Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XXV

 

Dans ce temps, le pâté de maisons entre latour Saint-Jacques et la place du Châtelet n’était pas encoreabattu. C’est là que se trouvaient les vieilles ruesSaint-Jacques-de-la-Boucherie, de la place aux Veaux, de laLanterne, etc. C’était sale, gris, vieux, décrépit, étroit. Enlevant les yeux, on voyait toujours au-dessus des pignons le hautde la tour, avec son lion ailé, son bœuf griffon et son vieux saintJacques, qui vous regardaient comme au fond d’une citerne.

Les jours ordinaires, lorsque les porteursd’eau, les marchands d’habits, les chanteurs en plein vent,entourés de monde, les lavandières de la Seine, les gens de laHalle et du marché des Innocents allaient, venaient, criaient dansun rayon de soleil, c’était bien. Mais un jour de pluie, au milieudes pavés soulevés, cela changeait de mine.

La première chose que je fis, ce fut deregarder par-dessus la barricade, du côté du quai, et chacun peutse figurer mon étonnement, en voyant les troupes en colonne à deuxcents pas de nous, les sapeurs en tête, le grand bonnet à poilscarrément planté sur les sourcils, le large tablier de cuir blancdescendant de l’estomac jusqu’aux genoux, le mousqueton enbandoulière et la hache sur l’épaule, prêts à marcher.

Oui, cette vue m’étonna. J’aurais tout donnépour avoir un fusil ; mais ma surprise fut encore autrementgrande en regardant les camarades, et, pour dire la vérité, je n’aijamais revu leurs pareils. Ils étaient une quinzaine ; unvieux tout blanc, la poitrine débraillée, le nez en crampon, labouche creuse ; les autres, des hommes faits, et deux garçonsde dix à douze ans : tout cela couvert de boue, trempé par lapluie, des souliers éculés ; quelques-uns en blouse, d’autresen veste, et même deux ou trois sans chemise.

Notre barricade n’avait pas plus de trois ouquatre pieds de haut ; la pluie qui tombait formait des deuxcôtés une mare où l’on enfonçait jusqu’aux genoux. Ces gensentraient dans une allée à gauche, pour charger cinq ou sixvieilles patraques de fusils à pierre, et deux grands pistoletsmangés de rouille, qu’ils venaient décharger ensuite de minute enminute sur les sapeurs, en riant comme des fous. Il leur fallait dutemps pour mettre la poudre, pour déchirer une mèche de la blousequi servait de bourre, et serrer la balle. Chaque coup retentissaitdans ces boyaux comme le tonnerre.

De temps en temps il partait aussi quelquescoups de fusil d’autres barricades aux environs, qu’on ne voyaitpas ; des feux de peloton leur répondaient.

Jamais on ne se figurera rien de plus triste,de plus sauvage, de plus terrible que cette espèce de massacre dansdes recoins détournés, sous la pluie continuelle. Le crépi desvieux murs pleuvait, les volets détraqués se balançaient à leursgonds, les enseignes étaient criblées. Ces pavés entassés entriangle vous représentaient un véritable coupe-gorge, quelquechose d’effrayant et de sinistre.

Pourquoi les sapeurs restaient-ils là commedes cibles ? Je n’en sais rien, car, au bout d’une bonnedemi-heure, ils se retirèrent sans avoir donné, et le feu roulantrecommença sur nous.

J’étais adossé au coin de l’allée. Le ventremplissait tellement la ruelle de fumée, que je ne voyais pluspasser les autres que comme des ombres. L’idée me venait à chaqueinstant qu’on allait courir sur nous, et que nous étions tousperdus.

Cela dura longtemps. Le pire, c’est qu’onavait encore la crainte d’être pris par derrière.

Je me rappelle que dans ce moment, au milieudu vacarme épouvantable des balles qui s’aplatissaient sur le pavéet qui raclaient les murs, l’idée me vint de faire un vœu ;cela me paraissait alors notre seule ressource. Mais à forced’avoir entendu rire le père Nivoi des ex-votode laBonne-Fontaine et de Saint-Witt, j’étais honteux de prononcer monvœu, quand quelque chose de mou s’affaissa contre mes jambes :un de ceux qui tiraient venait de recevoir une balle dans la tête,et malgré l’horreur de cette blessure qui faisait un trou groscomme le poing, je me baissais pour ramasser son fusil, lorsqu’onse mit à crier :

– Les voilà !

Un des jeunes garçons qui se trouvaient avecnous, criait aussi d’une voix moqueuse, en se sauvant :« Tra ! tra ! tra ! » comme pour sonner laretraite, et j’entendais les souliers des fantassins rouler enmasses sur le pavé.

Alors, sans tourner la tête ni perdre uneseconde, je me mis à courir de toutes mes forces dans la rue desArcis. Ça m’ennuyait de me sauver ; mais qu’est-ce que jepouvais faire contre cette masse de gens, avec un fusil sansbaïonnette ? Il ne fallut pas seulement une minute aux soldatspour sauter dans notre barricade ; et tout de suite ils semirent à nous poursuivre en nous fusillant. Moi, j’avais déjàdépassé la rue des Lombards sans rencontrer une seule porteouverte. J’avais même essayé deux fois d’en pousser une ensecouant, mais on avait mis les verrous ; et comme j’entendaistoujours le sifflement des balles, cela me faisait courir plusloin.

À la rue Aubry-le-Boucher, ne pouvant plusreprendre haleine, je tournais à gauche pour gagner le marché desInnocents, quand je me vis face à face avec un bataillond’infanterie rangé le long des vieilles baraques, en bon ordre,l’arme au pied.

Ce bataillon n’aurait eu qu’à faire cent pasen avant, pour couper la retraite à toutes les barricades plushaut, et pour les mettre entre deux feux. Cela m’étonne encorequand j’y pense. Qu’est-ce que ce bataillon faisait là ? Ceuxauxquels j’en ai parlé m’ont dit que M. le duc de Nemourscommandait, et qu’il oubliait de donner des ordres ; de sortequ’un grand nombre de nous lui doivent la vie.

Enfin, à cette vue, je repris de nouvellesforces, et ce n’est que bien plus haut, tout au bout de la rueSaint-Martin, dans une barricade tournée vers le boulevard, que jem’arrêtai pour la seconde fois. J’en avais passé six ou septautres, mais toutes abandonnées.

Dans ce quartier, bien des combats s’étaientlivrés : à la caserne Saint-Martin, à l’École desArts-et-Métiers, et principalement dans la rue Bourg-l’Abbé. Toutétait cassé, brisé ; des brancards passaient à chaque minuteavec des blessés. Les municipaux étaient cause de tout. Oncriait :

– Vive la garde nationale ! Vive laligne ! À bas les municipaux !…

Il pouvait être alors près de cinqheures ; le temps commençait à s’éclaircir, mais la nuitvenait. Sur les boulevards des masses de gens descendaient vers laMadeleine, en répétant leurs cris de :

– Vive la garde nationale ! Vive laligne !

Les gardes nationaux se mêlaient avec lepeuple, un grand nombre avaient même donné leurs fusils. Tout lemonde voulait la réforme.

Après avoir regardé ce spectacle quelquetemps, la pensée me vint de retourner dans notre quartier. Toutparaissait fini. Des officiers d’état-major, en passant, criaientque M. Guizot s’en allait ; mais les ouvriers ne voulaient pasles croire ; ils descendaient par bandes le long desboulevards en répétant toujours :

– Vive la ligne ! À basGuizot !

Qu’est-ce qui pourrait peindre une confusionpareille ? Les épaulettes et les collets rouges, dans lafoule, bras dessus bras dessous avec des blouses !

J’avais aussi fini par sortir de la barricade,et je croyais à chaque instant reconnaître Perrignon, Quentin,Valsy, dans ces tourbillons ; mais, voyant ensuite que jem’étais trompé, je me les représentais déjà tous aucaboulot, en train de se réjouir et de boire à la santé dela réforme.

Au milieu de ces pensées, je repris le cheminde la maison, la bretelle de mon vieux fusil rouillé sur l’épaule.Jamais l’idée ne me serait venue que la bataille continuait encorele long des quais ; que M. le duc de Nemours avait oublié deprévenir les municipaux de suspendre leurs charges, et de leur direqu’ils en avaient assez fait, qu’il n’était plus nécessaire demassacrer les gens ! Eh bien, en repassant par la place duChâtelet je les vis encore là, prêts à charger. Leurs chevauxtremblaient sous eux de fatigue et de faim, eux-mêmes grelottaientde froid ; mais la rage d’entendre crier : « Vive laligne ! À bas les municipaux ! » duraittoujours.

Presque toute la troupe de ligne s’était alorsretirée vers l’Hôtel de ville et les Tuileries.

Sur le pont Saint-Michel, un brancard marchaitlentement, deux hommes le portaient. Presque tous les autresblessés de la rue Saint-Martin allaient à l’Hôtel-Dieu. Dans la ruede la Harpe quelques femmes entourèrent le brancard. Moi je tombaisde fatigue, et j’entrai dans le caboulot,où je mangeaiseul au bout de la table.

Mme Graindorge paraissaitdésolée ; elle me dit que pas un seul d’entre nous n’étaitvenu dans la journée, et que M. Armand lui-même avait fini par s’enaller, en criant qu’il ne voulait pas passer pour unlâche !

Pendant qu’elle me racontait cela, jetremblais de froid ; mes habits, ma chemise, mes souliers,tout était trempé, et seulement alors je sentis qu’il fallait mechanger bien vite : mes dents claquaient. Je sortis dans lanuit noire et je courus à la maison. Le portier, en mereconnaissant sur l’escalier, me cria :

– Eh ! monsieur Jean-Pierre, vous enavez fait de belles ! vous êtes signalé dans tout le quartier.On est venu demander de vos nouvelles.

Et comme il était sorti sur le pas de sa loge,en apercevant mon fusil il s’écria :

– Ah ! ah !… Je pensais bien…On va venir vous agrafer !

– Celui qui viendra le premier, luidis-je en ouvrant le bassinet, n’aura pas beau jeu ; regardez…l’amorce est encore sèche.

Il ne répondit rien, et je montai quatre àquatre.

Je me déshabillais assis sur mon lit, quandtout à coup le tocsin de Notre-Dame se mit à sonner lentement. Mespetites vitres en grelottaient, et moi, d’entendre cela au milieude la nuit, les cheveux m’en dressaient sur la tête ; le livredu vieux Perrignon s’ouvrait en quelque sorte devant mesyeux ; je me rappelais les grandes choses que nos anciensavaient faites, et je pensais à celles que nous pourrionsfaire.

Bientôt toutes les autres églises répondirentà Notre-Dame. Le ciel était plein d’un chant magnifique etterrible.

Ces choses sont passées depuis dix-septans ; mais ceux qui vivaient en ce temps et qui n’avaient pasun cœur de pierre se souviendront toujours du tocsin de Notre-Dame,dans la nuit du 23 au 24 février : – cela parlait aux hommesde justice et de liberté !…

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