Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

IX

 

Tout marche. Ma grande bataille contre Jâryétait passée depuis quelques mois ; un autre compagnon, unjoyeux Picard, qui riait, chantait et rabotait ensemble, avaitremplacé le gueux ; nous vivions comme des frères.

M. Nivoi me donnait alors la moitié de lajournée d’un ouvrier, sept francs cinquante centimes par semaine,que je remettais le samedi soir à la mère Balais, avec quelbonheur, je n’ai pas besoin de le dire ; mais elle me forçaittoujours de garder quelques sous pour le dimanche :

– Un ouvrier doit avoir quelque chosedans sa poche, disait-elle ; il ne doit pas être comme unenfant. Si l’occasion se présente d’accepter un verre de vin, ildoit pouvoir le rendre.

Je comprenais qu’elle avait raison, et je nerestais en arrière avec personne. Il m’arrivait même d’aller danserles dimanches hors de la ville, au Panier-Fleuri. Nousprenions du bon temps ; les filles de Saint-Witt, de Dosenheimou d’ailleurs, en rentrant des vêpres, ne manquaient jamais des’arrêter là ; quelques filles de Saverne y venaientaussi ; la clarinette, le trombone, le fifre, les éclats derire et le bruit des canettes retentissaient sous les pommiers enfleurs.

Que voulez-vous ? C’est lajeunesse ! Ceux qui veulent qu’on ait toujours été majestueux,ne se souviennent de rien. Moi, j’aimais à danser, et puis, enrentrant le soir, à rêver tantôt à Marguerite, tantôt àChristine.

Une chose qui m’étonne, c’est que dans cetemps je ne songeais plus à la petite Annette ; nous étionsdevenus en quelque sorte étrangers l’un à l’autre ; je laregardais comme une demoiselle ; elle me regardait peut-êtrecomme un simple ouvrier, je n’en sais rien. C’était une personne unpeu fière, attachée à ses devoirs, et rieuse tout de même. De tempsen temps, par exemple, le soir, en me voyant revenir du travail,elle me criait :

– Hé ! Jean-Pierre, arrive donc,nous avons des beignets… Arrive !

Elle m’en apportait de tout chauds, en disantd’un air joyeux :

– Ouvre la bouche.

C’était comme au premier temps de la jeunesse.Mais les dimanches elle se mettait bien ; elle ne faisait plusattention à Jean-Pierre en bras de chemise, et semblait seconsidérer comme au-dessus d’un menuisier, d’un charpentier ou detous autres gens de métier. – Jamais elle ne venait auPanier-Fleuri.

Moi, je m’imaginais avoir de l’amour pour lafille du garde champêtre Passauf, la grande Lisa, que j’avaisdistinguée, Dieu sait pourquoi ! Je la promenais même autourdu jardin après chaque valse, en me disant :

« C’est mon amoureuse ! »

Voilà pourtant comme on se forge desidées ! Et deux ou trois mois après, quand Lisa Passauf partitpour aller en condition à Paris avec sa sœur, je me regardai commeun être désespéré. Je m’écriais en moi-même :

« Jean-Pierre, tu ne connais pas tondésespoir, c’est le bonheur de ta vie qui vient departir ! »

Mais huit jours après j’avais une autredanseuse, Charlotte Mériau, la fille du jardinier, et huit joursaprès encore une autre.

Au commencement de l’été suivant, mes annéesd’apprentissage étant finies, je reçus la journée entière del’ouvrier ; l’aisance entra dans notre petite chambre dutroisième. La mère Balais disait que nous achèterions notre blénous-mêmes à la halle, que nous ferions cuire notre pain chez leboulanger Chanoine, et que nous aurions une petite règle pourmarquer les miches.

Elle voulait aussi faire ses provisions delégumes secs, avoir des pommes de terre à la cave et du bois augrenier ; car de tout acheter en détail, cela revient tropcher.

J’étais heureux de voir que, au lieu de resterà la charge de cette brave femme, ma seconde mère, j’allais enfinlui devenir utile et soutenir ses vieux jours. Oui, cettesatisfaction dépassait toutes les autres.

Deux ans se passèrent de la sorte, sans rienamener de nouveau ; mais en 1847, les changements, les grandschangements arrivèrent. On rencontre des années pareilles dans lavie. Tout ce qu’on avait senti n’était rien. Cela ressemble à cesgraines abandonnées sous la terre ; on ne les voit pas, ellessont comme mortes ; mais tout à coup le printemps arrive etles voilà qui s’étendent vers le ciel.

Je me souviens que, juste au commencement duprintemps, un matin que je travaillais avec le Picard en chantantet rabotant, nos trois fenêtres ouvertes sur la petite place de laFontaine ; je me souviens que de temps en temps nousregardions les servantes arriver en petite jupe, la cruche ou lecuveau sous le bras, et se mettre à causer entre elles, enattendant leur tour. Le temps était très beau, la fontaine brillaitau soleil comme un miroir ; des files de vaches et de bœufsvenaient s’abreuver, et puis levaient leurs mufles roses, d’oùl’eau tombait goutte à goutte comme de véritables diamants, ou bienils se sauvaient en dansant et levant les jambes de derrière, cequi faisait pousser des cris aux servantes. Des enfants venaientaussi faire boire des chevaux et galopaient au milieu de toutcela ; les fouets claquaient, les filles caquetaient et lePicard disait de bonne humeur :

– Voici la grosse Rosalie, la servante ducafetier, avec sa cruche. Ha ! ha ! ha ! lagaillarde ! Regarde ces bras, Jean-Pierre ; voilà cequ’on peut appeler une belle femme ! Et l’autre donc, la filledu cordonnier ; celle-là connaît toutes les histoires de laville, elle en a pour deux heures avant de remplir sa cruche.

Ensuite, tout en chantant, nous nousremettions à travailler. Le spectacle, les coups de fouet, lesbeuglements, les éclats de rire et les cris allaient leurtrain.

Et dans un de ces moments où nous regardionsen reprenant haleine, de bien loin, du côté de la halle, je voisvenir une jeune fille que je ne connaissais pas ; elle avaitune robe lilas, elle était en cheveux, elle s’avançait d’un bonpetit pas, et longtemps d’avance je me disais :

« Quelle jolie fille ! qu’elle estbien mise, et comme elle est bien faite ! comme elle marchebien ! »

J’ouvrais les yeux, pensant : « Jene l’ai jamais vue, elle n’est pas de Saverne ; mais c’estpourtant une ouvrière. Ce n’est pas une dame. »

Plus je la regardais, moins je lareconnaissais, quand tout à coup je vis que c’était Annette. Elleportait de l’ouvrage dans notre rue, à la dame de M. le commandantTardieu ; et je m’aperçus alors pour la première fois qu’elleétait belle, qu’elle avait de beaux yeux bleus, des cheveux noirstrès beaux, des joues fraîches et riantes, enfin qu’elle était toutce que j’avais vu de plus agréable. Cela me surprit tellement, queje recommençai tout de suite à pousser le rabot, dans un grandtrouble, pour n’avoir pas l’air de l’avoir vue.

Et comme j’étais là, penché sur mon ouvrage,Annette en passant, – ce qui n’était jamais arrivé, – regarda dansnotre atelier, en criant d’une voix gaie :

– Hé ! bonjour, monsieurJean-Pierre ! Vous travaillez donc toujours, monsieurJean-Pierre ?

Elle disait cela par plaisanterie. J’aurais dûrépondre : « Eh ! oui, mademoiselle Annette. Vousallez porter de l’ouvrage quelque part ? » Nous aurionsri ensemble ; mais alors je devins tout rouge et je me mis àbégayer je ne sais plus quoi, de sorte qu’Annette me regardaitétonnée, et que le Picard se mit à dire :

– Il ne faut pas vous étonner,mademoiselle Dubourg, ce garçon est amoureux, mais tellementamoureux qu’il en perd la tête.

Elle, alors, se dépêcha de partir encriant :

– Ah ! pauvre Jean-Pierre ! etriant comme une folle.

J’étais presque tombé de mon haut, enentendant ce que disait le Picard ; et quand elle fut partie,je criai :

– Picard, vous êtes une vraie bête dedire des choses pareilles ; vous allez me rendre malheureuxpour toute ma vie.

Et même je m’assis sur le banc, la tête entreles mains, avec des envies de pleurer. J’étais désolé, j’auraisvoulu me sauver. Le Picard, après m’avoir regardé quelquesinstants, dit :

– Écoute, Jean-Pierre, je n’ai voulufaire qu’une plaisanterie ; mais je vois maintenant quej’avais raison.

– Non, ce n’est pas vrai !

– Si ce n’est pas vrai, pourquoi donc tefâches-tu ?

– C’est que je suis honteux de tabêtise.

– Ah ! fit-il, tu n’as pas besoin dete désoler pour moi ; je serais dix fois plus bête, que je nem’en porterais pas plus mal.

Avec un imbécile pareil, on ne pouvait pasraisonner, et je me remis à l’ouvrage en pensant :

« Mon Dieu ! maintenant je n’oseraijamais rentrer chez nous ! »

Il me semblait que tout était peint sur mafigure, et que Mme Madeleine, en me rencontrant parhasard dans l’allée, allait tout voir d’un coup d’œil. J’avais bientort ; le soir, Annette ne pensait plus à rien. Qu’est-ce quecela pouvait lui faire ? Quelle fille n’a pas entendudire : « Ce garçon est amoureux ! »

Tout se passa comme à l’ordinaire. Je montaichez nous sans rencontrer personne. Vers huit heures, les Dubourgouvrirent leur fenêtre en bas sur la rue, pour renouveler l’air. Lamère Balais, après souper, descendit leur raconter les histoires dumarché. Deux autres voisines vinrent s’asseoir sur le banc à notreporte, causant de la Pâques et de la Trinité, du tronc des pauvres,de la vieille Rosalie, qui recevait tant du bureau de bienfaisance,etc.

Mme Madeleine balaya la chambre,Annette monta travailler pour elle, et, comme je descendais toutcraintif, elle me cria :

– Bonsoir, Jean-Pierre !

Je fus tranquillisé, je bénis le Seigneur del’aveuglement des autres.

Mais le lendemain, le surlendemain et tout lereste de la semaine, voyant qu’Annette ne faisait pas attention àmoi, qu’elle cousait, qu’elle allait et venait, montait etdescendait sans tourner la tête lorsque je la regardais ;qu’elle me disait toujours : « Bonjour,Jean-Pierre ! » – « Bonsoir,Jean-Pierre ! » ni plus ni moins qu’avant, alors jem’écriai dans le fond de mon cœur :

« Qu’est-ce que ça signifie ? Ellene m’aime pas du tout ! Elle me parle comme l’annéedernière ! »

J’étais désolé, j’aurais voulu la voirchanger. Heureusement l’idée me vint que six ou huit mois avant, jen’avais de plaisir qu’à manger des châtaignes avec la grosse JulieKermann, en me figurant que j’étais amoureux d’elle.

« C’est justement comme Annette, medis-je, elle ne sait rien, c’est encore une véritable enfant. Maisplus tard, dans six mois, un an, elle verra que je suis un bonouvrier, que je mérite l’estime d’une honnête fille, et que nousserions heureux d’être mariés ensemble. Le père Antoine a toujourseu de la considération pour moi ; et qu’est-ce queMme Madeleine peut souhaiter de mieux que de m’avoirpour gendre ? Je ne suis pas riche, mais je gagne mescinquante sous par jour. M. Nivoi m’estime de plus en plus ;il m’augmentera l’année prochaine, et qui sait ? le bonhommese fait vieux ; il n’a plus la vivacité de sa jeunesse, ilpeut avoir besoin de quelqu’un qui le remplace pour aller acheterses madriers dans les scieries, et pour ses autres affaires autourde la ville. Il lui faudra tôt ou tard un honnête ouvrier, un hommede confiance, capable de mesurer, de calculer, d’établir un deviset de conclure un marché. Si ce n’est pas maintenant, ce sera dansquelques années ; il pourra d’abord me donner un intérêt,ensuite m’associer à ses affaires ; c’est tout simple, c’esttout naturel. Alors, Jean-Pierre, avec ta petite femme, gentille,économe, ton vieux père Antoine, ta belle-mère, MmeMadeleine, qui sera devenue raisonnable, et ta bonne vieille mèreBalais, qui vous aimera tous et que vous respecterez de plus enplus, alors au milieu de cette famille, quel homme pourra seglorifier d’être plus heureux que toi sur la terre ? Sansparler des enfants, que nous élèverons dans le travail et le bonexemple, et qui feront la joie de tout le monde. »

Je me disais ces choses en rabotant, ensciant, en clouant. Je voyais tout d’avance sous mes yeux ;cela vivait, cela marchait comme sur des roulettes ; et, dansma joie intérieure, j’enlevais des étèles larges comme la main, jeserrais les lèvres, je n’entendais plus seulement chanter lePicard, je ne rêvais qu’à mon idée durant des heures et des heures.La voix joyeuse du père Nivoi pouvait seule m’éveiller :

– Hé ! Jean-Pierre, s’écriait-il,halte !… halte !… Tu vas tout déraciner avec tonrabot ; le plancher et le toit en tremblent. En voilà ungaillard qui vous abat de la besogne !… C’est comme unescierie… ça ne s’arrête jamais.

Alors je riais en m’essuyant le front, et jele regardais tout attendri.

– Oui, disait-il, en prenant une grosseprise selon son habitude, je suis content de toi,Jean-Pierre ; on trouve rarement un ouvrier aussicourageux.

Ensuite il voyait le travail, et trouvait toutbien ; j’étais sûr d’avoir une augmentation à la fin del’hiver, et je sentais aussi qu’elle serait méritée, ce quidoublait mon plaisir.

La mère Balais seule avait deviné quelquechose. Souvent, le matin, en me voyant devant mon petit miroir àm’arranger les cheveux, à me faire un joli nœud de cravate, àretrousser mes petites moustaches, à me brosser du haut en bas,plutôt deux fois qu’une, – ce que je n’avais jamais fait avant, –elle me regardait en clignant de l’œil d’un air malin, etdisait :

– Tu deviens coquet, Jean-Pierre.Hé ! hé ! je voudrais bien savoir pourquoi ça t’a pristout d’un coup. Oh ! tu es beau, va… Tu n’as pas besoin detant te regarder… On te trouvera gentil… sois tranquille.

Et comme je devenais rouge :

– Il n’y a pas de mal à ça, faisait-elle,au contraire ; il ne faut pas rougir… c’est naturel… ça montreque l’esprit vous vient et qu’on respecte les gens. Moi, j’aitoujours aimé les respects. Un jeune homme qui vous respecte, c’estbien, ça vous flatte ; on pense : « Il est timide,il est tout à fait bien. »

Quand elle me disait des choses pareilles,j’aurais voulu sauter par la fenêtre ; je devinais sa malice,et ça me donnait des fourmis dans le dos.

Mais une seule chose m’inquiétaitvéritablement, c’était la conscription, qui devait venir un anaprès. Par bonheur, sous Louis-Philippe, en 1847, on avait lapaix ; les remplaçants ne coûtaient pas plus de mille à douzecents francs en Alsace, et d’ailleurs un grand nombre de numérosétaient bons.

Je pouvais gagner, et même en perdant, avecl’aide du vieux maître, en m’engageant à rester, j’aurais trouvé ducrédit. Cela pouvait retarder le mariage ; mais lorsqu’on ades chances de gagner, et que même en perdant il vous reste del’espoir, lorsqu’on est amoureux et qu’on voit tout en beau, rienne vous gêne, rien ne vous arrête ; ce qui vous ennuie, on n’ypense pas, et ce qui pourrait tout renverser d’un coup vous paraîtcontraire au bon sens.

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