Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

VI

 

Cela dura trois ans. J’étais alors l’un despremiers de l’école ; je savais mon catéchisme, j’avais unebelle écriture, je connaissais un peu d’orthographe et les quatrerègles. Il était temps de faire ma première communion etd’apprendre un état.

La mère Balais me répétait souvent :

– De mon temps, Jean-Pierre, où lecourage et la chance faisaient tout, je t’aurais dit d’attendre tesdix-huit ans et de t’engager ; mais je vois bien aujourd’huice qui se passe : la vie militaire n’est plus rien ; ontraîne ses guêtres de garnison en garnison, on va quelques annéesen Afrique pour apprendre à boire de l’absinthe, et puis on revientdans les vétérans.

Emmanuel Dolomieu, le petit Jean-Paul etplusieurs autres de mes camarades étudiaient depuis quelques moisle latin au collège de Phalsbourg, pour devenir juges, avocats,notaires, officiers, etc.

M. Vassereau soutenait que j’avais plus demoyens qu’eux, et que c’était dommage de me laisser en route ;mais à quoi servent les moyens quand on est pauvre ? Il fautgagner sa vie !

Une grande tristesse m’entrait dans lecœur ; mais je ne voulais pas chagriner la mère Balais et jelui cachais mes peines, lorsque vers la fin du printemps il arrivaquelque chose d’extraordinaire que je n’oublierai jamais.

Ce matin, huit jours avant ma premièrecommunion, on savait déjà que je serais à la tête des autres, queje réciterais l’Acte de Foi, et que je ferais les répons.M. le curé Jacob lui-même était venu le dire à la maison, et lebruit en courait parmi toutes les bonnes femmes de la ville.

C’était un grand honneur pour nous, mais ladépense était aussi très grande. On parlait de cela tous les jours.Mme Madeleine, qui se mêlait de tout, comptait tant pourl’habit, tant pour le gilet et la cravate blanche, tant pour lepantalon, les souliers et le chapeau ; cela faisait une biengrosse somme, et la mère Balais disait :

– Eh bien ! il faudra faire un petiteffort. Jean-Pierre va maintenant apprendre un état ; c’est ledernier grand jour de sa jeunesse.

Annette, devenue plus grande,s’écriait :

– Puisqu’il est le premier, il doit êtreaussi le plus beau.

Moi qui commençais à comprendre la vie, je metaisais.

Et ce matin-là, comme on venait encore decauser en bas, dans la chambre des Dubourg, de cette grosseaffaire, pendant que la mère Balais était sortie, sur le coup dehuit heures, voilà que la porte s’ouvre, et qu’une grande femmerousse entre avec un panier sous le bras.

Il faisait obscur dans la petite chambre et jene reconnus pas d’abord cette femme. Ce n’est qu’au moment où,d’une voix criarde comme à la halle, elle se mit à dire :

– Bonjour la compagnie, bonjour ! Jeviens voir notre garçon ! que je reconnus MmeHocquart, ma cousine, celle qui m’avait repoussé trois ans avant àSaint-Jean-des-Choux, en disant que mon père était un gueux.

Elle regardait de tous les côtés. Je n’avaisplus une goutte de sang ; j’étais saisi.

– Eh bien ! cria-t-elle en mevoyant, eh bien ! Jean-Pierre, il paraît que tu te conduisbien ?… Ça nous fait plaisir à tous, à tous les parents, à cepauvre Guerlot : il en avait les larmes aux yeux… Et laPaesel… et le Kôniam !…

Je ne répondais pas, je me sentaisbouleversé.

– Asseyez-vous donc, madame Hocquart, ditMme Madeleine en avançant une chaise, asseyez-vous. MonDieu, oui ! on ne peut pas se plaindre. Mais voilà cettepremière communion… quelle dépense !

– Justement, s’écria la grande Hocquart,nous y avons pensé ! nous avons dit : « Cette bravemère Balais, elle ne peut pourtant pas tout faire ; c’estpourtant notre sang… c’est notre parent ! Alors,tenez… »

Elle leva la couverture de son panier et entira un habit neuf, une paire de souliers, un pantalon et ungilet.

Mme Madeleine et Annette poussaientdes cris d’admiration :

– Oh ! madame Hocquart !

– Oui, oui, nous pensons que ça lui irabien !

Et comme je restais sombre derrière la table,Mme Madeleine me dit :

– Mais avance donc, Jean-Pierre, viensdonc remercier ta cousine, cette bonne Mme Hocquart.

Alors je sentis quelque chose se retourner enmoi, quelque chose de terrible, et, sans y penser, jerépondis :

– Je ne veux pas !

– Comment, tu ne veux pas ?

– Non, je ne veux rien ; je ne veuxpas d’habits !

La mère Hocquart s’était redressée toutétonnée.

– Qu’est-ce qu’il a donc ? fit-ellede sa voix traînarde, qu’est-ce qu’il a donc, notreJean-Pierre ?

– Ah ! cria MmeMadeleine, il est fier ; la tête lui tourne à cause deshonneurs.

– Hé ! fit la marchande de poisson,c’est dans la famille, cette fierté-là ! Cette fierté-là,c’est ce qui fait les gens riches.

En ce moment, le bon père Antoine medit :

– Jean-Pierre, comment, tu ne remerciespas ta cousine ! Tu n’as donc pas de reconnaissance ?

Et comme il parlait, je ne pus m’empêcherd’éclater en sanglots. J’allai me mettre le front contre le mur, enfondant en larmes.

Tout le monde s’étonnait. Le père Antoine, selevant, vint près de moi :

– Qu’est-ce que tu as ? me dit-iltout bas.

– Rien.

– Tu n’as rien ?

– Non… je ne veux rien d’eux ! luidis-je au milieu de mes sanglots.

– Pourquoi ?

– Ils m’ont chassé ; ils ont dit quemon père et ma mère étaient des gueux !

Le père Antoine, en m’entendant parler ainsi,devint tout pâle ; et comme Mme Madeleinerecommençait ses reproches, pour la première fois il lui ditbrusquement :

– Tais-toi, Madeleine !tais-toi !

Il se promenait de long en large dans lachambre, la tête penchée. Mme Madeleine ne disait plusrien. Moi je restais le front au mur, les joues couvertes delarmes. La petite Annette, derrière moi, disait :

– Oh ! ils sont pourtant bien beaux,les habits… Regarde seulement, Jean-Pierre.

Et comme la mère Hocquart, poussant un éclatde rire aigre, rempaquetait les habits et s’écriait :« Tu n’en veux pas, garçon ? Oh ! il ne faut paspleurer pour ça…, bien d’autres en voudront. Ah ! c’est commeça que tu remercies les gens ! » comme elle disait cela,riant tout haut et refermant son panier, la porte se rouvrit, etj’entendis la mère Balais s’écrier :

– Eh bien, qu’est-ce qui se passe ?Pourquoi donc est-ce que Jean-Pierre pleure ?

– Hé ! répondit MmeMadeleine, figurez-vous qu’il ne veut pas accepter des habitsmagnifiques pour sa première communion, des habits que sa cousineHocquart apporte tout exprès de son village.

– Ah ! dit la mère Balais en seredressant ; pourquoi donc n’en veux-tu pas,Jean-Pierre ?

– C’est qu’il se rappelle qu’on a traitéson père de gueux à Saint-Jean-des-Choux, répondit brusquement lepère Antoine.

– Ah ! ah ! il se rappelle ça…Et c’est pour ça qu’il ne veut pas de leurs habits ! s’écriala brave femme. Eh bien ! il a raison… il montre du cœur.

Et regardant la mère Hocquart :

– Allez-vous-en, dit-elle, on s’est passéde vous jusqu’à présent, on s’en passera bien encore. C’est moi,Marie-Anne Balais, qui veux donner des habits à cet enfant.Allez-vous-en au diable, entendez-vous ?

La grande Hocquart voulait crier, mais la mèreBalais avait une voix bien autrement forte que la sienne, unevéritable voix de tempête qui couvrait tout, criant :

– Allez-vous-en, canaille !… vousavez renié votre sang… Vous méritez tous d’être pendus !…

En même temps, Rivel et sa femme, et deux outrois voisines attirées par le bruit, entraient ; de sorte quela marchande de poisson, voyant cela, n’eut que le temps dereprendre son panier et de se sauver, en disant d’un airdésolé :

– Ayez donc l’idée de faire le bien…c’est encourageant… c’est encourageant !

La mère Balais alors vint me toucherl’épaule :

– C’est moi, Jean-Pierre, qui te donneraides habits, me dit-elle.

– Oh ! m’écriai-je en l’embrassant,de vous… rien qu’une blouse… ce sera bien assez.

– Tu n’auras pas seulement une blouse,fit-elle attendrie, tu auras tout plus beau que les autres. Ne vousinquiétez donc pas tant, madame Madeleine, cet enfant a ducœur ; avec du cœur on fait son chemin.

Ainsi parla cette brave femme, que jeregarderai toujours comme ma mère. Et huit jours après, j’avais debeaux habits pour ma première communion, des habits un peu grands,pour servir longtemps. Toute la maison était dans la joie.

Ces choses lointaines me sont revenues tout àl’heure, et j’en ai pleuré ! – C’étaient les derniers beauxjours de l’école, maintenant une autre vie, d’autres soins allaientcommencer : la vie d’apprentissage, où l’on ne travaille passeulement pour soi, mais pour un maître, où l’on est forcé des’appliquer toujours et de songer à l’avenir.

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