Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XIX

 

La rencontre de Materne m’avait fait plaisirdans le moment ; mais qu’est-ce qu’un être pareil ? unhomme qui ne pense qu’à boire et à manger, et qui vous dit quel’endroit où vous avez passé votre jeunesse est un trou, que cen’est pas la peine d’en parler ?

En songeant à cela, l’indignation vousgagne ; des camarades de cette espèce ne sont pas faits pourvous remonter le cœur, au contraire. Je souhaitais de ne plus lerevoir, et ma tristesse augmentait de jour en jour, les idées deretourner au pays reprenaient le dessus ; l’eau de Paris, lanourriture, l’ombre des maisons me minaient.

Souvent je m’écriais :

« C’est ici qu’il faudra laisser tesos ! Dans un endroit où tu seras mêlé parmi des milliersd’autres que tu ne connais pas, et dans un cimetière où l’on netrouve pas de verdure… Quelle chose terrible !… »

Le soir, je me figurais aussi dans mes rêvesque la mère Balais était malade, qu’elle avait besoin de moi,qu’elle m’appelait, et je m’éveillais dans l’épouvante. Vers cetemps, j’écrivis ma désolation là-bas, demandant à la brave femmede ses nouvelles, et lui criant : « Si vous n’êtes pasmorte, écrivez-moi, car cela ne peut pas durer. J’aimerais mieuxtout abandonner pour venir à votre secours. Dites-moi seulement quevous n’êtes pas malade ! »

Quatre jours après je reçus sa réponse, que jegarde encore, parce que ces vieux papiers font toujours plaisir àrelire. C’est comme si l’on revivait une seconde fois. Voici cettelettre :

« Mon cher Jean-Pierre, je me porte trèsbien. Depuis que je te sais dans une bonne place, le reste m’estégal. Qu’on soit à Paris, à Dresde, à Madrid ou àSaint-Jean-des-Choux, ça revient au même, pourvu qu’on ne manque derien. Il ne faut pas se faire des idées. J’ai vu des cent et desmille conscrits dépérir parce qu’ils se faisaient des idées. S’ilsavaient tranquillement emboîté le pas, s’ils avaient mangé leurration, ils n’auraient pas attrapé les fièvres, ils seraient tousrestés frais et bien portants. C’est toujours ceux qui ne pensent àrien qui se portent le mieux. Pense toujours que tout va bien, ettu seras content : le contentement, c’est la santé.

» Si j’étais malade ou si j’avais besoinde quelque chose, je t’écrirais tout de suite ; mais je n’aijamais été mieux portante, principalement depuis que ton camaradeEmmanuel est venu me voir. Il est monté jusqu’à mon troisième, pourme raconter comme tu travailles, et comme vous courez la villeensemble. C’est un brave et beau garçon, et même il a voulum’embrasser pour toi. Je suis bien vieille maintenant, mais dans untemps on avait aussi son prix. Enfin, ça m’a fait plaisir de voirle bon sens de ce jeune homme. Restez toujours amis ensemble. Tun’auras jamais de meilleure société, Jean-Pierre. Emmanuel retourneà Paris bientôt, il te racontera le reste. En attendant, figure-toique ta bonne vieille mère Balais n’a pas envie du tout de mourir,et qu’elle espère se trouver encore avec toi des années et desannées.

» Je voudrais bien t’en dire plus, maisje n’aime pas garder mes lunettes trop longtemps ; ça gâte lavue. Voilà pourquoi je t’embrasse cent fois pour finir,Jean-Pierre, en te souhaitant d’avoir aussi bonne confiance quemoi.

» Ta bonne mère, Marie-Anne Balais. »

Cette lettre me mit en quelque sorte du baumedans le sang ; je repris courage et je me considérai moi-mêmecomme un fou de me désoler sans raison. Mais il devait m’arriverencore d’autres nouvelles moins agréables.

L’automne alors tirait à sa fin. Les vieillesrues se remplissaient encore une fois d’étudiants. Ils arrivaienttout remplumés, et les filles se remplumaient aussi ; elles seremettaient à danser, à crier, à rire. Par toutes les fenêtres desgarnis, rue de la Harpe, rue des Mathurins-Saint-Jacques, rue del’École-de-Médecine et des environs, on n’entendait que chanterLarifla !

Souvent je me demandais :

« Est-ce qu’Emmanuel ne va pasrevenir ? Est-ce qu’il n’est pas ici ? »

Je regardais en passant les figures, et jecommençais à m’inquiéter, quand un soir, en rentrant de l’ouvrage,M. Trubère, le portier, me cria :

– Quelque chose pour vous.

Il me remit un billet d’Emmanuel :« Je suis de retour dans mon ancien logement.Arrive ! » Aussitôt je courus rue des Grès, n° 7. Enquelques minutes j’y étais. Je grimpai l’escalier et j’ouvris laporte. Emmanuel, en robe de chambre, avait déjà fini de ranger seseffets dans la commode ; il fumait sa pipe auprès d’une bonnecanette.

– Hé ! Jean-Pierre !s’écria-t-il.

Nous nous entourions de nos bras. Quel bonheurd’embrasser un vieux camarade !

– Allons… allons… disait-il, c’est bien…prends un verre et fumons une pipe ; que je te raconte ce quise passe chez nous.

– Alors on va bien ?

– Oui.

– La mère Balais ?

– On ne peut mieux.

– Les Dubourg ?

– Ça va sans dire, avec un pareilhéritage ! Mais toi, je te trouve un peu pâle ; tu n’aspas été malade ?

– Non, Dieu merci. Mais je me suisterriblement ennuyé : l’idée du pays, de l’automne, du bontemps, des feuilles de vigne toutes rouges sur la côte, tucomprends ?

– Oui, je connais ça. Que veux-tu, monpauvre Jean-Pierre ! de ne plus voir le ciel, c’est unehabitude à prendre. Mais pour en revenir à Saverne, tu sauras quetoute la ville est dans l’admiration des Dubourg. Ils ont achetéune grande maison sur la place, leurs meubles viennent deStrasbourg, et Mme Madeleine, avec des falbalas, sepromène dans l’avenue du Château.

Il souriait. J’avais aussi l’air de sourire,mais ces folies me chagrinaient.

– Et le père Antoine ? luidis-je.

– Lui, c’est toujours le même bravehomme. Seulement, il a une bonne capote en castorine et un largefeutre noir. Il se promène aussi sur la place, mais simplement,naturellement, sans façons ; il est avec les vieux rentiers,les officiers en retraite. C’est là que je l’ai vu. Tu ne peux paste figurer le plaisir qu’il avait de m’entendre parler de toi.« Ah ! je suis content de ce que vous me dites, monsieurEmmanuel ! s’écriait-il. J’aime Jean-Pierre, c’est un homme decœur. » – Ainsi de suite. Il voulait m’inviter à dîner aveceux, mais les grandes manières de Mme Madeleinem’auraient gêné.

– Oui, lui dis-je, tout cela, je lesavais d’avance ; Mme Madeleine manque de bonsens ; mais j’espère bien qu’Annette n’est pas comme elle.

– Non, sans doute, répondit-il, ce qui neva pas à une femme de quarante-cinq ans peut très bien aller à unejeune fille de dix-sept. Annette est jolie, elle est rose, bienfaite ; elle a de belles dents, de beaux yeux bleus, unetaille bien prise ; tout cela fait que les falbalas lui vontbien. Quoique, entre nous, Jean-Pierre, un peu plus de simplicité,de modestie, irait encore mieux.

– Elle est jolie ?

– Très jolie ! s’écria-t-il. Etcomme la dot promet aussi d’être jolie, la maison ne désemplit pasde visiteurs. Leur garçon a bien de l’ouvrage pour cirerl’escalier.

– Ils ont un garçon qui cirel’escalier ?

– Parbleu ! je crois bien !

Emmanuel voyait le mauvais effet que tout celafaisait sur moi. Mais je voulais tout savoir. Il vaudrait millefois mieux être sourd, que de se faire raconter des histoirespareilles. Malheureusement, quand une fois on commence, il fautaller jusqu’au bout.

– Et qu’est-ce qui va donc lesvisiter ? lui demandai-je.

– Hé ! c’est tout simple,Jean-Pierre, ceux qui voudraient avoir la dot et la fille, toute lajeunesse du beau monde : les clercs d’avoué, de notaire, lesjeunes avocats sans cause. Je pourrais t’en nommer plus de vingt.On met son habit noir, sa cravate blanche et ses gants ; on sedonne des airs graves. Et puis on dîne. M. Hesse, l’organiste, semet au piano. On chante des duos, les trois grandes fenêtresouvertes sur la place, où les gens s’arrêtent le nez en l’air.

Emmanuel me racontait cela comme la premièrehistoire venue, en vidant sa chope et bourrant sa pipe. Ilregardait aussi par les fenêtres ses camarades qui passaient dansla rue ; puis il revenait s’asseoir, sans se douter de rien,en me disant :

– Allons, bois donc. Si nous avons letemps ce soir, Jean-Pierre, nous irons à l’Odéon. J’ai vul’affiche : représentation extraordinaire.

Moi, je sentais comme de petits coups de ventme passer sur les joues.

– Voilà ce que c’est de sortir par hasardd’une position gênée, fit-il, et d’arriver dans un monde qu’on neconnaît pas. Ces braves gens sont les dupes de tous lespique-assiettes du pays ; des gaillards qui voudraient avoirla dot et la fille. Je ne t’en aurais pas parlé ; maisnaturellement on s’intéresse aux gens qu’on a connus dèsl’enfance.

J’étais penché sur ma chaise, les yeux àterre ; j’aurais voulu répondre, mais je sentais comme unenrouement. Malgré cela je dis :

– Oui, cela me fait de la peine.

– Sans doute, Jean-Pierre, c’estmalheureux ; je crains même que la mauvaise race neréussisse.

– Ah ! tu crois qu’un de ces gueuxpourrait réussir ?

– Cela ne peut pas manquer. Il est mêmedéjà question des succès de M. Breslau, un homme superbe, grand,frisé, grave, avec un collier de barbe, une large moustachebrune ; enfin ce qu’on peut appeler un bel homme.

Alors je ne pus m’empêcher de dire :

– Canaille !

Emmanuel me regarda tout surpris.

– C’est plutôt un imbécile, dit-il.

– Oui, un imbécile, un gueux, ungredin !

Je ne pouvais plus me contenir, et je disencore :

– Mais cela ne nous regarde pas ! SiMme Madeleine est assez bête, et M. Dubourg assez faiblepour souffrir chez eux des écornifleurs pareils, c’est leuraffaire. Moi, je m’en moque. Seulement cette pauvre petite Annette,je la plains… Elle n’est pas cause si sa mère est à moitiéfolle.

– Ah ! elle n’est pas tant àplaindre que tu crois, dit-il ; ces visites, ces compliments,ces beaux messieurs qui se courbent devant elle en l’appelantcharmante, en lui demandant la grâce de danser avec elle la six ouseptième contredanse, tout cela, Jean-Pierre, ne l’ennuie pasbeaucoup. Et quand le beau M. Breslau arrive bien frisé, bienpommadé, bien cravaté, bien sanglé, Mlle Annette n’a pasl’air bien malheureux.

– Tu l’as vu ?

– Non, mais c’est le bruit de laville.

J’aurais voulu casser quelque chose. Jamais jen’ai fait d’efforts pareils pour me contenir ; mais cela nepouvait pas durer. Je me levai tout à coup en disant :

– C’est bon… J’étais venu seulement enpassant ce soir…

– Mais où vas-tu ?

– Je vais chez M. Perrignon, mon chefd’atelier. Il m’a prêté un livre sur la Révolution ; il fautque je lui rende son livre.

– Ah ! tu as lu l’histoire de laRévolution, Jean-Pierre ; et qu’est-ce que tu penses de toutcela ?

– C’est magnifique.

– Oui, Danton, Vergniaud, Hoche, Kléber,Marceau !… Allons, nous sommes d’accord. Tant mieux !Mais vide donc ton verre !

– Merci, c’est assez.

J’aurais voulu me sauver ; mes jouestremblaient, et je crois qu’en ce moment Emmanuel se douta dequelque chose, car il dit :

– Eh bien ! va, demain ou après nouscauserons… nous nous reverrons.

Il m’éclairait avec sa bougie sur l’escalier.Je lui serrai la main en répondant :

– Oui… nous nous reverrons.

Je ne voyais plus clair et je descendisl’escalier en dégringolant. Une fois dehors, le grand air m’excitapour ainsi dire encore plus. Je courais, je passais sur lestrottoirs en écartant les gens comme un fou. Deux ou trois fois ilme sembla même avoir entendu des personnes me crier :« Prenez donc garde ! » mais je n’en suis pas sûr.Tout défilait devant mes yeux comme un rêve : les becs de gaz,les voitures qui roulaient, les boutiques, les coins de rue où l’oncriait : « Gare ! » Mon idée la plus claireétait :

« Tu vas partir pour Saverne, tu tomberassur Breslau, tu l’étrangleras ; on t’assommera, mais c’estégal, tant mieux, ce sera fini ! »

Ensuite, je voyais la figure du père Antoine,celle de M. Nivoi, de la mère Balais, et je pensais :

« Qu’est-ce qu’ilsdiront ? »

Cela me troublait. Mais j’en voulaisterriblement à Mme Madeleine, que je considérais commela principale cause de tout, par sa bêtise et sa vanité. Je l’avaisen horreur !

Ce n’est que bien loin, après avoir passé parla rue Copeau, par le Jardin des Plantes et par le pont en face,que je me trouvai place de la Bastille, près de la colonne, où lemarchand de coco faisait résonner ses timbales. Le mondem’entourait. Alors, les genoux tremblants, j’allai m’asseoir sousla tente d’un café, en demandant de la bière, et là, les jambescroisées, je me mis à regarder la foule qui se croisait, criait,montait en omnibus, les voitures par douzaines qui passaient, lescochers en l’air qui s’injuriaient.

J’étais comme au milieu d’un songe. Unediligence qui retournait au pays me réveilla ; je me dis enmoi-même :

« Ah ! si j’étais là-haut !…après-demain je serais à Saverne, et malheur à Breslau,malheur ! »

Je me levai, je payai et je partis sans avoirbu ma bière.

Je traversai à la nuit noire la place del’Hôtel-de-Ville. Plus loin, les grandes ombres des toursNotre-Dame, du pont et des vieilles maisons remplissaient larivière creuse, qui clapotait et brillait au-dessous. Les terribleshistoires de la Révolution me revinrent, et je pensai :

« Combien la vieille rivière a déjà portéde morts ! des gueux et des braves gens… Maintenant, ilsdorment !… Mais ceux qui se tuent sont des lâches… ils ontpeur de souffrir ! »

Quelques minutes après, je tirais le cordon,la porte s’ouvrait, et je grimpais dans ma chambre.

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