Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

VIII

 

Durant six ans, je restai chez le père Nivoi.Que de travail, que de tristesse, et pourtant que de bonheur aussipendant ces longues années d’apprentissage ! Tout revit enmoi, tout se réveille ! J’entends le rabot courir, la sciecrier, le marteau résonner sous le grand toit de l’atelier ;j’entends les verres tinter au cabaret voisin, les hussards chanterEn avant, Fanfan la Tulipe ! je vois les copeauxrouler sous l’établi ; je les repousse du pied, les joues etle front couverts de sueur.

Et le grand Jâry, cet être pâle, maigre, lescheveux ébouriffés, je le vois aussi, je l’entends me donner desordres :

– Apprenti, le rabot ! – Apprenti,les clous ! – Enlève-moi cette sciure, apprenti, et plus viteque ça. – Qu’est-ce que c’est ? tu te mêles d’ajuster…Ha ! ha ! du bel ouvrage ! Comme c’estraboté !… Comme c’est scié !… Le patron va gagner grosavec toi… Il n’a qu’à faire venir du vieux chêne, pour t’apprendreà massacrer !

Ainsi de suite. Et toujours de la mauvaisehumeur, toujours des coups de coude en passant.

– Ôte-toi de là, tu ne fais rien debon !

Quelle patience, mon Dieu ! quelle bonnevolonté d’apprendre il faut avoir, pour vivre avec des gueuxpareils, sans foi ni loi, sans cœur ni honneur ! Plusl’ouvrage est bon, plus ils le trouvent mauvais, plus l’envie leuraigrit le sang, plus ils verdissent et jaunissent. S’ils osaientvous attaquer !… Mais le courage leur manque. Pauvresdiables !… pauvres diables !…

Voilà pourtant la vie, voilà le soutien qu’ilfaut attendre dans ce bas monde.

Le père Nivoi voyait la jalousie de ce mauvaisgueux, et quelquefois il s’écriait :

– Hé ! Michel, tâche donc d’êtreplus honnête avec Jean-Pierre. Tu n’as pas toujours été malin pourraboter une planche et pour enfoncer un clou ; ça ne t’est pasvenu tout seul… Il t’a fallu des années et des années. Et malgrétout, tu n’es pas encore le grand chambellan du rabot et del’équerre, comme on disait sous l’autre ; tu n’as pas encoredeux clefs dans le dos, qui marquent ta grandeur. S’il avait falluattendre sur toi pour inventer les chevilles, on aurait attendulongtemps. Je te défends d’être grossier avec l’apprenti ; jene veux pas de ça… Tu m’entends ?

Malheureusement, le brave homme n’était pastoujours à l’atelier ; il avait des entreprises en ville, etJâry le voyait à peine dehors, qu’il se vengeait sur moi d’avoirété forcé d’entendre ses plaisanteries.

Au milieu de ces misères, j’avais pourtantquelques instants de bonheur, et mon attachement pour la mèreBalais augmentait toujours.

Il ne s’était pas encore passé six mois, queM. Nivoi m’avait permis d’emporter des copeaux à la maison. J’enmettais dans mon tablier tant qu’il pouvait en entrer. Avec quellejoie je criais sous la porte :

– Mère Balais, voici des copeaux !nous pouvons faire bon feu, le bois ne va plus manquer !

Elle, voyant la joie de mon cœur, faisaitsemblant de regarder ces copeaux comme grand-chose :

– Je n’ai jamais vu d’aussi belle flamme,disait-elle. Et puis, ça chauffe, Jean-Pierre, que c’est unvéritable plaisir.

Un peu plus tard, au bout de l’année,connaissant un peu l’état, j’avais arrangé le fruitier d’unemanière admirable, par couches de lattes bien solides. C’est à celaque je passais mes dimanches. Et, plus tard encore, la familleDubourg ayant loué dans les environs de la ville un petit jardin,c’est moi qui construisis leur gloriette ; c’est moi qui posaila petite charpente et qui garnis l’intérieur de paillassons, encroisant dehors le treillage pour les plantes grimpantes.

La petite Annette venait me voir et trouvaittout très beau ; Mme Madeleine elle-même me faisaitdes compliments, et la mère Balais disait sans gêne :

– Jean-Pierre sera le meilleur ouvrier deSaverne ; il sera même trop bon pour ce pays. C’est dans lescapitales que les maîtres ouvriers doivent aller ; c’est làqu’ils s’élèvent et qu’ils finissent même par épouser la fille d’unriche fabricant, soit en clavecins, soit en meubles rares de toutesorte : armoires, commodes, volières. J’ai vu cela cent fois,particulièrement à Vienne en Autriche, et à Berlin, où les gensriches ont l’usage de marier leurs filles avec des ouvriers de bonsens.

Elle voyait tout en beau, parce qu’ellem’aimait.

Les Dubourg, contents de leur gloriette, nerépondaient rien ; mais je voyais pourtant aux yeux deMme Madeleine qu’elle trouvait ces éloges trop grands,et qu’elle aurait bien voulu pouvoir en rabattre.

Ce qui fâchait le plus Jâry contre moi,c’étaient les copeaux ; car jusqu’alors lui seul les avaitpris, pour les donner à l’une de ses connaissances de la ruelle desAveugles. – Enfin on ne peut pas contenter tout le monde.

Cela dura bien un an de la sorte. Je n’étaispas encore bien adroit dans notre métier, mais assez souvent M.Nivoi m’avait chargé de faire de petits meubles, comme les cassinesqu’on nous commandait au collège, et toujours il avait parucontent.

– C’est bien, Jean-Pierre, disait-il,cela peut aller ; il manque encore la dernière main. Voici desjointures qui ne sont pas assez serrées, cette charnière est troplâche… La serrure a pris trop de bois… Mais, pour un apprenti, celamarche très bien.

Naturellement Jâry, ces jours-là, se montraitencore plus mauvais qu’à l’ordinaire ; aussitôt le maîtresorti de l’atelier, il tournait en moquerie ses compliments ettraitait mon ouvrage de savate. S’il avait pu tout casser etdétraquer, il l’aurait fait volontiers ; mais il n’osait pas,et regardait seulement en levant ses deux épaules maigres, etdisait :

– Ah ! le beau chef-d’œuvre !Écoutez comme ça s’ouvre, comme ça se ferme !

Il faisait aller le couvercle enrépétant :

– Cric ! crac ! c’est un meubleà musique… Ça crie… ça chante… ça possède tous les agrémentsensemble. On peut mettre des livres dans la cassine, et jouer enmême temps de la musique au professeur… Continue, Jean-Pierre, tupromets, tu promets !

Il soufflait dans ses joues, et se tenait lesdeux mains sur les côtes, comme pour s’empêcher de rire.

On pense si j’étais indigné ; je voyaissa méchanceté. Si je n’avais pas eu tant d’égards pour M. Nivoi,pour la mère Balais et tout le monde, j’aurais dit à ce gueux ceque je pensais de lui.

J’avais bien de la peine à me contenir, maisun beau matin la coupe fut pleine, et je vais vous raconter leschoses en détail, parce qu’il faut tout expliquer, pour que leshonnêtes gens voient clairement de quel côté se trouvent les torts,et qu’ils se disent en eux-mêmes : « C’était trop… celane pouvait pas durer… nous en aurions fait autant. »

Voici donc comment la chose finit.

Au commencement de ma troisième annéed’apprentissage, quelques jours avant la Sainte-Anne, qui tombe le27 juillet, un soir, au moment de partir, M. Nivoi me dit, aprèsavoir regardé mon travail :

– Jean-Pierre, je suis content de toi, tum’as rendu déjà de véritables services, et je veux te montrer masatisfaction. Dis-moi ce qui peut te faire plaisir.

En entendant ces paroles, je sentis mon cœurbattre. Jâry, qui pendait son tablier et sa veste de travail auclou, se retourna pour écouter. J’aurais bien su quoi répondre,mais je n’osais pas. Et comme j’étais là tout troublé, le pèreNivoi me dit encore :

– Hé ! tu n’as jamais rien de moi,Jean-Pierre ! En même temps il tirait de sa poche une grossepièce de cinq francs, qu’il faisait sauter dans sa main, endisant :

– Est-ce qu’une pièce de cinq francs net’irait pas, pour faire le garçon ? Réponds-moihardiment ; qu’est-ce que tu penses d’une pièce de cinq francsdans la poche de Jean-Pierre ?

Mon trouble augmentait, parce que depuislongtemps j’avais une autre idée, une idée qui me paraissaitmagnifique, mais qui devait coûter cher. Je n’osais pas le dire, etpourtant, à la fin, ramassant tout mon courage, jerépondis :

– Monsieur Nivoi, mon plus grand bonheurest d’abord de savoir que vous êtes content de moi ; oui,c’est une grande joie, principalement à cause de la mèreBalais…

– Sans doute, sans doute, fit-ilattendri ; mais toi, qu’est-ce que tu voudrais, qu’est-ce quetu pourrais désirer ?

– Eh bien ! monsieur Nivoi… Mais jen’ose pas ?

– Quoi ?

– Eh bien, ce qui me ferait le plus deplaisir, ce serait de montrer de mon travail à la mère Balais.

Et comme M. Nivoi écoutait toujours :

– Nous avons à la maison une vieilletable qui boite, lui dis-je, une table ronde et pliante ; ilfaut mettre quelque chose sous un pied, pour l’empêcher de boiter.Et si c’était un effet de votre bonté de m’en laisser faire uneautre, elle arriverait juste pour la Sainte-Anne.

– Oh ! oh ! s’écria le pèreNivoi d’un air à moitié de bonne humeur, à moitié fâché, sais-tubien ce que tu demandes ? Une table, une table ronde ; duvieux noyer encore, bien sûr ?

– Oh non ! en chêne.

– En chêne… c’est bon… en chêne… mais… etton travail pendant huit jours, dix jours, tu comptes ça pourrien !

– Oh ! je travaillerais le soir,monsieur Nivoi, je reviendrais après la journée deux ou troisheures.

Alors il parut réfléchir et toussa deux outrois fois dans sa main sans répondre, et seulement ensuite ildit :

– C’est pour la fête de la mèreBalais ?

– Oui.

– Et cette idée t’est venue commeça ?

– Oui, ce serait mon plus grandbonheur.

– Eh bien ! soit, fit-il, j’yconsens ; tu travailleras le soir, et je te laisse le choix dubois. Arrive, il ne fait pas encore nuit, entrons au magasin.

Aussitôt Jâry sortit et nous entrâmes aumagasin. Il y avait de belles planches, et je regardais du vieuxpoirier qui m’aurait bien convenu, mais c’était trop cher. Jevenais de prendre du chêne, quand M. Nivoi s’écria :

– Bah ! puisque nous sommes en trainde faire de la dépense, autant que ce soit tout à fait bien. Moi,Jean-Pierre, à ta place, je choisirais ce poirier.

Cela me fit une joie si grande, que je ne pusseulement pas répondre ; je pris la planche sur mon épaule, etnous rentrâmes dans l’atelier, où je la posai contre le mur. Toutce que j’avais souhaité depuis deux ans arrivait. Je mereprésentais le bonheur de la mère Balais.

Je voyais déjà dans cette planche les quatrepieds, le dessus, le tour ; je voyais que ce serait très beau,que j’en aurais même de reste, et tout cela me serrait le cœur àforce de contentement et d’attendrissement. Il ne m’était jamaisrien arrivé de pareil ; et dans le moment où je sortais enrefermant l’atelier, M. Nivoi, qui voyait sur ma figure tout ce queje pensais, me demanda :

– Est-ce que tu reviendras travailler cesoir ?

– Oh ! oui, monsieur Nivoi, si vousvoulez bien.

– Bon, bon, on mettra de l’huile dans lalampe.

Je retournai chez nous tellement heureux, quej’arrivai dans notre petite allée sans le savoir. Je ne pensaisplus qu’à ma table, et, tout de suite après le souper, j’allaiprendre mes mesures et me mettre au travail.

Le plan de cette table était si bien dans matête que, au bout du troisième jour, toutes les pièces setrouvaient découpées et dégrossies ; il ne fallait plus queles assembler, les raboter et les polir. M. Nivoi, deux ou troisfois le soir, vint me voir à l’œuvre ; il examinait chaquepièce l’une après l’autre sur toutes les faces, en fermant un œil,et finalement il me dit :

– Eh bien ! Jean-Pierre, maintenantque l’ouvrage avance, je dois te dire que tu as joliment profité detes deux ans d’apprentissage, et que, pour être juste, au lieu derecevoir du vieux poirier, c’est toi qui me devrais encore duretour.

Je pétillais de joie, cela m’entrait jusquedans les cheveux.

– Enfin, dit-il, j’espère que tu merécompenseras par ton travail.

– Monsieur Nivoi, je serai votre ouvriertant que vous voudrez ! m’écriai-je ; je ne mérite pasvos bontés.

– Tu les mérites cent fois, dit-il ;tu es un bon ouvrier, un brave cœur, et, si tu continues, tu serasun honnête homme. Va, mon enfant, la mère Balais sera contente, etje le suis aussi.

Il sortit alors, et cette nuit j’avançaitellement l’ouvrage, que toutes les pièces étaient jointes vers lesdix heures, excepté le dessus. Le lendemain je fis le dessus ;je repassai tout à la couronne de prêle, et j’appliquai le vernispour commencer à polir la nuit suivante.

Personne ne savait rien de tout cela cheznous ; la surprise et la joie devaient en être d’autant plusgrandes. Mon cœur nageait de bonheur. Je n’avais qu’une crainte,c’était qu’on apprît quelque chose par hasard ; et plus lemoment approchait, plus mon inquiétude et ma satisfactionaugmentaient.

Jâry, durant ces huit jours, n’avait riendit ; seulement il serrait les dents et me regardait d’unmauvais œil. Moi, je ne disais rien non plus.

Ma table déjà construite se trouvait dans uncoin éloigné de l’établi. En entrant, le matin du jour où je devaiscommencer à polir, je regarde pour voir si le vernis avait séché,et qu’est-ce que je vois ? un trou gros comme les deux poingsdans la planche du milieu sur le bord. – Je devins tout pâle, et jetournai la tête. Jâry riait en dessous.

– Qu’est-ce qui a fait ça ? luidis-je.

– C’est le gros rabot, répondit-il enéclatant de rire ; il ne faut pas mettre les beaux ouvragessous la planche aux rabots, parce que quand les rabots tombent, ilsfont des trous.

– Et qu’est-ce qui a fait tomber le grosrabot ?

– C’est moi, dit-il en riant plusfort ; j’en avais besoin.

À peine avait-il répondu : « C’estmoi ! » que je tombai sur le gueux comme un loup. J’avaisla tête de moins que lui, ses mains étaient larges deux fois commeles miennes, mais du premier coup il fut culbuté, les jambespar-dessus la tête, et je lui posai les genoux sur la poitrine,pendant qu’il me serrait en criant :

– Ah ! brigand… ah ! tuoses !…

– Oui, j’ose, lui dis-je, en écumant etlui donnant des coups terribles sur la figure.

Nous roulions dans les copeaux, il allongeaitses larges mains calleuses pour m’étrangler ; mais ma fureurétait si grande, que malgré sa force j’avais presque fini parl’assommer, lorsque le père Nivoi et trois hussards accoururent ànos cris, et m’arrachèrent de dessus lui, comme un de ces doguesqu’il faut mordre pour les faire lâcher. Ils me tenaient en l’airpar les bras et les jambes, j’avais des tremblements et desfrémissements.

Le grand Jâry se leva en criant :

– Je te rattraperai !

Mais à peine avait-il dit : « Je terattraperai ! » que je me lâchai d’une secousse, et queje le bousculais sur la table comme une plume. Il criait :

– À l’assassin !… àl’assassin !…

Il fallut m’arracher encore une fois, etm’entraîner dans la chambre voisine. Le père Nivoidemandait :

– Qu’est-ce que c’est ?

Alors, fondant en larmes, je luidis :

– Il a cassé ma table exprès.

– Ah ! il a cassé ta table !fit-il ; le gueux… le lâche !… Ah ! il a cassé tatable exprès… Eh bien ! tu as bien fait, Jean-Pierre. Mais ilpeut se vanter d’en avoir reçu… Voilà pourtant la colère d’unhonnête homme qu’on vole.

Les hussards me regardaient tout surpris et sedisaient entre eux :

– Tonnerre ! c’est pire qu’un chatsauvage !

La femme de M. Nivoi venait de porter dansl’atelier un baquet d’eau fraîche, où Jâry se lavait la figure. Jel’entendais gémir ; il disait :

– Je ne travaillerai plus avec cebrigand, il a voulu m’assassiner.

En même temps, il sanglotait comme un lâche,et M. Nivoi étant retourné le voir, lui dit :

– Tu as reçu ton compte… c’est bien fait.Tu ne veux plus travailler avec cet enfant, tant mieux ! C’estune bonne occasion pour moi d’être débarrassé d’un envieux, d’unimbécile. Va te faire panser chez M. Harvig. Tu pourras revenir cesoir ou demain, si tu veux, pour recevoir ton arriéré. Mais tu nerentreras pas dans l’atelier ; tu viendras dans cette chambre,car si Jean-Pierre te voyait, il te déchirerait.

– Lui ! cria Jâry.

– Oui, lui ! Ne crie pas si haut, ilest encore là ; les hussards le retiennent, mais il pourraits’échapper.

Nous n’entendîmes plus rien ! Quelquesinstants après, M. Nivoi revint en disant :

– Le gueux est parti. J’ai regardé letrou de la table ; nous allons changer tout de suite laplanche du milieu, Jean-Pierre, et demain tout sera prêt pour lafête de la mère Balais. Ainsi console-toi, sois content, tout peutêtre réparé ce soir.

Je me remis alors, et je fus bien étonné devoir que j’avais battu le grand Jâry. Je pensai en moi-même :« Ah ! si j’avais su cela plus tôt, tu ne m’aurais pastant ennuyé depuis deux ans, mauvais gueux ! J’aurais commencépar où j’ai fini ; mais il vaut mieux tard quejamais. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer