Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XV

 

Le lendemain, à cinq heures et demie, jedescendais déjà l’escalier, et j’entendais crier en bas :

– Cordon, s’il vous plaît !

D’autres ouvriers de la maison se rendaient autravail. Le portier tira son cordon, et nous sortîmes tous ensemblesans nous regarder.

On se lève tard à Paris ; excepté lesouvriers et les petits marchands, qui donnent de l’air à leursboutiques, qui balayent, qui regardent en bras de chemise, ou quiversent sur le comptoir de zinc un petit verre aux vieux ivrognes,les plus matineux des gens, tout dort encore à cinq heures.

Les laitières arrivent ensuite, leurs grandescruches de fer-blanc sous le bras, et s’asseyent sous les portescochères ; les ménagères et les bonnes descendent, et lesbalayeurs de la ville rentrent chez eux par bandes, leur balai surl’épaule.

Je voyais ces choses en passant. Les ruesétaient grises, humides ; mais en haut le soleil, ce beausoleil d’été qui dore les champs, les prés, les arbres couverts defleurs et de fruits, ce beau soleil-là brillait sur les cheminéesdécrépites et les grands toits moisis ; il descendait toutdoucement le long des murs.

Combien de fois, en le voyant ainsi venir, jeme le suis représenté là-bas, sur les herbes blanches de rosée,parmi les villages, les vergers et les bois ! Combien de foisne m’a-t-il pas fait songer à Saverne, à Annette, à la mèreBalais !

« Maintenant, ils sortent aussi, medisais-je, ils regardent et pensent : – Voilà du beautemps ! »

Oui, du beau temps pour ceux qui ne sont pasdans les rues de Paris, profondes comme des cheminées ! Enfin,que voulez-vous ? à chacun son sort ; on doit être encorebien content d’avoir de l’ouvrage.

J’arrivai sur le coup de six heures dans notrecour ; deux ou trois camarades étaient déjà sous la halle, entrain d’ôter leur veste, et de prendre leur rabot. On avait unquart d’heure de grâce le matin. Ils me regardaient sans riendire ; comme je les saluais, un vieux de quarante-cinq àcinquante ans, la longue barbe rousse grisonnante, le front haut,les yeux petits, la peau brune et le nez un peu camard, – un vraimaître, – le père Perrignon, s’écria d’un air joyeux :

– On se lève de bonne heure, Alsacien,dans ton pays ?

– Oui, maître, lui répondis-je, on faitson devoir.

– Son devoir ! son devoir !dit-il, on tâche de gagner ses cinquante sous et d’avoir àdîner ; c’est tout simple.

Alors les autres se mirent à rire, et moi jedevins tout rouge ; j’aurais voulu répondre, mais je ne savaispas quoi.

Le père Perrignon, qui dirigeait l’ouvrage,trouvait à redire sur tout ; les ouvriers l’écoutaient et luidonnaient toujours raison. J’ai su par la suite qu’il avait étédans les prisons, pour ses idées sur la politique, et qu’il avaitmême frisé les galères. C’est à cause de cela qu’il jouissait d’unegrande considération dans le quartier.

Enfin, on se mit au travail.

Les caisses que j’avais vu clouer la veilleétaient pour enfermer des consoles, des commodes, des buffets déjàprêts au fond du magasin. Il restait encore plusieurs caisses àclouer, et c’est par là que je commençai.

M. Braconneau descendit une demi-heure après.Il fallut enfermer les meubles dans les caisses avec de la paille,ensuite les charger sur trois voitures. Cet ouvrage aurait pris unjour chez nous. À neuf heures, c’était fini, les voitures étaienten route.

On sortit pour aller déjeuner. J’avais faitconnaissance avec deux camarades : un nommé Valsy, grand,pâle, très bon ouvrier, mais presque toujours malade, et un autrequi s’appelait Quentin, la casquette sur l’oreille, la bouche bienfendue, et que le père Perrignon seul forçait à se taire en luidisant :

– Tu nous étourdis lesoreilles !

Enfin, toute la bande, en veste, descendit larue lentement. Le père Perrignon venait le dernier. Dehors, onl’appelait M. Perrignon. Il avait une grande capote brune etportait un chapeau ; sa grande barbe grisonnante lui donnaitun air respectable.

On s’arrêta chez le premier boulanger àdroite. Chacun acheta son pain, et plus bas, au coin de la rueSerpente, nous entrâmes dans une espèce de gargote, qu’on appelaitle caboulot.

Mais il faut que je vous donne une idée decette gargote, car il n’en manque pas de semblables à Paris ;on en trouve dans toutes les rues, et c’est là que les ouvriers detous états : charpentiers, menuisiers, bijoutiers, maçons,enfin tous, vont faire leurs repas.

Notre caboulot, de plain-pied avec larue Serpente, avait deux chambres séparées par une cloison vitréegarnie de petits rideaux. D’un côté se trouvait la table despeintres, des graveurs, des journalistes, – qui sont les étatsdistingués, où l’on gagne des sept, huit, et même dix francs parjour, – de l’autre côté, celle des maçons, des boulangers, desmenuisiers, etc.

Naturellement, à gauche, on payait tout ledouble plus cher qu’à droite, parce que les tables avaient desnappes, et qu’il faut proportionner le prix à la bourse dechacun.

Voilà pourquoi nous n’allions jamais avec lespeintres et les journalistes. Nous avions notre bouillon, notretranche de bœuf, notre plat de légumes, notre demi-setier de vinpour quinze sous, et les autres pour trente.

Il faut dire aussi que leur chambre étaitpeinte en vert, et que la nôtre n’avait pas de peinture ; maiscela nous était bien égal.

La cuisine, au fond, toute noire, sans autrelumière qu’une chandelle en plein jour, donnait de notre côté,juste en face de la porte, et le tout ensemble ne mesurait pas plusde vingt pieds carrés. C’est là que nous mangions, coude à coude,pendant que Mme Graindorge, une bonne grosse mère desVosges, les joues pleines, les yeux petits et vifs, les dentsblanches, le menton rond, allait et venait, versait le bouillon surnotre pain, riait tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, et jetaitde temps en temps un coup d’œil dans la chambre des journalistes,en levant un coin des rideaux.

Mme Graindorge avait une servantepour l’aider. Un brave garçon, ciseleur de son état, nommé Armand,trapu, carré, la barbe brune, le nez un peu rouge, rude dans sesmanières, mais plein de cœur tout de même, lui donnait aussiparfois un coup de main.

Nous mangions en silence, pendant que lespeintres, les journalistes et les autres se disputaient et criaientcomme des geais pris à la glu. Nous entendions toutes leursparoles, sur le roi, sur les ministres, sur les Chambres, sur lesgueux de toute espèce, – comme ils appelaient le gouvernement, –depuis le garde-champêtre jusqu’à M. Guizot.

C’était principalement à M. Guizot qu’ils envoulaient. Cela nous instruisait touchant la politique, nousn’avions pas besoin de lire le journal, nous savions toutd’avance ; et quelquefois, quand un journaliste criait qu’onavait enlevé la caisse, ou qu’on avait insulté la nation, le pèrePerrignon clignait de l’œil et disait tout bas :

– Écoutez ! celui-là raisonne bien…il voit clair… c’est le plus fort… il a du bon sens.

Nous aurions voulu rester jusqu’au soir, pourles entendre se chamailler entre eux. Mais à dix heures moins unquart il fallait retourner à l’ouvrage. Heureusement, en revenantdîner, nous en retrouvions presque toujours quelques-uns, tellementenroués, que Mme Graindorge avait soin de laisser leurporte entrouverte ; sans cela, nous n’aurions plus rienentendu.

J’ai souvent pensé qu’avec des députés pareilsles affaires auraient marché bien autrement.

Pour en revenir à ce jour, comme nousfinissions de déjeuner, le père Perrignon, qui me regardait, dittout à coup :

– Alsacien, qu’est-ce que tupayes ?

– Tout ce qu’il vous plaira, monsieurPerrignon, lui répondis-je un peu surpris.

Alors il sourit et dit :

– Ce n’est pas seulement à moi, c’est àtous les camarades qu’il faut payer la bienvenue.

– Et c’est aussi comme cela que je lecomprends, monsieur Perrignon, selon mes moyens, bien entendu, carje ne suis pas riche.

– On est toujours assez riche quand on ade la bonne volonté, dit-il.

Et se tournant vers les autres :

– Eh bien ! qu’est-ce qu’ondemande ? Il ne faut pas écorcher le petit, c’est un bongarçon, vous voyez.

L’un voulait de l’eau-de-vie, l’autre ducuraçao ; mais le vieux Perrignon dit :

– Non, il faut trinquer ensemble. MadameGraindorge, deux bouteilles à seize !

On apporta deux bouteilles et je remplis lesverres. Les camarades burent tous à ma santé, je bus à la santé detous ; puis, ayant payé, nous sortîmes.

M. Perrignon paraissait content. Au lieu dem’appeler l’Alsacien, il ne m’appelait plus que le petit.

Les autres me traitaient tous depuis en bonscamarades, mais cela ne les empêchait pas d’en savoir plus que moisur le métier, parce qu’ils avaient travaillé deux, trois ou quatreans à Paris, et que j’arrivais de Saverne. C’était même un de mesgrands chagrins, non par envie, Dieu m’en préserve, mais parce queje me disais :

« Est-ce que tu gagnes trois francs parjour ? Est-ce que ton maître peut te garder ? »

Et j’étais bien forcé de répondre non !j’avais beau suer, me donner de la peine, je restais toujours enretard sur les camarades. J’en étais désolé, la nuit je ne dormaispas, ou je m’éveillais en pensant :

« Mon Dieu ! si le patron te donnecongé, ce sera tout naturel ; mais qu’est-ce que tu pourrasfaire ? »

J’avais peur de voir arriver le jour de lapaye, car c’est ce jour-là qu’on remercie ceux dont on ne veutplus. Oui, j’en avais peur, et pourtant mon argent diminuaitvite ; j’aurais eu bien besoin de remonter un peu mabourse.

Enfin le samedi soir de la quinzaine arriva.C’est le père Perrignon que M. Braconneau consultait. Je lesregardais plein de soucis. Quand ce fut mon tour, le patron mecompta les vingt-sept francs sans aucune observation, et malgrécela je sortis avec une crainte de m’entendre rappeler etdire : « Écoutez, le travail diminue » etc., etc. Cen’est qu’après avoir traversé la cour que je me dis enrespirant : « On ne t’a pas remercié, quelbonheur ! »

J’étais déjà loin dans la rue, quandj’entendis derrière moi le père Perrignon crier :

– Hé ! petit, ne cours pas sivite.

Je me retournai inquiet. Le bonhomme arrivaitavec sa grande capote brune, en souriant :

– Tu vas… tu vas… dit-il ; oncroirait que tu te sauves.

Son air joyeux me rassura, je me mis àrire.

– Tu n’as pas l’air de mauvaise humeur,ce soir, fit-il en me prenant le bras.

– Jamais, monsieur Perrignon,jamais !

– Ah ! jamais ! Quand turabotes comme un dératé pour rattraper les autres, quand la sueurte coule dans la raie du dos et que tu serres les dents…

Alors je fus honteux : on avait vu mapeine.

– Oui, dit-il, c’est comme cela,petit ; quand on n’a pas de confiance dans les anciens, quandon veut tout savoir, sans rien apprendre de personne, quand on esttrop fier pour demander un conseil, il faut s’échiner du matin ausoir. C’est beau, cette fierté… ça montre du caractère… mais cen’est pas malin tout de même.

– Oh ! lui dis-je, monsieurPerrignon, si j’avais osé vous consulter…

– Comment, tu n’osais pas ! Est-ceque j’ai la figure d’un loup ?

Il paraissait un peu fâché ; mais, seremettant aussitôt :

– Tu m’as offert une bouteille l’autrejour, dit-il, eh bien ! tu vas en accepter une de moi ce soir.J’avais l’idée d’aller souper avec ma femme et mes enfants, rueClovis, comme à l’ordinaire ; mais j’ai de petits comptes àrégler dans le quartier, et puis il faut que nous causions.

– Si vous voulez que je fasse voscommissions ?

– Non, je les ferai moi-même. Je tiens àte donner quelques bons avis, dont tu puisses profiter tout desuite.

J’étais attendri de cette marque d’amitié.Quand on est seul, loin du pays, on aime bien vite ceux qui voustendent la main.

Nous arrivions alors devant la porte ducaboulot et nous entrâmes. Il pouvait être sept heures etdemie. M. Armand, debout sur une chaise, nettoyait le quinquet, desgarçons boulangers soupaient, avant d’aller brasser la pâte jusqu’àdeux heures après minuit.

M. Perrignon et moi nous nous assîmes près duvitrage, après avoir demandé une bouteille, et là, le coude allongésur la petite table, il me parla longuement de notre état, mereprésentant d’abord que chaque ville, chaque village a sa manièrede travailler.

– À Paris, dit-il, tout marche, toutchange, tout avance. Je veux bien croire que, dans son temps, lepère Nivoi était un maître ouvrier ; mais depuis quinze ans letravail s’est bien simplifié, bien perfectionné. Tous les jourscette masse d’ouvriers trouvent, tantôt l’un, tantôt l’autre,quelque chose pour arriver à faire plus vite ou mieux, et chacunprofite de l’invention. Toi, naturellement, tu suis la routine deSaverne ; ainsi, tu mesures à la ficelle au lieu ducompas ; ça marche tout de même, mais il faut regarder à deuxfois au lieu d’une, et chaque fois tu perds quelquesinstants ; à la fin de la journée cela fait des heures, sansparler de la peine, des soucis et du chagrin de voir qu’on reste enretard.

– Ah ! que vous avez raison ;voilà le pire, lui dis-je.

Il rit.

– Eh bien ! petit, tout cela n’estqu’une habitude. Commence par abandonner la ficelle, et, si quelquechose t’embarrasse, fais-moi signe.

– Oh ! monsieur Perrignon !m’écriai-je, si je pouvais seulement aussi vous rendre unservice !

– On ne peut pas savoir, dit-il, noussommes ici pour nous aider. Cela viendra peut-être. Mais, dans tousles cas, fais pour les autres, plus tard, ce que je fais pour toimaintenant ; nous serons quittes.

Là-dessus, ce brave homme se leva, décrochason chapeau, et nous sortîmes. La nuit était venue, nous nousserrâmes la main ; il prit la rue Serpente et moi la rue de laHarpe. Rien que pour ce service, je n’oublierai jamais M.Perrignon. Les hommes de ce caractère ne se rencontrent passouvent, ils regardent leurs semblables comme des frères ; etleur seul défaut, c’est de vouloir forcer les autres d’être justescomme eux. Voilà pourquoi les gueux sans cœur les appellent desfous.

Mais une grande joie m’attendait encore cesamedi soir. On pense bien qu’à mon premier jour de travail jem’étais dépêché d’acheter de l’encre, des plumes et du papier pourannoncer à la mère Balais que tout allait bien, que la lettre dupère Nivoi m’avait joliment servi, qu’Emmanuel s’était montré pourmoi le même bon camarade qu’à Saverne, et que maintenant je seraistout à fait heureux si je recevais de ses bonnes nouvelles.

Eh bien ! en arrivant au bout de notrepetite allée sombre, comme j’allais monter, j’entendis le portierouvrir son châssis et me crier :

– Monsieur Jean-Pierre Clavel ?

– Qu’est-ce que c’est ? monsieurTrubère.

– Une lettre pour vous.

Je reçus cette lettre dans un grandtrouble ; mais, en passant près de la vieille lanternecrasseuse, ayant reconnu d’abord l’écriture de la mère Balais, celame fit déjà du bien, et je montai tellement vite, que deux minutesaprès j’étais assis sur ma paillasse, à côté de la veilleuse,pleurant à chaudes larmes de tout ce que cette brave femme medisait de sa santé ; sur le courage qu’elle avait pris desurmonter ses chagrins après mon départ ; sur la satisfactionqu’elle avait d’apprendre que j’étais en place, et sur l’espérancequ’elle conservait encore de nous voir réunis plus tard.

Elle me disait aussi que les Dubourg étaientrevenus avec l’argenterie et les bijoux de la tante Jacqueline, etque leur héritage dépassait même ce qu’on avait raconté d’abord.Mais ces choses me devenaient égales, j’en détournais mon esprit etje pensais :

« Tu ne dois rien qu’à la mère Balais,c’est elle qui t’a nourri, c’est elle qui t’a soutenu toujours,c’est elle seule qui t’aime et qu’il faut aimer. Qu’est-ce que tefont ces Dubourg ? Quand ils seraient deux fois plus riches,ce serait une raison de plus qui leur ferait oublier leurs anciensamis. Mais ceux qui t’ont fait du bien, Jean-Pierre, à ceux-là tudois ton travail et ta vie. Tâche de t’élever, de faire venir tavieille mère Balais, et de lui rendre autant que possible tout lebien qu’elle t’a fait. Voilà ton devoir et ton bonheur. Le reste…il faut l’oublier !… »

Dans ces pensées attendrissantes, m’étantcouché, je m’endormis à la grâce de Dieu.

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