Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XXVI

 

Le lendemain, lorsque je m’éveillai, ilfaisait grand jour, un de ces jours humides où l’on pense :« Il pourra bien pleuvoir ! »

En bas, dans la rue, des rumeurs s’élevaient,des paroles confuses s’entendaient, des crosses de fusilrésonnaient sur les pavés. Dans la maison, pas un bruit : letic-tac du cordonnier au-dessous, le bourdonnement du tourneur, lescoups sourds du brocheur, tout se taisait.

Je sautai de mon lit et je m’habillai bienvite. Une fois sur l’escalier, ce fut encore autre chose : lamaison était abandonnée, les portes étaient ouvertes, les marchesglissantes ; les fenêtres dans la cour battaient lesmurs ; et pas une âme pour me dire ce que cela signifiait.

Je déboulai de mes cinq étages, mon fusil surl’épaule. Mais comment vous peindre la vieille rue desMathurins-Saint-Jacques et les autres aux environs ? Cesbarricades bâties comme des remparts, droites d’un côté, en pentede l’autre, avec un passage étroit contre les maisons ; lasentinelle en blouse, l’arme au bras, dessus. Et tous ces gens quise promènent, qui causent, qui rient à l’intérieur destranchées : les vieilles sur leur porte, les enfants en routepour tout voir, les hommes avec leurs sabres, leurs fusils, leurspiques, qui montent la garde ? Non, ce n’est pas à peindre.Les rues, les ruelles, les places, les carrefours de Paris, avecles mille et mille boyaux qui se croisent, ressemblaient à nospauvres villages, où le fumier, la boue, les tas de fagots, lesenfoncements, les hangars sont aussi des barricades. Ce n’étaitplus Paris, c’était la fraternisation du genre humain. Les ouvrierset les bourgeois s’entendaient ; et de temps en temps ilfallait répéter : « Ce n’est pas fini ; ça vaseulement commencer ! » Car on aurait cru que nous étionsdéjà maîtres de tout.

Durant cette nuit, quinze cents barricadess’étaient élevées. Il faut avoir vu ces choses pour lescroire ; et, Dieu merci, les armes ne manquaient pas, on lesavait toutes déterrées depuis les premiers temps de la grandeRépublique.

Enfin, je sortis de notre petite allée sombre,au milieu de ce bouleversement, comme un rat de son trou, lesoreilles droites, regardant en l’air les sentinelles sur le cielgris, et les gens penchés à tous les étages dans l’étonnement etl’admiration.

Je m’avançais, observant ce spectacle et medemandant :

« Est-ce possible ? Est-ce que cethomme avec sa casquette, son sarrau et sa giberne, est unouvrier ? Est-ce que tout ce monde est deParis ? »

J’en avais en quelque sorte perdu la voix, etseulement au bout de quelques minutes, je me dis :

« Jean-Pierre, est-ce que lecaboulot donne encore à manger et àboire ? »

Alors, regardant du côté de l’hôtel de Cluny,je vis deux barricades qui montaient l’une sur l’autre ; ellesn’avaient pas de passage, il fallut grimper sur les pavés ; etde là-haut j’en vis encore une troisième à l’entrée de la rue de laHarpe, tournée sur la place Saint-Michel. Mais ce qui me réjouit leplus, c’est que tous les marchands avaient leurs boutiquesouvertes ; qu’on entrait et qu’on sortait, qu’on mangeait etqu’on buvait comme à l’ordinaire. On vivait entre ces tas depierres et de boue, comme si la bataille avait dû continuer dansles siècles des siècles.

Ayant donc contemplé notre rue, en me faisantdes réflexions sur la force de la justice, et m’écriant enmoi-même : « Ô grande nation ! Ô noble peuple deParis ! » et d’autres choses semblables quim’attendrissaient et m’élevaient le cœur, je grimpai de barricadeen barricade jusqu’à la rue Serpente, entendant répéter partout queMontpensier arrivait de Vincennes… que Bugeaud voulait toutavaler.

Tout le monde se plaignait de n’avoir pasassez de cartouches ; moi, je n’avais que mon coup chargé.Dans la rue de la Harpe, un garde national auquel je demandai oùl’on pouvait trouver de la poudre, me répondit :

– À la caserne du Foin ;arrivez !

Il marchait à la tête d’une dizaine d’hommes,et paraissait réjoui de les mener dans un endroit où l’on pouvaittout avoir.

La caserne était un peu plus haut, dans laruelle du Foin, derrière les Thermes. C’était un véritable conduitoù nous courions à la file dans l’ombre, nos fusils et nos piquessur l’épaule. On entendait déjà les pavés tomber contre la grandeporte, à l’autre bout, et des cris terribles :

– Ouvrez !…

Une demi-compagnie de fusiliers, avec unlieutenant, s’étaient enfermés là. La porte criait, et comme nousapprochions, elle s’ouvrit. La foule se jeta dans la cour, lessoldats furent désarmés en un clin d’œil ; l’un prenait lefusil, l’autre vidait la giberne. Ces pauvres fusiliers ne disaientrien. Qu’est-ce qu’ils pouvaient faire ?

J’ai malheureusement aussi quinze ou vingt deleurs cartouches sur la conscience, que je pris dans la giberned’un de ces pauvres diables en lui disant :

– Vive la ligne !

Il me répondait :

– Vous me ferez avoir de lapeine !…

C’était bien sûr le fils d’un paysan commemoi, qui venait d’arriver au régiment. Depuis, souvent ces parolessimples et tristes me sont revenues, et je me suis écrié :« Tu n’aurais pas dû faire cela, Jean-Pierre,non ! » Mais que voulez-vous ? la fureur d’avoir descartouches était trop grande !

Une autre chose qui me fait plus de plaisirquand j’y pense, c’est qu’un homme, au milieu de la confusion etdes cris, voulait ôter son sabre à l’officier, et que mon cœur enfut révolté. Cet officier, je le vois : il était petit,pâle ; il avait la moustache grise et semblait calme dans sonmalheur. Un vieux soldat, déjà dépouillé de son fusil et de sagiberne, étendait les bras comme pour le défendre ; lui,disait en le regardant tout attendri :

– Cet homme m’aime !

Alors, voyant cela, je criai :

– Ne touchez pas au sabre del’officier !

Il paraît que j’avais une figure terrible, carcelui qui tenait déjà la poignée du sabre recula. Dans le mêmeinstant, j’aperçus Emmanuel ; il venait d’enlever un fusil, etme tendait la main en criant :

– Jean-Pierre !

D’autres étudiants arrivaient. Nous entourâmesl’officier, qui sortit avec nous. Je lui disais :

– Ne craignez rien, lieutenant.

Il me répondait d’un air sombre :

– Je ne crains rien non plus… Qu’est-cequi peut m’arriver de pire ?

La caserne était envahie jusqu’en haut, lafoule se précipitait dans un large escalier en voûte, à droite, enrépétant :

– Des armes ! des armes !

On croyait que la caserne du Foin était pleinede munitions ; plusieurs même levaient les madriers pour entrouver, mais on avait tout évacué depuis quelques jours.

Au bout de la ruelle, l’officier nous quitta.Je ne l’ai plus revu.

Emmanuel et moi, bras dessus bras dessous,nous étions si fiers d’être armés, que l’idée du malheur des autresne nous venait pas. Il voulait m’entraîner au cloître Saint-Benoît,chez Ober, mais je lui déclarai qu’il viendrait cette fois aucaboulot, et nous y descendîmes par-dessus lesbarricades.

Le caboulot était plein de monde, ilavait même fallu dresser une table en haut, dans la chambre deMme Graindorge. On montait, on descendait, on vidait unverre, on sortait ; d’autres entraient, cassaient unecroûte ; quelques-uns s’asseyaient. Les camaradesremplissaient la chambre des journalistes, qui se trouvaient sansdoute réunis à la Réforme, ou bien au National,est ce que je pense.

Tout de suite en entrant, j’avais reconnu lavoix de Perrignon, ce qui me réjouit, comme on peut croire.J’ouvrais à peine le cabinet, que toute la table se mit àcrier :

– Le voilà ! voilà Clavel !…Qu’est-ce qu’il est devenu depuis deux jours ?

On riait. Moi je posai modestement mon fusildans un coin, avec celui d’Emmanuel. Perrignon se leva, riantjusque dans les cheveux :

– Hé ! petit, nous l’avons !criait-il ; nous la tenons cette fois, la réforme ; ellene nous échappera plus !

Il nous serrait la main. Quentin, derrièrelui, disait :

– Bah ! la réforme, elle vient troptard… Il nous faut autre chose maintenant.

Mais personne ne lui répondait. On se serraitpour nous faire place. En même temps, Mme Graindorgevenait nous servir.

C’était un beau jour, on peut le dire, la joiebrillait sur toutes les figures.

Tandis que nous mangions, les autres parlaienttous ensemble de ce qu’ils avaient fait. L’un criait qu’il s’étaittrouvé de grand matin rue Saint-Méry, l’autre à l’attaque de lacaserne Saint-Martin, l’autre à la prise du magasin d’armes deLepage, dans la rue Bourg-l’Abbé, où l’on espérait trouver beaucoupde fusils. Quand on apprit que j’avais combattu dans la barricadede la petite rue de la Lanterne, et qu’ensuite je m’étais sauvéjusqu’à la grande barricade près de la rue du Vert-Bois, ce fut unéclat de rire de bonheur.

– Mon pauvre Jean-Pierre, criaitPerrignon, je savais bien que tu ferais ton devoir. L’atelier s’estdistingué.

Il riait tellement que les larmes lui encoulaient dans la barbe.

Emmanuel alors nous raconta l’affaire duboulevard des Capucines : la foule, qui se promenait vers neufheures sans défiance, admirant l’illumination depuis la Madeleinejusqu’à la place de la Bastille ; la descente des colonnesd’ouvriers et de bourgeois par toutes les rues, le drapeautricolore en tête ; puis l’arrivée de la grande colonne dufaubourg Saint-Antoine, avec le drapeau rouge, chantant laMarseillaise ;le bataillon du 14e deligne, qui s’était mis en travers pour l’empêcher de passer ;l’ordre de croiser la baïonnette ; un coup de feu ; ladécharge horrible des soldats dans cette foule, à boutportant ; les cris de femmes qui s’entendaient comme des coupsde sifflet, et l’épouvante des gens qui se marchaient les uns surles autres, en se précipitant dans la rue Basse-du-Rempart. Ensuitela promenade des morts au National,à la Réforme,dans toutes les ruelles, avec des torches ; les cris devengeance et le tocsin !

Je sus pour la première fois d’où venait lemouvement de la nuit, et pourquoi ces centaines de barricadess’étaient élevées en quelque sorte d’elles-mêmes. Les camaradesconnaissaient tous cette histoire. Emmanuel, lui, s’y trouvaitmêlé : il était descendu dans la foule jusqu’à laMadeleine : il avait tout vu.

Enfin, ayant fini de manger en quelquesinstants, car tout ce que je viens de raconter n’avait pas pris unquart d’heure, le vieux Perrignon s’écria :

– En route !

Il avait l’air de nous commander. Tout lemonde se leva, chacun prit son fusil, et nous sortîmes.

– Tu as des cartouches ? me demandaPerrignon.

– J’en ai quelques-unes.

– Et vous ? fit-il en se tournant ducôté d’Emmanuel.

– Moi, je n’en ai pas.

– Donne-lui la moitié des tiennes, me ditPerrignon.

Ce que je fis aussitôt.

Nous marchions derrière la troupe, qui gagnaitla rue Saint-André-des-Arts.

Perrignon tout pensif, nous dit :

– C’est maintenant que l’affaire vadevenir sérieuse ; les barricades ne manquent pas, il s’agitde les défendre. Cette nuit, Bugeaud a remplacé le duc deNemours ; il commande l’armée de Paris et nous regarde touscomme des Arabes. Il occupe le Louvre, la place du Carrousel, lesTuileries et la place de la Concorde avec une quinzaine de millehommes. Le reste de l’armée est sur la place de la Bastille, devantl’Hôtel de ville et sur la place du Panthéon. Nous sommes entre lesdivisions ; elles vont essayer de se réunir, en nous passantsur le ventre.

– Comment savez-vous cela ? luidemanda Emmanuel.

– Nous savons bien des choses !dit-il sans répondre. Pendant qu’on nous attaquera par derrière surla place Saint-Michel, la principale attaque viendra par le quaid’Orsay, le quai Voltaire et le quai de Conti. Voilà pourquoi nousallons de ce côté. Bugeaud croit qu’on va courir à l’attaque de laplace Saint-Michel, il se trompe : chacun reste à sabarricade. Nous n’avons pas trop de munitions, mais les troupesn’en ont pas beaucoup plus que nous. Les convois de Vincennes sontarrêtés. Les soldats veulent la réforme comme nous ; ilsaiment autant fraterniser avec le peuple que de se battre contrelui. C’est tout naturel, nous sommes du même sang. Et la gardenationale non plus n’a pas envie de se faire échiner pour soutenirGuizot, qu’elle voudrait voir au diable. Ainsi, quand on regardebien, nous n’avons contre nous que Bugeaud, avec les municipauxéreintés. La première manche est gagnée ! Hier, nous n’avionspas d’armes, pas de barricades ; aujourd’hui, nous avons tout.L’affaire se présente mieux qu’en 1830. Bugeaud est plus fin, plusacharné que le duc de Raguse ; mais les soldats français nesont pas non plus des Suisses ; ils ne voudraient pas nousmassacrer, ou se faire massacrer jusqu’au dernier en l’honneur duroi de Prusse. Ainsi, mes enfants, tout va bien. – Nous voici dansnotre barricade !

Alors, levant les yeux, nous vîmes une hauteet solide barricade, au croisement des rues Dauphine et Mazarineavec celle de l’Ancienne-Comédie. Elle était très bien faite.Quelques étudiants la gardaient ; ils furent contents de nousvoir.

Perrignon, en s’approchant, nousdit :

– Vous le voyez, nous pouvons descendreau Pont-Neuf ou sur le quai Malaquais ; nous pouvons appuyer àdroite ou à gauche, en cas de besoin ; et si nous sommesrepoussés, nos forces se réunissent. C’est ce qu’on peut souhaiterde mieux. Deux autres barricades empêcheront Bugeaud d’arriver parla rue de Seine ; elles sont bien commandées.

En arrivant près de la barricade, il dit auxétudiants que nous avions les mêmes idées qu’eux, et que nous lessoutiendrions jusqu’à la mort. Ces braves jeunes genscriaient :

– Vive la réforme ! À basBugeaud !

Emmanuel reconnut dans le nombre un de sescamarades de l’école, le fils d’un riche marchand de bois, quis’appelait Compagnon. Ils se serrèrent la main.

Plusieurs étudiants n’avaient pas de fusils,mais ils devaient prendre les armes de ceux qui tomberaient pendantle combat. En attendant, ils se tenaient dans le tournant de la ruede Seine.

Perrignon mit aussitôt Quentin en sentinellesur la barricade, et fit descendre les étudiants qui se tenaient enhaut, en leur disant :

– La première décharge peut arriver d’uninstant à l’autre. Il vaut mieux qu’un seul homme soit exposé queplusieurs.

Il parlait comme un chef, et tout le monde luiobéissait.

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