Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

Les Bohémiens sous la Révolution

 

« Puisque tu veux savoir pourquoi nousavons quitté la France, me dit le vieux bohémien Bockes[2], rappelle-toi d’abord la grande cavernedu Harberg. Elle est à mi-côte, sous une roche couverte debruyères, où passe le sentier de Dagsbourg. On l’appelle maintenantle Trou-de-l’Ermite, parce qu’un vieil ermite y demeure. Mais biendes années avant, quand les seigneurs avaient encore des châteauxen Alsace et dans les Vosges, nos gens vivaient dans ce trou depère en fils. Personne ne venait nous troubler, au contraire, onnous faisait du bien ; nos femmes et nos filles allaient direla bonne aventure jusqu’au fond de la Lorraine, nos hommes jouaientde la musique ; les tout vieux et les toutes vieillesrestaient seuls au Harberg, couchés sur des tas de feuilles avecles petits enfants.

« Je te dis, Christian, que nous étionsune fourmilière, on ne pouvait pas nous compter. Souvent ilrentrait trois et quatre troupes par jour ; le pain, le vin,le lard, le fromage ne manquaient pas, tout venait enabondance.

« Au fond de ce creux, nous avions aussile grand-père Daniel, blanc comme une chouette qui perd son duvet àforce de vieillesse, et tout à fait aveugle. On ne pouvait leréveiller qu’en lui mettant un bon morceau sous le nez ; alorsil soupirait, et se redressait un peu le dos contre la roche. –Deux autres vieilles ratatinées et chauves lui tenaientcompagnie.

« Eh bien, tu le croiras si tu veux, lesseigneurs et les grandes dames d’Alsace et de Lorraine n’avaient deconfiance que dans l’esprit de ces vieilles. Ils arrivaient àcheval avec leurs domestiques et leurs chasseurs, pour se faireexpliquer l’avenir et les amours ; et plus les vieillesradotaient, plus elles bégayaient en rêve, plus ces seigneurs etces dames avaient l’air de les comprendre et paraissaientcontents. »

Bockes se mit à rire tout bas en hochant latête et vida son verre.

« C’est là, parmi des centaines d’autres,que je suis venu au monde, reprit-il, au moins je le pense. Il estbien possible que ce soit sur un sentier d’Alsace ou desVosges ; mais ce qui me revient d’abord, c’est notre caverne,nos gens qui rentraient par bandes avec leurs cors, leurstrompettes et leurs cymbales.

« Une chose qui me fait encore plus deplaisir quand j’y pense, ce sont mes premiers voyages sur le dos dema mère. Elle était jeune, toute brune, et bien contente dem’avoir. Elle me portait dans un vieux châle garni de franges, liésur son épaule, et je passais la tête dans un pli pour regarder lesenvirons. – Un grand noir, qui jouait du trombone, nous suivait, etme clignait des yeux en riant de bonne humeur. C’était monpère !

« Nous montions et nous descendions. Jeregardais défiler les arbres, les rochers, les vallons, lesruisseaux où ma mère entrait jusqu’aux genoux, les fermes, lesmoulins et les scieries. Nous allions toujours, et le soir nousfaisions du feu sous une roche, au coin d’un bois. On suspendait lamarmite, d’autres troupes arrivaient, chacun apportait quelquechose à frire. On s’allongeait les jambes, on allumait sa pipe, onriait, les garçons et les filles dansaient. Quelle vie ! Danscent ans je verrais la flamme rouge qui monte dans les genêts,l’ombre des arbres qui s’allonge sur la côte brune couverte defeuilles mortes, les ronces qui se traînent, les grosses branchesqui s’étendent dans l’air, – les étoiles au-dessus ;-j’entendais le torrent qui gronde, le vent qui passe dans lesfeuilles, le moulin qui marche toujours, les hautes grives qui serépondent d’un bout de la forêt à l’autre.

« Vous autres, vous ne connaissez pas ceschoses ! Vous aimez un bon feu l’hiver, en racontant voshistoires à la veillée, avec des pommes de terre et des navets dansvotre cave. Qu’est-ce que cela, Christian, auprès de notre marmitequi fume dans les bois, quand la lune monte lentement au-dessus dessapinières, quand le feu s’endort et que le sommeilarrive ?

« Moi, pendant des heures, j’aurais puregarder la lune.

« Et le lendemain, au petit jour, quandle coq de la ferme voisine nous éveillait, que la rosée tombaitdoucement et qu’on se secouait…

« Ah ! gueux de coq, nous ne t’avonspas attrapé ; mais gare… ton tour viendra !

« Si les chrétiens connaissaient cettevie, ils n’en voudraient pas d’autre.

« Malheureusement, les meilleures chosesne peuvent pas durer. Quelques mois plus tard, au lieu d’être bienà l’aise sur le dos de ma mère, je galopais derrière elle, lespieds nus, et j’en regardais un autre plus petit, crépu comme moi,les lèvres grosses et le nez un peu camard, qui se dorlotait dansmon bon sac, qui buvait, qui regardait par la fente de mon sac,sans s’inquiéter de rien. C’est à lui que le grand noir souriait,et c’est lui que ma mère couvrait bien le soir, en me disantseulement : – « Approche-toi du feu. »

« Je grelottais, et je pensais enregardant l’autre :

« Que la peste t’étouffe ! sans toije serais encore dans le sac et j’attraperais les bons morceaux. –Je ne le trouvais pas aussi beau que moi. Je ne comprenais paspourquoi ce gueux avait pris ma place, et je ne pouvais pas lesentir.

« Mais le pire, c’est qu’il fallutbientôt gagner sa vie, danser sur les mains et faire des tours desouplesse.

« Tu sauras, Christian, que nous avionschez nous des danseurs de corde, des musiciens et des diseuses debonne aventure. – Le grand noir essaya d’abord de me faire dansersur la corde, mais la tête me tournait, je croyais toujours tomber,et je m’accrochais avec les mains malgré moi, enfin ce n’était pasmon idée.

« Alors un vieux, qui s’appelait Horni,m’adopta pour jouer de la trompette, et tout de suite j’attrapail’embouchure. Après la trompette, j’appris le cor, après le cor, letrombone. Dans toute notre troupe, on n’avait jamais eu de meilleurtrombone que moi. Pendant que les autres risquaient de se casser lecou en dansant sur la corde, je soufflais avec un grand courage, etj’allais aussi faire les publications ; je battais de lacaisse comme un tambour-maître.

« Nous revenions toujours au Harberg, etj’avais déjà cinq ou six petits frères et sœurs, lorsqu’arriva lecommencement de la guerre entre tout le monde. Cela commença ducôté de Sarrebourg, où les gens se mirent à tomber sur lesjuifs ; on leur cassait les vitres, on jetait les plumes deleurs lits par les fenêtres, de sorte que vous marchiez dans cesplumes jusqu’aux genoux. Les gens chantaient : « Çaira ! » Tout était en l’air, et je me rappelle quenous avions été forcés de nous sauver de Lixheim, où l’on brûlaitles papiers de la mairie devant l’église.

« Le vieux Horni disait que le mondedevenait fou. Nous courions à travers les bois, parce que le tocsinsonnait à Mittelbronn, à Lutzelbourg, au Dagsberg ; tous lespaysans, hommes, femmes, enfants, s’avançaient hors des villagesavec leurs fourches, leurs haches et leurs pioches enchantant : « Ça va ! ça ira !… »« Plusieurs tiraient des coups de fusil.

« Comme nous arrivions à la nuit sur leplateau de Hâselbourg, Horni s’arrêta, car il ne pouvait pluscourir ; il étendit la main du côté de l’Alsace, et tout lelong des montagnes, au-dessus des bois, je vis les châteaux et lescouvents brûler jusqu’aux frontières de la Suisse. La fumée rougemontait aussi des vallons, et dans la plaine les tocsinsbourdonnaient ; ensuite, tantôt à droite, tantôt à gauche, onvoyait quelque chose s’allumer. – Nous tremblions comme desmalheureux.

« En arrivant, vers une heure du matin, àla caverne du Harberg, aucun bruit ne s’entendait, et nous croyionsque tous nos gens venaient d’être exterminés. Par bonheur, cen’était rien ; notre monde restait assis dans l’ombre sansoser allumer de feu, et toute cette nuit, les troupes arrivaient deLorraine et d’Alsace, disant : – Tel château brûle !telle église est en feu ! Dans tel endroit on veut pendre lecuré !… Dans tel autre on chasse les moines !… Lesseigneurs se sauvent !… Le régiment d’Auvergne, qui est àPhalsbourg, a cassé tous ses officiers nobles ; il a nommé descaporaux et des sergents à leur place, etc., etc.

« Cette extermination dura plusieursannées. Les paysans étaient las des couvents et des châteaux ;ils voulaient cultiver la terre pour leur propre compte.

« Nous autres, à la fin, nous avionsrepris courage, et nous recommencions nos tournées. Tout étaitchangé, les gens avaient des cocardes à leurs bonnets ; ils semettaient tous à prêcher et s’appelaient citoyens entre eux ;les semaines avaient dix jours, et le dimanche s’appelaitdécadi ; mais cela nous était bien égal, et même nousvivions de mieux en mieux, parce que les citoyens laissaient leursportes ouvertes, en criant que c’était le règne de la vertu.

« Pas un seul d’entre nous n’avait dedéfiance, lorsqu’un matin, au commencement des foires d’automne, aupetit jour, et comme les bandes allaient se mettre en route, lavieille Ouldine vit une quinzaine de gendarmes à l’entrée de lacaverne, et derrière eux une ligne de baïonnettes. Aussitôt ellerentra, les mains en l’air, et chacun allait voir. Des paysansarrivaient aussi plus loin, avec une longue file de charrettes pournous emmener. Tu penses, Christian, quels cris les femmespoussaient ; mais les hommes ne disaient rien. C’était letemps où l’on coupait le cou des gens par douzaines, et nouscroyions tous qu’on allait nous conduire à Sarrebourg pour avoir lecou coupé, d’autant plus que le juge de paix était avec lamilice.

« Malgré nos cris, on nous fit sortirdeux à deux. Le brigadier disait : Ça ne finira doncjamais !

« Nous étions près de deux cents. – Lesfemmes et les petits enfants montaient sur les charrettes. Leshommes et les garçons marchaient derrière, entre deux files desoldats.

« Lorsqu’on fit sortir le vieux Daniel etla vieille Margareth, à peine étaient-ils dehors, au grand air,qu’ils moururent tout de suite. On les mit tout de même sur unecharrette. Horni, Kleinmichel et moi, nous suivions en pleurant.Toutes nos femmes étaient comme mortes de frayeur. On ne voulaitpourtant pas nous faire de mal, on voulait seulement nous forcerd’avoir des noms de famille, pour nous reconnaître à laconscription.

« Tous les gens des villages où nouspassions venaient nous voir, et nous appelaient aristocrates.

« Une fois à Sarrebourg devant la mairie,au milieu des soldats, on nous fit monter, l’un après l’autre,prendre des noms, qu’on écrivait sur un gros livre.

« Le père Grébus eut de l’ouvrage avecnous jusqu’au soir. – On nous forçait aussi de choisir un logementailleurs qu’au Harberg.

« C’est depuis ce temps que je me suisappelé Bockes. J’étais alors un grand et beau garçon de vingt ans,tout droit, avec une belle chevelure frisée. – Toi, me dit le maireen me regardant, tu ressembles au dieu du bon vin ; tut’appelleras Bockes !

« Il dit au vieux Horni qu’ils’appellerait Silénas, à cause de son gros ventre, et tout le monderiait.

« On nous relâcha les uns après lesautres.

« Horni, Kleinmichel et moi, nousrestions ensemble dans une chambre au Bigelberg. Nous courionstoujours les foires ; mais depuis que nous avions des noms etqu’on nous appelait citoyens, la joie s’en était allée.

« Aussi, lorsqu’un peu plus tard onvoulut nous forcer de prendre des métiers et de travailler commetout le monde, Silénas me dit :

« – Écoute, Bockes, tout cela m’ennuie.Quand j’ai vu les Français brûler les couvents et les châteaux,j’étais content ; je pensais : – Ils veulent se fairebohémiens ! – Mais à présent je vois bien qu’ils sont fous.J’aimerais mieux être mort, que de cultiver la terre comme ungorgio[3]. Allons-nous-en ! »

« Et le même jour nous partîmes pour laForêt-Noire.

« Voilà cinquante ans que nous roulonsdans ce pays, Kleinmichel et moi. Les Allemands nous laissent bientranquilles ! Pourvu qu’on leur joue des valses et deshopser pendant qu’ils boivent des chopes, ils sont heureuxet ne demandent pas autre chose. – C’est un bonpeuple ! »

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