Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XIII

 

À mesure que nous approchions de Paris, toutchangeait, tout prenait un autre air : les villages devenaientplus grands, les maisons plus hautes, les fenêtres plus serrées,les enseignes, – qu’on ne met jamais chez nous que sur la porte, –montaient au premier, au second, au troisième étage, rouges,bleues, jaunes, de toutes les couleurs, jusque sous les toits.Au-dessous, les cafés, les auberges, les boutiques serapprochaient ; devant les maisons s’avançaient des espèces detoits en toile, pour abriter le monde de la pluie et du soleil. Unefoule de gens en blouse, en habit, en veste, en casquette, enchapeau, allaient et venaient, couraient, se dépêchaient comme devéritables fourmilières.

À droite et à gauche, de hautes cheminées enbriques, carrées ou rondes, lançaient leur fumée jusque dans leciel. On sentait venir quelque chose de grand, d’extraordinaire, demagnifique et de terrible. Et derrière nous, à gauche, s’éloignaitdéjà une haute fortification carrée ; le conducteur m’avaitdit en passant :

– C’est Vincennes.

Moi, j’ouvrais les yeux, je ne respirais plus,je pensais :

« Me voilà donc près de Paris ; jevais entrer dans cette grande ville dont j’entends parler depuisque je suis au monde, d’où reviennent tous les bons ouvriers, tousles gros bourgeois, tous les gens riches, disant :« Ah ! ce n’est pas comme à Paris ! »

Et ce mouvement du monde, ces voiturestoujours plus nombreuses, me faisaient dire en moi-même :

« Oui, ils avaient raison, Paris estquelque chose de nouveau pour les hommes. Bienheureux ceux quipeuvent vivre de leur travail à Paris, où les ouvriers ne sont quedes apprentis, et les maîtres des ouvriers ! »

La grande route était devenue beaucoup pluslarge ; elle était bien arrondie, pavée au milieu. On voyaitde loin, bien loin, tout au bout, deux hauts échafaudages quis’élevaient jusqu’aux nues.

En ce moment le conducteur donnait unpourboire au postillon, la voiture roulait comme le tonnerre. Biend’autres voitures passaient près de nous toutes pleines de monde,des espèces de diligences ouvertes derrière, avec deux marches pourmonter et descendre. Le conducteur me dit :

– Voilà les omnibus… Nous approchons,jeune homme, nous approchons. Voyez ces deux hauts échafaudages etles grilles en travers, c’est la barrière du Trône, rappelez-vousça. Plus loin arrive le faubourg Saint-Antoine. Cette grande voûtebleue à gauche, c’est le Panthéon, et ces deux hautes tours, c’estNotre-Dame. Ça, c’est Saint-Sulpice… ça, la tour Saint-Jacques, ettout là-bas, ce carré gris-clair, c’est l’Arc-de-Triomphe.

Plus il parlait, plus on en voyait ; etde tous les côtés, dans les champs, des centaines de maisonss’avançaient et se répandaient à plus de deux lieues. Nous n’étionspourtant pas encore à Paris : les deux grands échafaudages, àforce d’être loin, n’avaient pas l’air de se rapprocher, etseulement vers neuf heures, je vis les grilles que le conducteurappelait la barrière du Trône.

Alors les voitures de toute sorte, grandes,petites, carrées, rondes, étaient si nombreuses qu’elles arrivaientpar files de sept, huit, dix, en suivant le revers de la route pournous laisser passer, car nous arrivions ventre à terre, brûlant lepavé ; les chevaux sautaient, le cou et les jambesarrondis ; c’était un bruit terrible et grandiose. Leconducteur commençait à plier ses habits, à boucler sonmanteau ; il disait :

– Nous y voilà !

Et nous entrions entre les grilles. Ons’arrêtait une seconde pour laisser monter le douanier avec sonhabit vert ; et, pendant qu’il se glissait derrière, grimpantsous la bâche et regardant les paquets, nous entrions enfin dans lagrande ville, dans ce faubourg Saint-Antoine, que le Picard m’avaitreprésenté comme un véritable paradis : – nous étions àParis !

Ah ! ceux qui n’arrivent pas de laprovince, ne se figureront jamais ce que c’est de voir Paris pourla première fois ; non, ils ne peuvent se le figurer :ces grandes lignes de maisons hautes de six et sept étages, avecleurs fenêtres innombrables, leurs cheminées qui se dressent parmilliers au-dessus des vieux quartiers, leurs trottoirs, et lafoule qui passe, qui passe toujours, comme la navette du pèreAntoine ; ces voitures aussi, ces pavés gras, cet airsombre ; ces odeurs de toute sorte qu’on n’a jamaissenties : les fritures, les épices, la marée, laboucherie ; les gros camions pleins de balayures ; lehou-hou, les cris des marchands, les coups de fouet, legrincement des roues… enfin, qu’est-ce que je peux dire ?

J’étais comme abasourdi, comme confondud’entendre tout cela, et de voir notre grosse voiture s’enfoncer,s’enfoncer toujours en ville ; et le même spectacle continuer,s’étendre à droite et à gauche dans des rues innombrables, –longues, droites, obliques, – avec le même fourmillement.

À travers cette confusion, nous arrivâmes surune grande place ; au milieu de la place s’élançait à la cimedes airs une colonne en bronze ; et dans le roulementj’entendis le conducteur me crier :

– Place de la Bastille !

Cela ne dura qu’une seconde : la grandecolonne, toute couverte de lettres d’or, un ange au haut qui sejette dans le ciel, la colonne était passée ! et des milliersd’hommes allaient et venaient ; j’en voyais de toutessortes : des marchandes de fleurs en chapeau de paille, avecdes vannes pleines de roses ; des hommes avec de petitesfontaines à clochettes, sur le dos, – les robinets sous le coude, –qui versaient à boire aux passants. Je voyais tant de choses queles trois quarts me sont sorties de l’esprit.

Au moment où nous traversions la place, leconducteur, après avoir arrangé tous ses paquets, venait de serasseoir ; il me cria :

– Les boulevards !

Ah ! je suis revenu depuis à Paris, maisjamais je n’ai senti mon admiration et mon étonnement comme alors.Qu’on se figure une rue quatre ou cinq fois plus large que lesautres, bordée de maisons magnifiques, avec des rangées de balconsqui n’en finissent plus, une rue tellement grande qu’on n’en voyaitpas le bout ; et, à mesure qu’on avançait, – comme lesboulevards tournent, – de nouvelles maisons, de nouveaux balcons,de nouvelles enseignes à perte de vue ! Le conducteurcriait :

– Boulevard Beaumarchais !…Boulevard du Calvaire !… Boulevard du Temple !… Place duChâteau-d’Eau !… Boulevard Saint-Martin !

Il me montrait aussi, à droite, des théâtres,des baraques, des affiches, et me disait :

– La Gaîté !… L’Ambigu !… LaPorte-Saint-Martin !

Enfin, je n’avais pas le temps deregarder ; tout passait comme un éclair. C’est ce que j’ai vude plus étonnant. Et toujours ce monde innombrable qui courait,toujours ces voitures, ces dames, ces messieurs, cette presse degens, ces cris des marchands et le reste.

Tout à coup la diligence tourna et descenditventre à terre une rue plus étroite.

– La rue Saint-Martin ! me cria leconducteur ; apprêtez-vous, nous approchons desmessageries.

Nous filions dans la rue. Les maisons, hauteset sombres, sales et grises, avec leurs milliers d’enseignes detoutes les couleurs, avaient l’air de se pencher. La diligencefaisait un bruit terrible, les gens se serraient sur le trottoir,en continuant de courir. Ensuite la voiture prit à droite une autrerue un peu plus large.

En ce moment toutes les lucarnes de notrediligence étaient pleines de calottes rouges, qui se penchaientdehors pour voir.

– Voici la halle au blé ! me ditencore le conducteur.

Quelques instants après nous entrions au pas,sous une voûte, dans la grande cour des messageries de la rueSaint-Honoré, et des centaines de gens entouraient notrediligence.

Dans cette cour, un grand nombre d’autresdiligences se trouvaient en ligne. À chaque instant il enarrivait.

À mesure que nous sortions de la voiture, ouque nous descendions de l’impériale, des gens de toute espèce nouscriaient :

– À l’hôtel d’Allemagne !

– À l’hôtel de Normandie !

Ils nous présentaient des cartes. D’autres, enblouse, avec de petites hottes, nous demandaient :

– Où allez-vous ?

Je ne savais plus de quel côté me tourner. Jeregardais mon conducteur, il entrait dans le bureau et s’arrêtaitdevant le trou d’un grillage, son portefeuille de cuir sous lebras. Il se mit à compter avec l’homme du bureau.

Derrière nous les parents : femmes,hommes, enfants, tous en chapeaux, venaient recevoir leurs frères,leurs sœurs, leurs cousins. On s’embrassait, on envoyait quelqu’unchercher une voiture, on riait.

Moi, j’étais seul, on voyait bien que je nedevais pas être riche, on allait d’abord aider les autres. Jeregardais descendre les paquets et les malles de la voiture ;au milieu de tous ces gens, dont plusieurs avaient de mauvaisesfigures, j’étais bouleversé : si l’on m’avait pris ma malle,qu’est-ce que je serais devenu ?

Et comme je restais là, dans un grand trouble,– parmi ce monde qui s’en allait et venait, entrait et sortait,réglait ses comptes, – ne sachant où descendre, enfin comme tombédu ciel, voilà qu’une figure s’approche et me dit :

– Hé ! c’est toi,Jean-Pierre ?

Alors je regarde, et je reconnais le filsMontborne, un de mes anciens camarades chez le pèreVassereau ; il était en petite blouse serrée aux reins, ettenait sous le bras une de ces hottes à deux branches que j’avaisdéjà vues. En reconnaissant Montborne, un vieux camarade d’école,je ne pus m’empêcher de lui sauter au cou et de crier :

– C’est toi, Michel ?

– Oui, dit-il de bonne humeur.

– Et qu’est-ce que tu fais doncici ?

– Hé ! je porte des paquets ;je suis porteur depuis deux ans.

Il était petit et maigre, il louchait ;mais cela ne l’empêchait pas d’être fort. Je crus que le bon Dieume l’envoyait. Après nous être embrassés bien contents, il medemanda :

– Et toi, Jean-Pierre, tu viens du pays…qu’est-ce que tu veux faire ?

– Je viens travailler enmenuiserie ; j’ai une lettre de M. Nivoi.

– Et où est-ce que tu descends ?

– Rue de la Harpe.

– Ah ! fit-il, c’est loin, maisattends, j’ai quelque chose à porter près d’ici ; je vaisrevenir et je te porterai ta malle. Seulement, ça coûteratrente-deux sous… Je suis marié, vois-tu… un autre te ferait payerplus cher.

– C’est bien, lui dis-je, va,dépêche-toi, je t’attends.

Il partit. J’avais un grand poids de moins surle cœur. Je restais près de ma malle, qu’on avait mise avecbeaucoup d’autres dans le bureau. Je la voyais et je ne m’enécartais pas.

Tout continuait à s’agiter dans la cour, sousla voûte et dans la rue. En écoutant ce grand bruit, je ne pouvaispas me figurer que cela durait toujours, et j’ai pourtant vu depuisque le mouvement ne cessait ni jour ni nuit dans cette ville.

Ce n’est qu’au bout d’une heure, et quandl’inquiétude commençait à me gagner, que Montborne revint.

– Eh bien ! dit-il, c’est fini,montre-moi ta malle.

– La voici.

– Et le billet ?

– Le voilà.

– C’est bien.

En même temps il tira ma malle de dessous lesautres, il la posa d’abord debout sur sa petite hotte, passa lacorde autour et l’enleva d’un coup d’épaule.

– En route, fit-il, suis-moi.

Nous sortîmes. Je le suivais pas à pas. Nouspassions dans la foule comme à travers une procession. Tout enmarchant, il me demanda :

– Ta lettre est pour un maître menuisier,rue de la Harpe ?

– Oui.

– Mais tu n’es pas encoreembauché ?

– Non.

– Tu ne vas pas demeurer dans samaison ?

– Non.

– Eh bien ! il faut aller te logeraux environs, dit-il ; laisse-moi faire, je connais rue desMathurins-Saint-Jacques un endroit où l’on passe la nuit à dixsous. Ceux qui louent au mois payent sept, huit, dix francs ;ça dépend de la chambre. Tu verras. Mais on paye d’avance.

– C’est bien, lui répondis-je,conduis-moi dans cette auberge, et si tu connais un endroit où l’onmange à bon marché, tu me le montreras avant de partir.

– Justement, fit-il, à côté se trouve lerestaurant de Flicoteau, un des bons endroits de Paris.

– Mais ça coûte cher,peut-être ?

– Non, pas trop… ça dépend des plats etdu vin. En mangeant du bœuf et buvant de l’eau, on paye de huit àdix sous. Mais si l’on demande du poulet et du vin, ça monte toutde suite à seize ou dix-huit sous, et même plus.

Je pensai naturellement qu’avec un bon morceaude bœuf, du pain et de la bonne eau, je n’aurais pas besoin de vinni de poulet.

Nous passions alors auprès d’une grandebâtisse entourée de grilles et toute couverte de sculptures. Notrerue donnait sous la voûte de cette bâtisse magnifique, mais nousprîmes à gauche pour en faire le tour. Montborne me dit que c’étaitle Louvre. Comme nous tournions au coin de la grille à droite, jevis pour la première fois les quais qui suivent la Seine, lePont-Neuf qui la traverse, et la statue de Henri IV, à cheval, aumilieu du pont.

C’est là qu’on peut voir la grandeur de Paris,principalement sur le Pont-Neuf, lorsqu’on regarde à droite, leLouvre, qui s’étend aussi loin qu’il est possible de regarder,l’Arc de triomphe, à plus d’une lieue, au bout d’une grande avenued’arbres ; et, de l’autre côté, le Palais-de-Justice, lacathédrale de Notre-Dame, et l’île de la Cité pleine de vieillesmaisons qui se regardent dans l’eau.

Ces choses, je ne les ai connues que plustard ; alors j’en étais ébloui d’admiration. Les files deponts toujours couverts de monde, qui s’étendent sur le fleuve,n’étaient pas une des choses qui m’étonnaient le moins. Cela meparaissait aussi grand que toute l’Alsace, et si je n’avais pas étéforcé de suivre Montborne, qui marchait toujours, je me seraisarrêté là quelques instants.

Le Pont-Neuf était bordé de baraques où l’onfaisait de la friture, mais je me suis laissé dire qu’on les atoutes abattues depuis.

Après avoir traversé ce pont et regardé lastatue en courant, nous tournâmes sur l’autre côté du quai, bordéde rampes en pierre, et plus loin nous arrivâmes à droite, dans lavieille rue de la Harpe. Cette rue avait l’air de descendre sousterre, et s’étendait en remontant plus loin, jusqu’à la vieilleplace Saint-Michel. J’avais vu tant de palais, tant de cathédrales,tant d’arcs de triomphe, tant de maisons magnifiques, tant derichards roulant en voiture ; j’étais tellement ébloui de ceschoses, qu’en remontant la vieille rue de la Harpe, toute grise,toute décrépite, pleine de gens en manches de chemise, en veste, enpetite robe, en camisole, qui couraient d’une porte à l’autre, quifumaient des pipes aux fenêtres, qui portaient de l’eau sur lesépaules, qui faisaient de la friture à leur porte, et quisemblaient vivre là chez eux de père en fils, que j’en eus le cœursoulagé.

Je trouvai même à cette rue un air de vieuxSaverne ; c’était vieux… vieux ! On y voyait desmarchands de ferraille, comme chez nous, et de vieilles portesrondes toutes noires, où se tenaient des marchands de livres, debretelles et de savates. Enfin je pensai :

– Maintenant, nous ne sommes plus avecdes millionnaires.

Je m’attendrissais de voir des gens de la mêmeespèce que moi, qui vendaient, achetaient et travaillaient pourvivre. Montborne me dit que cela s’appelait le quartier Latin. Ilprit ensuite une autre rue à gauche, et finit par s’arrêter devantune maison étroite, haute de six étages au moins, et medit :

– Nous y sommes, Jean-Pierre.

C’était près d’une vieille bâtisse en arrièrede l’alignement ; un mur assez bas suivait la rue, etpar-dessus ce mur on voyait le toit de ce vieux nid, et ses petitesfenêtres comme au couvent de Marmoutier. J’ai su plus tard que celas’appelait l’hôtel de Cluny, et qu’on y mettait toutes lesvieilleries de la France.

Mon auberge se dressait un peu plus loin. Jecrois encore la voir avec son pignon décrépit, où s’avançaient despierres d’attente jusque dans le ciel. Montborne était entré dansl’allée, tellement étroite que sa hotte raclait les murs des deuxcôtés, et tellement noire qu’on n’y voyait plus au bout de quatrepas. En même temps, une odeur de cuir, et d’une quantité d’autreschoses, vous remplissait le nez ; des bruits de toutes sortesvous faisaient tinter les oreilles : un marteau toquait, untour bourdonnait, quelqu’un chantait, pendant que dehors toutcontinuait à rouler, à crier, à passer.

Nous arrivâmes enfin dans une cour d’environsix à sept pieds ; et, voyant le ciel tout en haut, je crusêtre au fond d’un puits. Comme je regardais, quelqu’un ouvrit lechâssis d’une croisée au rez-de-chaussée, en criant :

– Qu’est-ce que c’est ?

– Un voyageur, répondit Montborne.

Aussitôt la porte au fond de l’allée s’ouvrit,et un homme trapu, les joues grasses et jaunes, un bonnet de cotoncrasseux sur la tête, les manches de chemise retroussées, untire-pied dans la main, sortit en me regardant.

Derrière cet homme, que je reconnus pour êtreun cordonnier, s’avançait une petite femme sèche, déjà grise, lenez pointu, qui me regardait d’un œil de pie.

– Vous voulez passer la nuit ? medemanda le cordonnier.

– Non, monsieur, je voudrais louer unechambre au mois.

– Ah ! bon, fit-il ; Jacquelineva vous montrer les chambres.

– C’est un ouvrier menuisier, ditMontborne.

Et la femme, qui m’avait bien regardé, prit unair riant.

– Il arrive du pays ? dit-elle.Venez, monsieur.

Elle avait décroché des clefs dans leurcassine et grimpait devant moi. Montborne suivait lentement.

– Vous serez bien, disait-elle.

Nous montions, nous montions ; lesfenêtres s’élevaient, la cour descendait. À la fin, je n’osais plusregarder par ces fenêtres, je croyais tomber la tête en avant.

– Nous avons des chambres à tout prix,disait la vieille ; mais la jeunesse aime le bon marché.

– Oui, si vous pouviez m’avoir unechambre à six ou sept francs, lui dis-je.

À peine avais-je dit cela, qu’elle se retournacomme indignée, en s’écriant :

– À six francs ? Ce n’est pas lapeine de monter.

Nous étions tout au haut de l’escalier,presque sous les tuiles, et cette vieille, dont la figure étaitdevenue de bois, me voyant étonné, dit :

– Redescendons ; notre meilleurmarché c’est huit francs… payés d’avance.

Alors, me remettant un peu, jerépondis :

– Eh bien ! madame, montrez-moi lachambre à huit francs.

Elle grimpa les dernières marches, et poussadans les combles une petite porte coupée en équerre. Je regardai,c’était un coin du toit. Dans ce coin, sur un petit bois de litvermoulu, s’étendaient un matelas et sa couverture, minces commeune galette. Tout contre se trouvaient la table de nuit, la crucheà eau ; et dans le toit s’ouvrait une fenêtre à quatre vitres,en tabatière.

Cela me parut bien triste de loger là.

– Décidez-vous, me disait la vieille.

Et moi, songeant que je n’étais pas sûr detrouver tout de suite de l’ouvrage, que je n’avais personne pour meprêter de l’argent, et que, dans cette ville où tout le monde nesonge qu’à soi, ma seule ressource était de ménager, je luirépondis :

– Eh bien ! puisque c’est lemeilleur marché, je prends cette chambre.

– Vous faites bien, dit-elle, car leslocataires ne manquent pas.

En descendant, elle me montra dans un coin uneespèce de fontaine, en me disant :

– Voici l’eau.

Montborne montait encore, je revins avec lui.Il trouva ma chambre très belle, d’autant plus qu’il restait de laplace pour la malle. Ensuite, comme il était pressé, je lui payaises trente-deux sous ; il me dit que deux maisons plus haut, àdroite, près de l’hôtel de Cluny, je verrais le restaurant, et puisil s’en alla.

Je refermai la porte et je m’assis sur le lit,la tête entre les mains, tellement accablé d’être seul, au milieud’une ville pareille, loin de tout secours, de toute connaissance,que pour la première fois de ma vie j’eus l’idée de m’engager.

« Qu’est-ce que je fais au monde, medisais-je. Les autres sont heureux, les autres ont leur maison,leur femme, leurs enfants, ou bien ils ont leurs père et mère,leurs frères et sœurs… Moi, je n’ai rien que ma pauvre vieille mèreBalais. Eh bien ! si je m’engage, je ferai l’exercice, j’auraila nourriture, le logement, l’habillement, et rien à soigner. Jedéfendrai l’ordre. Si les ouvriers se remuent, s’ils se révoltent,je ferai comme le régiment. Le père Nivoi m’en voudra, mais je nepuis pas vivre tout seul… Non, c’est trop terrible d’être seul,avec des gens qui ne pensent qu’à vous tirer de l’argent, qui voussourient pour avoir votre bourse, et qui vous tournent le dos quandvous n’avez plus rien. »

J’étais découragé. Je n’avais personne pour merelever le cœur ; l’idée du pays me faisait mal.

Pendant que ces idées tournaient dans ma tête,je me rappelai que le père d’Emmanuel m’avait dit d’aller voir sonfils, mon ancien camarade, qui faisait son droit au quartier Latin.Ah ! si j’avais pu le voir seulement une heure, comme celam’aurait fait du bien ! J’y songeais en me rappelant qu’ildemeurait dans la rue des Grès, numéro 7. Mais allez donc trouverla rue des Grès en arrivant à Paris ? Malgré cela, je voulusessayer.

Quelques instants après, la vieillerevint ; elle mit une serviette sur la cruche endisant :

– On vous changera de draps tous lesmois. Vous savez, c’est huit francs par mois, payés d’avance.

Alors je compris pourquoi la serviette étaitvenue si vite. L’ayant donc payée, je demandai si par hasard la ruedes Grès ne se trouvait pas aux environs.

– Ce n’est pas loin, répondit-elle ;est-ce que vous connaissez quelqu’un à la rue des Grès ?

– Oui, un étudiant en droit… un camaraded’enfance.

– Ah ! fit-elle d’un air deconsidération, mon mari vous dira mieux où c’est. Si vous avezbesoin d’autre chose, il ne faut pas vous gêner.

– Je n’ai besoin maintenant que d’êtreseul, lui répondis-je.

Elle sortit. J’allai remplir ma cruche ;j’ouvris ma malle, je me lavai, je changeai de chemise etd’habits.

Le grand bruit du dehors m’arrivait jusquepar-dessus les toits. Le soleil brillait sur mes vitres.

Après avoir bien refermé ma malle et la porte,je descendis en suppliant le Seigneur de me faire la grâce, danscette extrémité, de trouver Emmanuel, qui seul pouvait me donner debons conseils et raffermir mon courage.

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