Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XII

 

J’ai souvent pensé que les femmes ont plus decourage que nous, dans les grands chagrins de la vie ; au lieude se laisser abattre, elles soutiennent encore nos forces et nousrelèvent le cœur. Mais c’est égal, les femmes comme la mère Balaissont rares. Le lendemain, elle paraissait déjà plus ferme, etpendant le déjeuner elle me dit :

– Écoute, Jean-Pierre, j’ai beaucoupréfléchi cette nuit, et maintenant tout cela me paraît très bien.Dans le premier moment, l’idée de te voir partir m’a porté uncoup ; mais tôt ou tard il aurait fallu prendre la mêmerésolution. Qu’est-ce que tu peux apprendre ici ? Ce n’est pasà Saverne qu’on peut devenir un bon ouvrier ; il faut voir lemonde, il faut regarder l’ouvrage des maîtres. Et puis laconscription nous aurait gênés ; c’était un moment biendifficile à passer.

Elle parlait de la sorte d’un air tranquille,et moi je faisais semblant de la croire ; mais je voyais bien,à ses yeux pleins de larmes et à sa voix tremblante, qu’elle disaitcela pour me consoler.

Enfin elle mit son châle et sortit en medisant :

– Je vais chez Nivoi.

C’était un dimanche. Longtemps j’attendis sonretour, songeant à nos misères. On sonnait à l’église pour lamesse, et les souvenirs du bon temps, quand j’étais assis devant lechœur, à côté de la petite Annette, me revenaient : le chantdes orgues, notre sortie au milieu de la foule, le contentement dela famille en rentrant pour dresser la table ; la mère Balais,qui me disait dans l’allée : « Arrive, nous avons quelquechose de bon ! » et la petite Annette qui criait :« Nous avons aussi quelque chose de bon ! »Ah ! c’était encore la veille… Que le bonheur passe vite, monDieu ! qu’il passe vite et qu’on souffre en y pensant plustard !

Vers onze heures, la mère Balais rentra.

– J’ai tout arrangé, dit-elle. Nivoitrouve tout bien. Il aurait voulu te garder jusqu’à la fin du mois,pour avoir le temps de chercher un autre ouvrier ; mais il estsi content de te voir suivre ses conseils, que le reste ne lui faitrien. Voici ton arriéré, qu’il m’a remis tout de suite, ce serapour la route ; et j’ai retenu ta place à la diligence enpassant, pour demain soir à cinq heures ; voici le billet.Tout va bien. Maintenant je vais chercher ce qu’il te faut :des chemises neuves, deux bonnes paires de souliers, c’est leprincipal.

– Ah ! mère Balais, lui dis-je, quelcourage vous avez !

– Bah ! fit-elle, quand on estdécidé, Jean-Pierre, il vaut mieux aller vite. J’ai voyagé, Dieumerci ! je sais ce qu’il faut.

Elle avait l’air de me sourire ; moi,tout ce que je pouvais faire, c’était de ne pas sangloter. Ilfallut pourtant se mettre à table, et se donner l’air de dînercomme tous les jours. Nous n’osions pas nous regarder l’un l’autre,et pour chaque parole il fallait se raffermir d’avance, de peurd’éclater d’un coup.

À la fin elle me dit :

– Est-ce que tu n’iras pas voir M.Vassereau, Jean-Pierre ? Tu sais qu’il t’aime bien.

Et je lui répondis tout de suite :

– J’y vais. Oui, mère Balais, j’auraisété capable de l’oublier.

En même temps, je pris mon chapeau et jedescendis. J’étais content de sortir, car de rester là, sanspouvoir crier, c’était trop terrible. À la porte des Dubourg, lamauvaise idée me vint de tout casser. Ce n’est pas seulement àcause de moi, c’est principalement à cause de cette bonne, de cettebrave mère Balais, que je leur en voulais. Mais aussitôt, pensantqu’ils se moquaient bien à cette heure de leur vieille baraque, jesortis ; et me rappelant que j’allais voir M. Vassereau, undes hommes que je respectais le plus en ville, cela me rendit unpeu de calme.

Il faisait très chaud. Dans la ruelle desOrties, derrière les jardins, tout bourdonnait le long des haiestouffues. Ces choses sont encore sous mes yeux !

Quelques instants après j’arrivais dans lapetite cour, et, en haut, sur le palier, je voyais au fond de lachambre à gauche, – par la porte ouverte au large, – mon vieuxmaître d’école encore à table, au milieu de sa famille. L’officedivin, le temps d’ôter la robe de chantre et la toque, de lessuspendre dans la sacristie et de revenir à la maison, avaientretardé son dîner, comme tous les jours de fête.

Il était là tout autre que dans la salled’école, en bonnet de coton noir et bras de chemise, à cause de lagrande chaleur ; il tenait sa petite fille sur un de sesgenoux, et lui pelait gravement une pomme.

– Eh ! c’est Clavel, dit-il enm’apercevant au haut de l’escalier.

– Oui, monsieur Vassereau ; je viensprendre congé de vous.

– Ah ! tu t’en vas ?

– Je vais à Paris, monsieurVassereau ; un ouvrier doit voir Paris au moins une fois.

Il m’avait fait asseoir. La femme et lesenfants écoutaient. Lui m’approuvait, disant qu’il avait toujoursété content de moi, et que ma visite lui faisait plaisir.

– Conduis-toi bien, disait-il, conservele respect de la religion, n’oublie pas tes devoirs de bonchrétien, et tu réussiras.

Enfin, au bout d’une demi-heure, comme je melevais, il me conduisit jusqu’à la porte, en m’embrassant ; cequi me soulagea le cœur, car l’estime et l’amitié des honnêtes gensvous font toujours du bien.

– Bon voyage, Clavel ! dit-il encoredu haut de l’escalier ; bon voyage et bonne santé !

– Merci, monsieur Vassereau.

Et je remontai la ruelle, heureux d’avoir reçules bons souhaits d’un si brave homme.

Il pouvait être alors deux heures. Je voulusprofiter du restant de la journée pour aller voir aussi M. Nivoi.Je redescendis donc la ruelle jusqu’à la place de laFontaine ; et le vieux menuisier, qui se trouvait avec son amiPanard dans la chambre au-dessus de notre atelier, – pendant queles hussards, en bas, chantaient, riaient, buvaient, et jouaientaux quilles le long du magasin de bois, – le vieux menuisier, quime voyait venir de loin, comme je passais sous sa fenêtre, mecria :

– Jean-Pierre, par ici !

Je traversai l’atelier et je montai. Labouteille était là comme toujours, entre les deux verres à moitiépleins.

– Un verre, Marguerite ! criait M.Nivoi dans l’escalier.

Et, me voyant entrer :

– Eh bien ! tu pars !s’écria-t-il ; à la bonne heure !

Je saluai M. Panard, qui me dit aussi quej’avais raison. Ensuite, Mme Marguerite ayant apporté unverre, on le remplit et nous bûmes à notre santé.

– Vois-tu, Jean-Pierre, me disait M.Nivoi, c’est à Paris qu’un bon ouvrier doit aller ; c’est làqu’il peut apprendre son état à fond. Les plus malins en province,ceux qui se croient uniques, sont étonnés, en arrivant là-bas, d’entrouver par douzaines de leur espèce, et beaucoup d’autres encorecapables de leur en remontrer pour enfoncer les chevilles etdétacher les étèles.

– Oui, disait M. Panard, c’est là qu’onpeut s’élever. Les étrangers le savent bien, car la ville estpleine d’Allemands, d’Anglais, de Russes, d’Italiens et d’Espagnolsqui s’en vont, au bout de quelques années, faire parade chez eux dece qu’ils ont appris chez nous.

C’étaient deux bons vieux camarades, quis’entendaient sur tout ; ce que l’un disait, l’autrel’approuvait tout de suite ; et les dimanches ils avaient lenez tout rouge, à force de s’entendre.

Je restai là jusqu’à sept heures. Le pèreNivoi voulait me retenir à souper. Quand il apprit que je partaisle lendemain à cinq heures, il me promit d’arriver au bureau desmessageries, avec une lettre de recommandation pour son ancienpatron, M. Braconneau, rue de la Harpe, n° 70.

En me reconduisant, il me serra encore un écude cinq francs dans la main ; et comme je ne voulais pas lerecevoir, ayant déjà mon compte :

– Ton compte, c’est bon, dit-il ;mais cet écu, c’est pour mon plaisir à moi que tu vas leprendre ; c’est pour boire un coup à la santé du père Nivoisur la route. Tu ne peux pas me refuser ça.

J’acceptai donc ; puis, étant rentré cheznous, je racontai mes visites à la mère Balais, qui parut contente.Elle avait déjà vidé sa grande malle pour y mettre meseffets ; et ceux qui nous auraient vus pendant le souper ne seseraient jamais figuré que le plus grand chagrin nous accablaittous les deux, parce que nous parlions de mon voyage comme d’unechose naturelle et qui devait arriver tôt ou tard ; seulement,nous avions espéré le retarder, et le moment était venu plus tôtque nous ne pensions.

Oui, voilà ce que nous disions ! Maiscette nuit-là, sachant qu’il faudrait partir le lendemain, que maplace était retenue, que je ne reverrais peut-être jamais Annette,ni celle qui m’avait recueilli, qui m’avait nourri de son travail,élevé, aimé comme son propre enfant, ni la vieille maison oùj’avais passé mon enfance, ni la vieille ville, ni la côte, ni lesbois, je versai des larmes bien amères ; et j’entendais labrave femme, ma seconde mère, tousser de temps en temps tout bas,comme quand quelque chose vous étouffe, puis se lever doucement,aller à l’armoire, écouter du côté de ma chambre. J’aurais voulului faire croire que je dormais, mais ce n’était paspossible !

Le matin, au petit jour, lorsque j’ouvris maporte, elle était déjà là devant ma malle, assise, les mainscroisées sur ses genoux. Rien que de nous regarder, nous aurionsvoulu recommencer nos cris. Mais elle avait pourtant plus decourage que moi, car elle me souriait toujours.

– Tu ne m’oublieras pas, Jean-Pierre,fit-elle.

Quand j’entendis cela, je me sauvai de nouveaudans ma chambre, éclatant en sanglots comme un malheureux. De sequitter quand on est riche, ce n’est rien ; mais pauvre,lorsqu’on ne sait pas ce qu’on deviendra, voilà ce qui vousdéchire. Ah ! quelle mauvaise idée elle avait eue de meprendre à Saint-Jean-des-Choux, pour le bonheur qu’elleméritait ! Des gueux, en faisant leurs mauvais coups, ontquelquefois plus de chance que les honnêtes gens en faisant lebien, et c’est à cause de cela que, à moins d’être un véritablebandit, il faut absolument croire en Dieu. Où donc serait laconsolation sans cela ? Les brigands auraient raison d’êtredes brigands, on ne pourrait rien leur répondre ; tous leshonnêtes gens seraient des bêtes !

Enfin, ces retards ne peuvent pas toujoursdurer ; il faut pourtant que je raconte mon départ de Saverne,et c’est le plus pénible. Il faut tout dire, il faut se rappelerles grandes misères aussi bien que les bonheurs : c’est lavie.

À quatre heures, la mère Balais avait fait mamalle ; elle était fermée. Moi, je l’avais regardée enl’aidant. Elle m’expliquait tout et je l’écoutais : c’étaitcomme la voix de ma propre mère. Elle devait aussi bien voir dansmes yeux ce que je pensais ; elle paraissait plus contente, detemps en temps elle disait :

– Sois tranquille, Jean-Pierre, soistranquille, nous nous reverrons dans le bonheur. Tout cela n’aqu’un temps.

Et je lui répondais :

– Oui ! tout bas.

– Tout finit par bien aller, disait-elle,pourvu qu’on ait du courage. Maintenant, moi, je suis tout à faitremise. Mais le moment approche, Jean-Pierre, il ne faut pas êtreen retard. Tiens, mets ça dans ta poche, mon enfant ; prendsgarde de le perdre.

– Qu’est-ce que c’est ? luidemandai-je étonné.

– Tu n’auras pas de l’ouvrage tout desuite en arrivant à Paris, fit-elle ; il te faut un peud’argent pour attendre. J’avais mis ça de côté, dans la crainted’une maladie… et puis l’idée de la conscription… C’est soixantefrancs.

– Et vous ?

– Oh ! moi, tiens, regarde… l’argentne me manque pas.

Elle me montrait notre petite boîte, avec cinqou six pièces de cinq francs.

– Oh ! je ne m’oublie pas !fit-elle.

J’étais comme étourdi. Je l’embrassai, et puisj’enlevai la malle sur mon épaule, et nous sortîmes. Dans la ruenous marchions l’un près de l’autre sans rien nous dire.

En arrivant près des messageries, nous vîmesde loin le père Nivoi, qui nous attendait sous la porte cochère. Ilfit quelques pas à notre rencontre, en s’écriant :

– Vous arrivez juste, ça ne peut plustarder.

Il me remit en même temps la lettre pour M.Braconneau, et je la serrai dans la poche de ma veste.

Un grand trouble me possédait : je voyaisma malle sur cinq ou six autres, les gens entrer et sortir ;j’entendais le père Nivoi répéter que c’était bien, que tout iraitbien, que je montrais du caractère ; mais, comme la voiture nevenait pas, la mère Balais et moi nous étions là tous les deux àdemi morts.

De temps en temps, en nous regardant, nousnous faisions de la peine l’un à l’autre, à cause de notreépouvante. Elle ne pouvait plus rien dire. Et comme nous étionsainsi, voilà qu’on entend tout au loin la trompette du conducteur,et que la grosse voiture, avec ses paquets, sa large bâche, sesquatre chevaux gris-pommelés, et ses conscrits à calotte rouge surl’impériale, paraît au haut de la grande rue. Tout le mondecrie :

– La voilà !

– Allons, Jean-Pierre, embrassons-nous,me dit le père Nivoi.

Moi, je jetai les yeux sur la mèreBalais ; elle me tendait les bras et voulait parler, mais ellene disait rien. Alors je la pris, je la serrai… c’était comme unétranglement.

Le bruit sourd de la diligence approchait,ensuite il se tut ; les grelots des chevaux tintaient à laporte. J’entendais les cris des voyageurs, je sentais la main dupère Nivoi sur mon épaule, qui me tirait en parlant ; mais jene comprenais rien, je ne pensais plus à rien, je serrais toujoursma pauvre vieille mère Balais.

À la fin, je ne sais pas comment nous nousétions séparés, et moi dans la diligence, avec six ou septconscrits qui chantaient en buvant de l’eau-de-vie. Je me retournaien criant :

– Mère Balais !

Elle était appuyée contre la porte. Nivoiessayait de l’entraîner, mais elle ne voulait pas. Moi, je rouvraispour descendre, quand tout à coup la grosse voiture se balançalourdement et partit avec un bruit terrible : le conducteursonnait de la trompette, les toits en équerre défilaient, quelquespassants se retournaient, en se serrant contre les murs ; puisle ciel parut, le bouquet de vieux sapins verts se montra sur notredroite, avec un petit carré de vigne ; nous étions hors deSaverne, nous grimpions la côte, la voiture se ralentissait ;et bien loin par-dessus les forêts, je voyais Saint-Jean-des-Choux,mon premier nid abandonné. Le souvenir de mon père, le pauvrebûcheron, me revint, et malgré les conscrits qui riaient etchantaient, je courbai la tête sur les genoux et je pleurai.

Ah ! que de choses merevenaient !…

Plus haut, à mi-côte, près de la bellefontaine, où descend le sentier de Saint-Jean-des-Choux, la petiteporte derrière s’ouvrit, et le conducteur s’écria :

– Ceux qui veulent monter avec moi par latraverse, pour se dégourdir les jambes ?

Les conscrits descendirent ; je restaiseul dans la diligence, montant au pas la grande route tournante.Les chevaux soufflaient. Quelques voyageurs traversaient lesbruyères à droite, avec le conducteur ; moi, penché sur lebord de la petite lucarne, je regardais à gauche le beau vallon dela Schlittenbach, la maison de M. Leclerc au fond, son pavillon surle rocher, les grands bois, les ruines du Haut-Barr et duGéroldseck dans les nuages ; et puis au loin l’immense plained’Alsace, toute bleue, et le vieux Saverne au pied de la côte, cevieux Saverne où j’avais passé tant de beaux jours !

Je me disais :

« Te voilà donc encore une fois seul aumonde. Les autres penseront encore à toi dans un mois, dans sixmois, dans un an peut-être ; ensuite ils auront leursaffaires ; ils se souviendront de Jean-Pierre par hasard, etpuis ce sera fini… La mère Balais seule ne t’oubliera pas ! Etles arbres, les rochers, les vieilles maisons, la côte, les ruinesque tu regardes depuis ton enfance, qui te faisaient rêver et quetu vois encore en ce moment, seront toujours les mêmes ;d’autres les verront, d’autres penseront ce que tu as pensé, et tune seras plus là pour les voir ! Annette sera riche… elle seramariée… Mon Dieu !… mon Dieu ! qu’est-ce que lavie ? »

Ces pensées et mille autres pareillestraversaient mon esprit, et m’accablaient de tristesse.

On était arrivé devant le bouchon du pèreFaller, les conscrits étaient remontés dans la voiture, et leconducteur, sur son siège, sonnait de la trompette. Les chevauxgalopaient en cadence, la poussière s’élevait, couvrant lespeupliers de la route, les broussailles, les herbes ; la forêtpassait, on était sur le plateau.

Au bout d’une heure, le fond du Holderloch etle village des Quatre-Vents avaient défilé. Puis, après avoirchangé de chevaux à la grande poste de Guise, on était arrivé àPhalsbourg, avec ses avancées, ses ponts, ses portes sombresgarnies de herses, sa grande place d’armes, et l’on avait traversétout au galop.

Quel rêve et quelle tristesse ! Plusloin, lorsque les bois étaient finis, quand on ne voyait plus quece grand pays plat au-dessus de Mittelbronn, et de loin en loin lesVosges bleues, qui s’effaçaient dans le ciel déjà gris, quelletristesse de se dire :

– Maintenant, tu ne verras plus lesvieilles montagnes, tu ne verras plus que des carrés de blé oud’avoine, de chanvre ou de navette, de petits arbres fruitiers, desbouts de haie ; Seigneur Dieu !

Et plus tard la nuit qui vient, les grandeslignes d’or qui s’effilent sur cette plaine nue, les fermes, lespetits villages à droite et à gauche ; et finalementl’obscurité, les conscrits qui chantent, qui mangent, qui boivent,la voiture qui roule toujours, et les pieds des chevaux qui vontcomme une horloge : à chaque pas on est plus loin, toujoursplus loin !

Je m’étais mis dans un coin, le coude dans labretelle ; mes yeux cuisaient à force d’avoir regardé.J’aurais voulu dormir et je ne pouvais pas. À chaque relais lesconscrits allaient remplir leur gourde. Ils parlaient et riaient deleurs amoureuses qu’ils abandonnaient. L’un avait reçu douze centsfrancs du juif, l’autre quatorze cents, l’autre plus. Ils allaientà Lille en Flandre pour la révision.

Voilà ce qu’ils disaient ! Pas un n’avaitde chagrin de quitter le pays, la maison, le vieux père, la vieillemère… Et qu’est-ce que leur faisait de voir d’autres arbres ?Les hommes ne sont pourtant pas tous les mêmes. C’est un grandmalheur quelquefois de ne pas ressembler à des bûches qui nesentent rien ; oui, c’est un grand malheur.

Je songeais à ces choses le cœur gonflé. Lesrelais n’en finissaient plus ; les étoiles et la lunebrillaient dehors ; ensuite des nuages couvrirent le ciel. Lesconscrits ronflaient, moi je regardais la terre sombre courir. Celadura bien longtemps.

Nous arrivâmes à Lunéville, où des dragons sepromenaient sous les lanternes, devant un corps de garde. Ungendarme, avec son grand chapeau, vint regarder dans la voiturepour remplir sa consigne, mais il n’éveilla personne. Le conducteurlui dit : – Ce sont des vendus.

Ensuite nous repartîmes ; et, sur lestrois heures du matin, nous arrivâmes dans une grande ville, lesrues larges bien pavées, les maisons superbes : c’était Nancy.La voiture s’arrêta devant une cour entourée de hangars, àl’Hôtel de l’Europe, comme on le voyait écrit en grosseslettres sur la façade. Le conducteur vint nous ouvrir, et dit quenous avions une demi-heure. Tout le monde sortit. Qu’est-ce que jepouvais faire au milieu de la nuit, dans cette ville que je neconnaissais pas ? Un monsieur, avec une serviette sur le bras,demanda si l’on voulait prendre quelque chose ; deux ou troisle suivirent dans le grand hôtel, les autres se dispersèrent àdroite et à gauche. Moi j’allai m’asseoir dehors sur un banc, auclair de lune. Je voyais une grande rue qui descendait, au bout dela rue une grille magnifique en fer massif et doré, plus loin uneplace ; et devant une sorte de palais, une sentinelle qui sepromenait sur le trottoir.

Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau,d’aussi grand que cette rue, cette grille et cette place. Jedescendis jusqu’à la grille et je regardai. Tout dormait ; onentendait, bien loin derrière, les gens de notre diligence parler,les domestiques emmener les chevaux ; et devant le palais, oùla lune brillait sur les grandes vitres, les pas de la sentinelle.On trouve pourtant du monde bien riche sur la terre !

J’aurais voulu voir plus loin à gauche deuxfontaines couvertes d’arbres, dont l’eau tombait dans l’ombre, etune statue très grande au milieu de la place, mais j’avais peur derevenir trop tard, et je vins me rasseoir sur mon banc, pour êtrelà quand notre voiture repartirait.

Un petit cabaretier avait ouvert sa porte enface, pour attirer les voyageurs, mais les conscrits étaient seulsentrés ; ils chantaient des airs du pays.

Toutes ces choses me reviennent, parce quej’étais pour la première fois dans une grande ville. Jepensais : « Puisque Nancy n’est qu’une ville ordinaire,qu’est-ce que doit donc être Paris ? Comment se reconnaître aumilieu de toutes ces rues ? » Je me représentais Paristantôt magnifique et tantôt terrible.

À trois heures et demie, le conducteur et lesdomestiques revinrent avec d’autres chevaux ; des quantités demendiants, hommes et femmes, arrivèrent aussi, demandant lacharité.

Il faisait alors petit jour. Comme nousallions remonter en voiture, le conducteur, un bon gros homme, lesjoues pleines, le nez rouge, une petite casquette en peau de lièvreliée sous le menton, et de grosses bottes en peau de moutonremontant jusqu’aux genoux, me demanda :

– Vous êtes à la rotonde avec lesvendus ?

– Oui, monsieur, lui dis-je.

– Eh bien, si vous voulez monter àl’impériale, vous serez mieux.

Je profitai de la permission et je m’assis àcôté de lui, dans un large fauteuil en cuir. La moitié desconscrits restaient à Nancy, de sorte que nous étions seuls, lepostillon devant nous.

C’est ainsi que nous repartîmes. Et comme mafigure plaisait à ce conducteur, tout en serrant et lâchant samanivelle, il me demanda pourquoi j’avais l’air malheureux… sij’étais tombé au sort ? Je lui dis que non, mais que j’avaisdu chagrin de quitter mon pays, que j’étais un simple ouvriermenuisier, et que je ne connaissais pas la ville de Paris, oùj’allais essayer de gagner ma vie.

Alors cet homme, plein de bon sens, me dit quej’avais tort de me chagriner, que tôt ou tard il fallait quitterson village, à moins de vouloir s’encroûter dans les vieillesidées, manger des pommes de terre toute sa vie, et tomberau-dessous de rien.

Il me raconta l’histoire de trois ou quatreouvriers de sa connaissance, qui par le travail avaient faitfortune à Paris ; il les nommait, disant : « Danstelle rue, à tel numéro. » Je m’étonnais de sa mémoire, et jeprenais confiance dans ses paroles.

Nous traversâmes ainsi la ville de Toul, quipossède une belle église.

Le grand air de l’impériale, la vue de cesgros chevaux qui galopaient, la tête sous le poitrail ; lepassage des champs, des prés, des vignes ; les rivières, lesbouquets d’arbres, les pauvres masures, comme il s’en trouve enChampagne, toutes ces choses nouvelles, et surtout l’idée que nousapprochions de Paris, m’empêchaient de songer toujours à meschagrins.

Le conducteur avait dans le banc une grossebouteille de vin ; il en buvait et me la repassait chaquefois, en s’écriant :

– Allons, jeune homme !

Après Toul, nous avions dépassé Commercy,Bar-le-Duc et Vitry-le-François. À Vitry, les voyageurs étaientdescendus pour dîner. Moi, j’avais tiré de ma poche une grossepomme de la mère Balais, un morceau de saucisson et du pain.

Tout ce qui me revient, c’est que, après avoirroulé tout le jour, il fallut encore passer la nuit en voiture.Mais la fatigue d’être assis depuis si longtemps, et de n’avoir pasfermé l’œil la nuit précédente, m’endormit profondément. Lorsque jem’éveillai, j’avais une peau de mouton sur les jambes, la roséecoulait sur le tablier de l’impériale, tout le pays était couvertde brouillard blanc, le conducteur dormait aussi dans soncoin ; le cocher seul, devant, avec son chapeau de toile ciréeet son manteau à triple collet, était droit, le fouet dans lamain ; et dessous, les gros chevaux fumants galopaient lacroupe en l’air.

Il pouvait être trois heures. J’ai su par lasuite que nous avions dépassé Coulommiers. Alors, à moitié dormant,à moitié éveillé, je vis passer des petits villages, des toits dechaume et d’autres. De deux heures en deux heures on faisaithalte : le postillon criait, les chevaux hennissaient, leconducteur s’éveillait et descendait. La voiture dormait bienfermée, des gouttes d’eau sur les vitres. Tout cela, je le voyaiscomme en rêve. Une fois seulement je descendis ; et ce n’estqu’au grand jour, en sentant le conducteur me secouer par le braset me dire :

– Nous n’avons donc pas envie de vider labouteille ? que je m’éveillai tout à fait et que je bus un boncoup.

Le soleil était déjà haut, il pouvait êtresept heures. Nous traversâmes un grand bois sur une routemagnifique ; je me rappelle que mon étonnement était grand devoir tous les arbres numérotés le long de cette route. Leconducteur me dit :

– Nous approchons de Paris, nous sommesdans la forêt de Vincennes ; dans une heure nous ferons notreentrée dans la capitale.

Ces paroles me rendirent grave et mêmecraintif, car les joyeux propos d’un conducteur ne vous empêchentpas de réfléchir, lorsqu’on arrive pour gagner son pain dans uneville où des milliers d’autres entrent tous les jours avec la mêmeidée.

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