Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XVIII

 

C’est pendant ce mois de septembre, cinqsemaines après le départ d’Emmanuel, que j’eus le mal du pays. Jeme sentais dépérir. La nuit et le jour je ne revoyais que Saverne,la côte, les bois de sapins, la rivière, les ombres du soir ;je sentais l’odeur des forêts, j’entendais les hautes grivess’appeler, puis le métier du père Antoine, les sabots de la mèreBalais, les éclats de rire d’Annette ; tout, tout meparaissait beau, tout m’attendrissait :

« Ah ! mon Dieu ! si je pouvaisseulement un peu respirer là-bas !… Ah ! si je pouvaisseulement embrasser la mère Balais et boire une bonne gorgée d’eaude la fontaine. Comme elle serait fraîche… comme jereviendrais ! Ah ! je ne reverrai plus le bontemps ! je ne chanterai plus en rabotant avec le Picard, je nereverrai plus le père Nivoi, je n’entendrai plus les servantescrier autour des auges, et les vaches galoper la queue toutedroite, les jambes en l’air… C’est fini… c’est ici qu’il faut queje laisse mes os. »

Voilà cette maladie terrible. Je tombaisensemble, et le père Perrignon avait beau me crier :

– Allons, courage, Jean-Pierre. Quediable ! nous sommes à Paris, nous sommes dans les idéesjusqu’au cou… Qu’est-ce que nous fait le reste ? J’ai connu çadans le temps… Oui, c’est dur… mais avec du courage on surmonte lechagrin.

Il avait beau me prendre la main, lebourdonnement de la rivière sous les vieux saules m’appelait…J’aurais voulu partir. Et dans ces temps, en le reconduisantjusqu’à sa porte, rue Clovis, quand il montait et que je restaisseul, au lieu de retourner au quartier Latin, je suivais ma route,j’arrivais à la rue Contrescarpe, tout au haut de la butte :une rue déserte, abandonnée, avec quelques vieilles enseignes, del’herbe entre les pavés et le gros dôme du Panthéon derrière, toutgris.

Je regardais en passant ces gens minables, lessouliers éculés, assis sur les marches ; ces femmes jaunes,ces enfants maigres, tous ces êtres sales, déguenillés ; leurspetites vitres raccommodées avec du papier, et derrière les vitresdes images du temps de la République ou de Louis XVI. Dieu sait quiles avait collées là, ces images ; les années avaient passédessus. On y voyait les chapeaux à cornes, les perruques, leshabits vert perroquet, les gilets à fleurs tombant sur les cuisses,les cravates montant jusque sous le nez. C’était vieux,vieux ! et tout restait dans le même état.

Je regardais cela, comme Joseph d’Arimathieregardait au fond du sépulcre vide.

Au bas de la vieille rue en pente, où pas unevoiture ne passait, à droite d’une mairie, à gauche d’une fontainetoute neuve et blanche, la fontaine Cuvier, avec le lion oùs’appuie une femme nue, l’aigle en l’air qui s’envole un moutondans les griffes, et au-dessous tous les animaux de lacréation ; entre ces deux bâtisses, je voyais un vieux murcouvert de lierre… Oh ! le beau lierre… comme il vivait ets’étendait ! – C’était le Jardin des Plantes.

Un peu sur la gauche du mur s’ouvrait unebelle porte grillée, une sentinelle auprès. Là commençait l’alléeen escargot bien sablée, tournant entre les plantes rares, lestulipes roses, – une fontaine en bénitier, pleine d’eau tranquille,à l’entrée ; – et sur la butte, en l’air, par-dessus le vieuxcèdre du Liban, large, plat et fort comme un chêne, se dressait lepavillon, parmi de vieilles roches représentant des bois pourris,des coquillages, des plantes, que l’invalide vous expliquait venirdu déluge.

Bien souvent, de loin, avant d’oser entrer,j’avais examiné ces choses, pensant que c’était le jardin dequelque richard ou d’un prince ; mais le passage continuel desvieilles femmes, leur cabas sous le coude, des ouvriers, desenfants, des soldats, m’avait enfin appris qu’on pouvait passer, etj’étais entré comme tout le monde.

Voilà l’un de mes plus beaux moments à Paris.Au moins là tout n’était pas des pierres, au moins ces plantesvivaient. Ah ! c’est quelque chose de voir la vie ! Oui,j’en étais content, tellement content, que l’attendrissement megagnait, et que je m’assis sur un banc à l’intérieur pour regarder,respirer et presque fondre en larmes. Depuis trois mois je n’avaispas vu d’autre verdure que les grandes allées en murailles desTuileries, je ne savais pas ce qui me manquait, alors je le compriset je me promis bien de revenir. Ah ! s’il était tombéseulement un peu de rosée, cela m’aurait fait encore plus debien ; mais il ne tombe pas de rosée à Paris ; tout estsec en été, tout est boueux en hiver.

La cage des serpents, derrière une file devitres grises ; le vieil éléphant, derrière ses hautespalissades ; la girafe avec sa tête de cheval au bout d’un coude cigogne, et qui broute les feuilles sur des arbres de vingtpieds ; les bâtisses rondes en briques rouges ; lesoiseaux de la Chine et d’ailleurs qui ressemblent à nos poules, ànos oies, à nos canards ; les aigles qui crient, en regardantà travers leurs barreaux les pigeons dans les nues, et qui veulenttout à coup s’envoler ; les vautours qui perdent leurs plumeset laissent pendre la tête au bout de leur long cou, nu comme unver ; les singes qui sautent et font des grimaces ; lesours dans leurs fosses, qui se roulent sur le pavé brûlant etregardent en louchant ceux qui leur jettent du pain ; lestigres, les lions qui bâillent ; les hyènes, des espèces decochons avec des têtes de chauves-souris, qui répandent une odeurtrès mauvaise, tout cela, pour moi, c’était de la vieillerie, commeces carcasses de baleines et d’animaux d’avant le déluge, qui sontenfermées, avec des étiquettes, dans une grande bâtisse bienpropre, et qui ressemblent à des poutres vermoulues. Je lesregardais bien, mais j’aimais mieux la verdure, et rien qu’unépervier dans la montagne, quand il passe d’une roche à l’autre enjetant son cri sauvage, rien qu’un bœuf qui fume à la charrue, ouun chien de berger qui rassemble le troupeau, me paraissait millefois plus beau que ces aigles, ces hyènes et ces lionsdécrépits.

C’est après avoir traversé la grande allée detilleuls et de hêtres au milieu, – près des magnifiques baraques enverre où les plantes d’Amérique collent leurs grandes feuillesdesséchées aux vitres, – c’est de l’autre côté, sur les quais, ensuivant ces immenses entrepôts où les tonnes de vin etd’eau-de-vie, les ballots et les caisses sont entassés jusqu’auxtoits pendant une lieue ; où les bateaux descendent la Seineet déchargent leurs marchandises et leurs provisions de toutessortes sur les pavés en pente, derrière les tours de Notre-Dame,près de l’Hôtel-de-Ville, c’est là que la vie me revenait avec cesgrandes histoires de la Révolution, où les gens, au lieu de croupiret de moisir comme ces animaux d’Asie et d’Afrique dans des cages,voulaient être libres et faire de grandes choses. Oui, c’est enface de l’Hôtel-de-Ville, cette large et sombre bâtisse couverted’ardoises, ses deux pavillons sur les côtés, sa haute porte envoûte, au milieu, où monte le grand escalier jusqu’à l’intérieur,ses grandes fenêtres et ses niches, où les vieux juges, tous lesbraves gens des anciens temps, ont leur statue, c’est là que je merappelais la terrible Commune : ces hommes de la Révolution,avec leurs habits à larges parements, leurs perruques, leurstricornes, qui balayaient le pays avec leurs décrets, quidéclaraient qu’on gagnerait tant de victoires en Hollande, tant enPrusse, tant en Italie, ainsi de suite, – ce qui ne manquait pasd’arriver, – et qui se soutenaient avec vingt départements contretout le reste de la France et de l’Europe, en nommant des soldatsgénéraux et des généraux soldats, pour le service de lapatrie ! Oui, j’étais dans l’admiration en regardant cettebâtisse, où s’étaient accomplies de si grandes choses ; jecomprenais mieux l’histoire que m’avait prêtée le vieux Perrignon,je me représentais ces révolutionnaires, et je pensais :« C’étaient d’autres hommes que nous ! Depuis des annéeset des années nous serons tous en poussière, on ne saura pas mêmeque nous avons existé, et d’eux on parlera toujours, ils seronttoujours vivants ! »

J’étais un soir à cet endroit, à l’entrée dupont, rêvant à tout cela, lorsqu’un grand canonnier roux me tapasur l’épaule, en disant :

– Qu’est-ce que tu fais donc là,Jean-Pierre ?

Je regardai tout surpris, et je reconnusMaterne le cadet, celui qui s’appelait François. Nous n’avionsjamais été bien amis ensemble, et plus d’une fois nous nous étionsroulés à terre ; mais en le voyant là, je fus tout joyeux etje lui dis :

– C’est toi, François ? Ah ! jesuis bien content de te voir.

Je lui serrais la main. J’aurais voulul’embrasser.

– Qu’est-ce que tu fais donc àParis ? me demanda-t-il.

– Je suis ouvrier menuisier.

– Ah ! moi, je suis dans lescanonniers à Vincennes. Qu’est-ce que tu payes ?

– Ce que tu voudras, Frantz.

Et lui, me prenant aussitôt par le bras,s’écria :

– Nous avons toujours étécamarades ! Arrive… je connais un bon endroit… Regarde… c’estici.

C’était à quatre pas, et je pense que tous lesendroits étaient bons pour lui, quand un autre payait. Enfin,n’importe ! il décrocha son sabre, le mit sur le banc entreillis, à la porte du cabaret, et nous nous assîmes devant unepetite table dehors.

Les gens allaient et venaient. Je fis apporterune bouteille de bière, mais Frantz voulut avoir del’eau-de-vie ; il dit à la femme :

– Laissez le carafon ! – Ah !tu es ouvrier, Jean-Pierre, et où çà ?

– Rue de la Harpe, mais je demeure ruedes Mathurins-Saint-Jacques.

– Bon… bon… À ta santé !

Je lui demandai s’il avait des nouvelles dupays ; mais il se moquait bien du pays et disait :

– C’est un trou… ça ne vaut pas seulementla peine qu’on en parle…

– Mais ton père et ta mère ?

– Je pense qu’ils sont encore vivants.Depuis deux ans je n’ai pas eu de lettre d’eux.

– Et toi, tu ne leur as pasécrit ?

– Si, je leur ai demandé deux ou troisfois de l’argent ; ils ne me répondent jamais… ça fait que jeme moque d’eux. – À ta santé, Jean-Pierre !

Il finissait toujours par là :

– À ta santé, Jean-Pierre !

Une chose qui me revient, c’est que je luiparlai de la réforme et qu’il me dit :

– Oui, c’est de la politique, et ceux quise mêlent de politique, gare à eux ! Tu sauras que chez lesarmuriers tous les fusils sont démontés ; il manque aux uns labatterie, aux autres la cheminée ; de sorte que ceux quivoudront faire de la politique, s’ils pillent les fusils, nepourront pas tirer. Le sergent m’a dit ça ! Il m’a aussiraconté qu’on mêle dans le nombre de ceux qui veulent faire de lapolitique, des gaillards solides, bien habillés, comme despropriétaires, – qui passent même pour les plus enragés, – et quiportent de gros bâtons plombés avec lesquels ils assomment leurscamarades. Ces gens se reconnaissent tous par des signes. Ilsarrêtent les autres et se mettent toujours trois ou quatre contreun. Avec ça, la troupe arrive et balaye le restant de la canaille.Ainsi, ne te laisse pas entraîner dans la politique. C’est un boncamarade qui te prévient… Prends garde !

– Je te crois, lui dis-je, et je n’ai pasenvie de m’en mêler.

Comme alors le carafon était vide, Materne serappela qu’il devait répondre à l’appel et que Vincennes était àplus d’une lieue. Il se leva, boucla son ceinturon ; je luiserrai la main, et, pendant qu’il s’éloignait en traversant lepont, je payai l’eau-de-vie et la bière. Ensuite, je rentrai biencontent de l’avoir vu, mais tout de même étonné de ce qu’il m’avaitdit sur les gueux chargés d’assommer leurs camarades.

Je pensais :

« Si M. Guizot voulait la justice, iln’aurait pas besoin de tout cela ; tous les honnêtes gensseraient avec lui. Mais quand on refuse des demandes justes, on vittoujours dans la crainte et l’on est forcé de se reposer sur desbandits. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer