Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XXVIII

 

Nous sortîmes de là sans tourner la tête.

Des centaines d’autres bandes, en blouse, enhaillons, en uniformes de gardes nationaux, avec des fusils, desdrapeaux, des haches, des baïonnettes emmanchées, arrivaientpêle-mêle en courant, par la place du Carrousel, par les quais, parla rue de Rivoli, et de partout.

Quelques élèves de l’École polytechnique, desjeunes gens de dix-huit à vingt ans, l’épée au côté, le petitchapeau à cornes sur l’oreille, essayaient d’adoucir ces gens desfaubourgs, aux guenilles pendantes, qui ne les regardaientseulement pas et continuaient leur chemin en criant d’une voixenrouée :

– À bas les vendus !… À bas lescorrompus !… Vive la république !

Aussi loin que pouvaient s’étendre les yeux,on ne voyait que cela ; tout venait de notre côté comme undébordement.

– À la Commune, Jean-Pierre ! me ditEmmanuel.

Et tout à coup l’idée de la grande Républiqueme frappa l’esprit ; je fus bouleversé d’enthousiasme. Nousallongions le pas en traversant les masses, et répétanttoujours :

– À la Commune, citoyens ! à laCommune !

Plusieurs s’arrêtaient et finissaient par noussuivre, criant comme nous :

– À la Commune !

Mais les grandes fenêtres des Tuileries, qu’onvoyait derrière par-dessus les grilles ; les papiers quis’envolaient, les drapeaux qui flottaient, les cris, les coups defusil, tout ce spectacle immense les détachait bientôt de notretroupe ; ils se repentaient d’avoir perdu du temps, et seremettaient à suivre le torrent.

En approchant de l’Hôtel de ville, le long desquais, par-dessus les barricades éboulées, nous n’étions plusqu’une dizaine. En ce moment, à la hauteur du pont Notre-Dame,quelqu’un s’écria :

– Les municipaux !

Alors nous étant retournés, nous vîmes venirderrière nous plusieurs escadrons de municipaux à cheval. Tout monsang ne fit qu’un tour. Ah ! nous n’étions plus désarmés,maintenant, on ne pouvait plus nous écraser comme de lapaille ! Mais ils s’avançaient au pas, le sabre au fourreau.Les barricades renversées sur leur route, et d’autres encorerestées debout sur le quai de Gèvres, les empêchaient de nouscharger. Ils battaient en retraite de Paris.

L’idée de la vengeance me passa par la têtecomme un éclair, et je couchai en joue leur général, à cent pas.Lorsqu’il me vit, – car ses yeux tournaient de tous lescôtés : en haut, en bas, en avant, en arrière, – il prit toutde suite une bonne figure, en me saluant avec son grand chapeaubordé de blanc.

Mes bras en tombèrent, et je m’écriai enmoi-même : « Tu ne peux pourtant pas tuer un homme qui tesalue, Jean-Pierre ; non, c’est impossible ! » Maisd’autres en grand nombre venaient alors du pont et des ruesvoisines ; ils se jetèrent en avant et se mirent àcrier :

– Faisons-les prisonniers !

Cela me parut meilleur, et tout de suite jepris un de ces municipaux par la bride en lui disant :

– Descendez !

Il ne répondit pas. Plusieurs ayant suivi monexemple, ces escadrons bleus, le casque luisant, le sabre pendantsur la cuisse et l’air sombre, étaient arrêtés dans les pavés, dansla boue, un homme à la bride de chaque file, la baïonnette ou lapique sous le nez du municipal.

Et comme, malgré cela, pas un ne voulaitobéir, des enfants venaient encore des barricades se pendre à leursgrandes bottes.

Enfin, tous ces gens semblaient prisonniers.Je me réjouissais d’avance de mener un cheval dans la rue desMathurins-Saint-Jacques ; lorsque tout à coup le général, quise trouvait au milieu de la colonne, se mit à crier :

– En avant !

Le maréchal des logis, que je tenais par labride, me donna sur la figure un coup de poing tellement fort, queje fus renversé contre la barricade, la bouche pleine de sang. Enmême temps, les escadrons partaient ventre à terre. Tous lesmunicipaux avaient fait la même chose à ceux qui tenaient leurcheval par la bride.

C’était un feu roulant des deux côtés de larue et du pont sur ces pauvres diables. Leurs grosses bottestournaient en l’air, leurs casques s’aplatissaient sur les pavés,leurs chevaux s’affaissaient en les culbutant à dix pas ; lefeu roulait toujours, et l’on voyait au loin, à travers la fumée,les dos ronds des cavaliers penchés en avant, les queues flottanteset les grosses croupes des chevaux, lancés à fond de trainau-dessus de ces murs de pavés, où l’on n’aurait jamais cru qu’uncheval pouvait passer.

Quel carnage, mon Dieu !

Le pire, c’est que, une fois la fuméedissipée, nous vîmes deux ou trois d’entre nous souffler la mort,et, sur le pont, d’autres malheureux par tas, la face contre terre,avec des balles dans le ventre. Tous les coups qui n’avaient pasporté sur les municipaux étaient entrés dans la foule, à droite età gauche.

Voilà le spectacle des guerresciviles !

Un enfant s’en allait tranquillementpar-dessus les morts, avec un casque enfoncé jusqu’auxépaules ; des femmes se penchaient aux fenêtres ; desvieilles sortaient, les mains au ciel, criant :

– Quel malheur !

Dieu veuille que ces exemples profitent à ceuxqui viendront après nous, et que nous n’ayons pas souffertinutilement.

Nous repartîmes de cet endroit, encore pleinsd’indignation, et nous arrivâmes à la grande porte de l’Hôtel deville, où des gardes nationaux firent mine de nous arrêter ;mais, comme nous armions nos fusils, ils s’écartèrent et nousmontâmes.

C’est sur le grand escalier de l’Hôtel deville, où tant d’actions terribles et grandioses se sont accompliesdurant la Révolution, où tant de paroles généreuses ont étéprononcées pour la défense de la justice, c’est là que nousreprîmes un peu de calme, en pensant à ce que de pauvres petitsêtres tels que nous étaient auprès de ces hommes de la Commune,auxquels nous devons presque tous nos droits. Oui, tous ces vieuxsouvenirs bourdonnaient sous les hautes voûtes avec les pas deshommes du peuple, qui montaient fièrement et semblaientdire :

« Nous sommes ici chez nous ! Quandla France parle d’ici à l’Europe, tous les roistremblent !… »

Un souffle de force et de grandeur me passaitsur la figure.

Et sur cette grande terrasse intérieure,éclairée par la voûte, – où des cadavres de municipaux, blancscomme la cire, dormaient pour toujours, – dans cette salle où lespremiers révolutionnaires ont fini par se tuer de désespoir,lorsque le peuple les avait abandonnés, c’est là que les idées enfoule nous vinrent devant les morts.

Nous avions fait halte, et nous entendionsparler au fond d’une allée à gauche. Au bout de quelques instants,nous prîmes ce chemin. J’étais devant, mon fusil sur l’épaule. Unvieux général, très petit et la tête blanche, sa large croix sur lapoitrine, nous rencontra dans l’allée, et m’arrêta par le bras enme demandant :

– Où allez-vous ?

– Nous allons voir ce que disent lesautres, lui répondis-je étonné.

– On délibère, fit-il.

– Eh bien ! nous voulons aussidélibérer, dit Emmanuel.

Alors, voyant qu’il ne gagnait rien sur nous,il dit encore, en me retenant toujours :

– Je suis un soldat de 92 !

Et je lui répondis :

– Raison de plus… nous avons les mêmesidées… Voilà pourquoi nous voulons délibérer.

Il ne dit plus rien et s’en alla.

Nous entrâmes dans la salle où l’on parlait.Elle n’était pas très grande. Au milieu se trouvait une table enfer à cheval ; de l’autre côté, le dos tourné à la rangée defenêtres vers la place, étaient assis trois hommes en habit noir.Ils écrivaient. Une trentaine d’autres remplissaient la salle. Toutle monde parlait et criait ; deux, debout sur des meubles,faisaient des discours.

Nous allâmes nous placer dans l’intérieur dufer à cheval, juste en face des trois hommes en habit noir. Celuidu milieu s’appelait Garnier-Pagès, comme je l’ai su plus tard. Ilavait de longs cheveux, le front haut, le nez un peu camard, lementon allongé. Il était pâle. Quand nous entrâmes, nos fusils enbandoulière, il nous regarda tout surpris.

Les paroles de la foule montaient etdescendaient avec les cris de ceux qui s’égosillaient sur lesmeubles. On ne pouvait rien comprendre ; je ne sais pas cequ’ils disaient. L’un, celui de droite, était grand, très maigre,il avait le nez long et les cheveux gris pendant derrière. Ilcriait le plus fort.

Chaque fois qu’il criait, ses jouess’enflaient ; il parlait du fond de la poitrine, en allongeantses grands bras comme un télégraphe.

Cela dura bien dix minutes. On répétait autourde nous :

– Garnier-Pagès vient d’être nommé mairede Paris.

Nous avions mis la crosse à terre, et nousattendions avec patience ce qui pourrait arriver. Un de ceux qui setrouvaient avec nous depuis les Tuileries n’avait pas de chemise,mais une vieille blouse ouverte sur la poitrine. C’est lui queGarnier-Pagès regardait le plus souvent, et puis moi ensuite, àcause du sang qui me coulait de la bouche. Je le voyais, celal’étonnait, mais il ne disait rien. Seulement, au bout de quelquesminutes, l’écrivain à sa gauche l’ayant averti de quelque chose, illeva la main, et tous les assistants se mirent à crier :

– Chut !… chut !…Écoutez !…

Ceux qui faisaient des discours descendirentde leurs meubles ; toute la salle se tut.

Garnier-Pagès se mit à lire ce que l’autreavait écrit. Je me rappelle très bien que cela commençaitainsi : « Le roi Louis-Philippe vient d’abdiquer… »Mais il avait à peine lu ces mots, que de tous les côtés des crispartaient :

– Non !… non !… Il n’a pasabdiqué… On l’a chassé !

Ce qui rendit Garnier-Pagès encore plus pâle.Il faisait signe de se taire, mais il fallut du temps.

Comme le silence commençait, Emmanuel tout àcoup lui dit face à face :

– Il nous faut des garanties.

Cela le surprit beaucoup. Toute la salleécoutait. Il répondit :

– Quelles garanties ?

Emmanuel dit :

– Proclamez la république !

Garnier-Pagès répondit :

– Quelle république ? Voulez-vousune constituante, une législative ?…

Je vis bien alors qu’il était très fin, carles gens n’avaient pas encore eu le temps de réfléchir à ce qu’ilsvoulaient. Emmanuel fut embarrassé ; mais un autre derrière,cria :

– N’importe ! nous verrons plustard… Proclamez toujours la république… Le reste ne nousembarrassera pas !

Et tout le monde se mit à crier :

– Oui… oui… la république !

Ces choses sont tellement dans mon esprit, queje crois encore les voir et les entendre ; j’y suis. C’est motà mot la vérité. Seulement plusieurs parlaient à la fois, criantdes paroles qu’on ne pouvait pas comprendre, et Garnier-Pagèsfaisait semblant de les écouter. Mais je voyais bien qu’ilréfléchissait en lui-même comment il pourrait se tirer de là, car àla fin il leva la main, et les gens s’étant tus, il dit d’un airchagrin :

– Messieurs, vous voyez qu’on ne peutrien faire de sérieux dans ce tumulte. Messieurs les secrétaires etmoi nous allons passer dans la pièce voisine, et quand notreproclamation sera terminée, nous viendrons vous en donnerlecture.

En même temps, sans attendre la réponse, il seleva et les deux autres aussi. Cela causa du tumulte. Au bout de latable, de leur côté, se trouvait une porte ; comme ilsallaient à cette porte, leurs papiers sous le bras, celui quin’avait pas de chemise me dit, en se penchant à monoreille :

– Il trahit !… Est-ce que je dois lefusiller ?

Mais, malgré ma mauvaise humeur, l’idée defusiller un homme pareil me parut abominable, et jerépondis :

– Non, c’est Garnier-Pagès !

Tout le monde avait entendu parler deGarnier-Pagès. – Pendant que nous parlions, ils passèrent dansl’autre chambre.

Une fois hors de notre salle, et la porterefermée derrière eux, ces gens devaient se réjouir de leur bontour. Nous autres, nous étions là comme des imbéciles.

Tout le monde criait sans écouter ses voisins,de sorte que l’ennui nous gagnait avec la colère. Emmanuel medit :

– Sortons ! Qu’est-ce que nousfaisons avec ces braillards ?

Nous sortîmes, furieux d’avoir perdu notretemps. Mais, comme nous arrivions sur la plate-forme intérieure,d’où descend le grand escalier, voilà que bien d’autres cris, biend’autres rumeurs arrivent de la place. Ceux qui venaient desTuileries, après avoir ravagé les glaces, les tables, les livres,les vases, les tableaux de fond en comble, arrivaient à l’Hôtel deville ; sans parler d’une foule d’autres qui sortaient desquartiers voisins et même des faubourgs. Ils criaient :

– Vive la République ! et tiraientdes coups de fusil.

Nous descendîmes bien vite, pour ne pas resterengouffrés jusqu’au soir dans la bâtisse.

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