentra dans sa chambre. J’aperçusau bas de l’escalier l’entrée de la cour, à gauche au fond del’allée, et la petite cuisine des Dubourg ouverte à droite ;le feu brillait sur l’âtre, éclairant les casseroles et les plats.Mme Madeleine s’y trouvait ; je me dépêchai de luidire :

– Bonjour, madame Madeleine.

Et de courir à la pompe, où je me lavai bien.Il faisait déjà chaud, le soleil arrivait dans la cour comme aufond d’un puits. Sur la balustrade de la galerie, un gros chat grisfaisait semblant de dormir au soleil, les poings sous le ventre,pendant que les moineaux, en l’air, s’égosillaient et bataillaientdans les chéneaux.

Je regardais et j’écoutais ces chosesnouvelles, en me séchant près de l’auge, quand la petite AnnetteDubourg, du fond de l’allée, se mit à crier :

– Jean-Pierre, te voilà !

– Oui, lui dis-je, me voilà.

Nous étions tout joyeux, et nous riionsensemble ; mais Mme Madeleine cria de lacuisine :

– Annette… Annette… ne fais donc pas lafolle… laisse Jean-Pierre tranquille !

Alors je remontai bien vite. La mère Balais,en me voyant bien propre, bien frais, fut contente.

– C’est comme cela qu’on doit être,dit-elle. Maintenant prenons le café, et puis nous irons à lahalle.

Les tasses étaient déjà sur la table. Pour lapremière fois de ma vie je pris le café au lait, ce que je trouvaitrès bon, et même meilleur que la soupe. Ensuite il fallut balayerles chambres, laver nos écuelles et mettre tout en ordre.

Vers sept heures, nous descendîmes. La mèreBalais portait un de nos paniers de cerises sur sa tête, et moi labalance et les poids dans une corbeille. C’est ainsi que noussortîmes. Il faisait beau temps.

En remontant la grande rue, le bonnetier,l’épicier et les autres marchands, en bras de chemise sur la portede leurs boutiques, qu’ils venaient d’ouvrir, nous regardaientpasser. Le bruit s’était déjà répandu que la mère Balais avait prisà son compte un enfant de Saint-Jean-des-Choux, et plus d’une nepouvait le croire. Deux ou trois connaissances du marché, lalaitière Stark, la marchande de sabots, lui demandaient :

– Est-ce vrai que cet enfant est àvous ?

– Oui, c’est vrai, disait-elle en riant.C’est rare, à mon âge, d’avoir un enfant qui mange de la soupe envenant au monde. Ça me rend glorieuse.

Et les gens riaient. Nous arrivâmes bientôtsur la place de l’ancien palais des évêques de Saverne. Nous avionslà notre baraque en planches, près de cinq ou six autres, – où l’onvendait de la viande fumée, de la bonneterie et de la poterie, –sous les acacias. Le soleil nous réjouissait la vue, et nous étionsassis à l’ombre, le panier de cerises devant nous. Les servantes,les hussards, venaient acheter de nos cerises, à trois sous lalivre ; et les enfants venaient aussi nous en demander pourdeux liards.

Ces choses m’étonnaient, ne les ayant jamaisvues. Deux ou trois fois la mère Balais me dit de sortir sur laplace, pour faire connaissance avec des camarades. À la fin jesortis, et tout de suite les autres m’entourèrent, en medemandant :

– D’où est-ce que tu viens ?

Je leur répondais comme je pouvais.Finalement, un grand roux, le fils du serrurier Materne, me tira lachemise du pantalon par derrière, pour faire rire les gens, et,dans le même instant, j’entendis la mère Balais me crier deloin :

– Tombe dessus, Jean-Pierre !

Alors j’empoignai ce grand Materne, méchantcomme un âne rouge, et du premier coup je le roulai par terre. Lamère Balais criait :

– Courage, Jean-Pierre !… Donne-luison compte !… Ah ! le gueux !

Les autres virent en ce jour que j’étais fort,c’est pourquoi tous en ville disaient :

– Le garçon de la mère Balais estfort ! Il est de Saint-Jean-des-Choux ; il a gardé leschèvres et les vaches ; il est très fort !

Et j’avais de la considération partout. Legrand Materne et son frère Jérôme m’en voulaient beaucoup, mais ilsn’osaient rien en dire. La mère Balais paraissait toutejoyeuse :

– C’est bien, disait-elle, je suiscontente ! Il ne faut jamais attaquer personne ; mais ilne faut pas non plus se laisser manquer ; c’est à ça qu’onreconnaît les hommes. Celui qui se laisse manquer n’a pas decœur.

Elle se réjouissait. Vers cinq heures, ayantvendu nos cerises, nous rentrâmes à la maison faire notre cuisine,souper et dormir.

Ces choses se renouvelaient de la sorte tousles jours. Tantôt nous avions du soleil, tantôt de la pluie. Aprèsles cerises, la mère Balais vendit des petites poires, après lespoires, des prunes, etc. Elle ne voulait pas toujours m’avoir danssa baraque, au contraire, elle me disait :

– Va courir ! On ne reste pas assisà ton âge, comme des ermites qui récitent le chapelet, en attendantque les perdrix leur tombent dans le bec ; on court, on va, onvient, on se remue. Il faut ça pour grandir et prendre de la force.Va t’amuser !

Naturellement je ne demandais pas mieux, etdans la première quinzaine je connaissais déjà les Materne, lesGourdier, les Poulet, les Robichon, enfin tous les bons sujets dela ville ; car de sept heures du matin à six heures du soir,on avait le temps de courir les rues, Dieu merci ! de regarderle tourneur, le forgeron, le rémouleur, le ferblantier, lemenuisier ; on avait le temps de rouler dans les écuries, dansles granges, dans les greniers à foin et le long des haies, degrappiller des framboises et des mûres.

Et les batailles allaient toujours leurtrain ! Tous les soirs, en rentrant, j’entendaisMme Dubourg crier du fond de l’allée :

– Hé ! il profite, Jean-Pierre.Regardez ses coudes… regardez ses genoux… regardez son nez…regardez ses oreilles… ça va bien !

Je ne répondais pas, et je me dépêchais demonter. Mais quand par hasard la mère Balais se trouvait là, cesparoles la fâchaient.

– Madame Dubourg, disait-elle, je l’aimemieux comme cela déchiré, que s’il se laissait battre. Dieumerci ! les caniches qui se sauvent quand on tape dessus nemanquent pas ; c’est la commodité des cloutiers et destourne-broches ; mais j’aime mieux ceux qui montrent lesdents, et qui mordent quand on les attaque. Que voulez-vous ?chacun son goût. Les peureux m’ennuient ; ça me retourne lesang. Et puis, madame Madeleine, chacun doit se mêler de ce qui leregarde.

Alors elle me prenait la main, et nousmontions tout glorieux. Au-dessus, le vieux vitrier Rivel, sa portetoujours ouverte sur l’escalier dans les temps chauds, ses grossesbesicles de cuivre jaune sur le nez, et ses vitres qui grinçaientsur la table, ne disait jamais rien, ni sa petite femme non plus,qui cousait du matin au soir. Et quand en passant nous leursouhaitions le bonsoir ou le bonjour, tous deux penchaient la têteen silence.

Ces gens paisibles n’avaient jamais de disputeavec personne ; ils ressemblaient en quelque sorte à leursdeux pots de réséda, qui fleurissaient au bord de leur petitefenêtre, dans l’ombre de la cour. Jamais un mot plus haut quel’autre. Quelquefois seulement la femme appelait leur chat dansl’escalier, le soir ; car ils ne pouvaient pas se coucher sansavoir fait rentrer leur chat dans la chambre.

Tout allait donc très bien, puisque la mèreBalais était contente ; mais, au bout de six semaines ou deuxmois, un soir que j’avais livré bataille contre les deux Materneensemble, derrière le cimetière des Juifs, et qu’ils m’avaienttellement roulé dans les orties que ma figure, mes mains et mêmemes jambes, sous mon pantalon, en étaient rouges comme desécrevisses, la mère Balais, qui me regardait tristement, dit tout àcoup pendant le souper :

– Aujourd’hui, Jean-Pierre, nous n’avonspas remporté la victoire ; les autres ont emmené les canons,et nous avons eu de la peine à sauver les drapeaux.

Alors je fus tout fâché d’entendre ces choses,et je répondis :

– Ils se sont mis à deux contremoi !

– Justement, c’est la manière deskaiserliks, dit-elle, ils sont toujours deux ou trois contre un.Mais ce qui me fait plaisir, c’est que tu ne te plains jamais, tusupportes tout très bien. Que voulez-vous ? À la guerre commeà la guerre : on gagne, on perd, on se rattrape, on avance, onrecule. – Tu ne te plains pas !… c’est comme Balais, il ne seplaignait jamais des atouts ; même le jour de sa mort, il meregardait comme pour dire : – Ce n’est rien… nous enreviendrons ! – Voilà ce qui s’appelle un homme… Il aurait pudevenir prince, duc et roi tout comme un autre ; ce n’est pasle courage qui lui manquait, ni la bonne volonté non plus. Mais iln’avait pas une belle écriture, et il ne connaissait pas les quatrerègles ; sans ça, Dieu sait ce que nous serions ! Jeserais peut-être Mme la duchesse de Balais, ou quelquechose dans ce genre… Malheureusement, ce pauvre Balais ne savaitpas les quatre règles ! Enfin, que peut-on y faire ? Maisau moins je veux que cela ne t’arrive pas plus tard, et que tuconnaisses tout ; je veux te voir dans les états-majors, tum’entends ?

– Oui, mère Balais.

– Je veux que tu commences tout desuite ; et demain je te mènerai chez M. Vassereau, quit’apprendra toute son école. Après ça, tu pourras choisir dans lesétats celui qui te plaira le plus. On gagne sa vie de toutes lesfaçons, les uns en dansant sur la corde, les autres en vendant descerises et des poires comme nous, les autres en rétamant descasseroles, ou bien en se faisant tirer des coups de fusil pour leroi de Prusse, – qui ne veut que des nobles dans les grades de sonarmée, de sorte que le courage, le bon sens et l’instruction neservent à rien pour passer officier. Oui, Jean-Pierre, on gagne savie de cinquante manières, j’ai vu ça ! Mais le plus commode,c’est de s’asseoir dans un bon fauteuil rembourré, en habit noir,avec une cravate blanche et un jabot, comme j’en ai rencontréplusieurs, et de faire des grâces aux gens qui viennent voussaluer, le chapeau jusqu’à terre, en disant : – Monsieurl’ambassadeur… monsieur le préfet… monsieur le ministre, etc. –C’est très commode, mais il faut savoir les quatre règles et avoirune belle main. Nous irons donc chez M. Vassereau, Jean-Pierre.C’est entendu, fit-elle en se levant, demain, nous irons de bonneheure, et s’il faut payer trente sous par mois, ça m’est égal.

Ayant parlé de la sorte, nous allâmes nouscoucher, et jusqu’à minuit, je ne fis que rêver à l’école, au pèreVassereau, aux quatre règles, et à tout ce que la mère Balaism’avait dit.

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