Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

IV

 

Le lendemain, de grand matin, la mère Balaiss’habilla d’une manière tout à fait magnifique. Quand je sortis dema chambre sur les sept heures, je la vis avec une grande robechamarrée de fleurs vertes ; elle s’était fait deux grossesboucles sur les oreilles avec ses cheveux gris touffus, elle avaitun gros bonnet blanc, et cela lui donnait une figure trèsrespectable.

– Assieds-toi, Jean-Pierre, dit-elle, etdéjeunons. Nous partons dans une demi-heure.

Elle me fit mettre ensuite une chemiseblanche, mes souliers neufs et ma veste de velours ; elleouvrit son grand coffre et en tira un châle très beau qu’elles’arrangea sur les épaules devant notre petit miroir ; lesfranges traînaient presque à terre, au bas de la robe. Et quandtout fut prêt, elle me dit de venir.

Je n’avais jamais vu d’école àSaint-Jean-des-Choux, cela me rendait inquiet : mais commeMme Balais descendait devant moi, j’étais bien forcé dela suivre.

En bas, dans la petite allée sombre,Mme Dubourg, se penchant à la porte de sa cuisine, nousregarda sortir tout étonnée. Dehors, la mère Balais me prit par lamain et me dit :

– Tu commenceras par ôter ton bonnet enentrant.

Et nous descendîmes la petite rue desTrois-Quilles derrière le jardin de M. le juge de paix, puis celledu Fossé-des-Tanneurs. Tout à coup, en face d’une vieille maisonqui faisait le coin de deux rues, j’entendis une foule de voixcrier ensemble : B-A BA ! – B-E BE ! – B-I BI !ainsi de suite. Les vitres de la vieille maison entremblaient ; et parmi ces voix d’enfants, une autre voixterrible se mit à crier :

– Materne !… Attends ! je melève !

C’était M. Vassereau qui prévenaitMaterne.

Nous arrivions à l’école. Rien que d’entendrecette voix, un frisson me grimpait le long du dos. En même temps,nous entrions dans une petite cour, où quelques enfantsrattachaient leurs bretelles, et la mère Balais medisait :

– Arrive !

Elle s’avançait dans une allée sombre àgauche, où je la suivis. Au bout de l’allée se trouvait une porte,avec un petit carreau dans le milieu ; c’est là qu’onentendait chanter B-A BA ! au milieu d’un grandbourdonnement.

La mère Balais ouvrit la porte. Aussitôt toutse tut, et je vis la grande salle : les rangées de tablestoutes jaunes et tachées d’encre autour, les bancs où des quantitésd’enfants en sabots, en souliers, et même pieds nus, s’usaient lesculottes depuis des années ; les exemples pendues à desficelles le long des fenêtres ; le grand fourneau de fonte àdroite, derrière la porte ; le tableau noir contre le mur, aufond du même côté ; et la chaire à gauche, entre deuxfenêtres, où M. Vassereau, son bonnet de soie noire tiré sur lanuque, était assis, le grand martinet replié sur le pupitre. Ilétait là, grave, la main bien posée, les deux doigts bien tendus,en train d’écrire un exemple.

Tout fourmillait d’enfants de six à douzeans ; les grands assis autour des tables, les petits sur troisrangées de bancs, en face de la chaire. Deux ou trois, debout,tendaient leur plume au maître d’école, en répétant d’une voixtraînante :

– En gros, s’il vous plaît, monsieurVassereau !

– En moyen, s’il vous plaît, monsieurVassereau !

Lui ne bougeait pas : il écrivait.

Je découvris ces choses d’un coup d’œil. Toutela salle s’était retournée pour voir qui venait d’entrer ;toutes ces figures grasses, joufflues, blondes, rousses, lescheveux ébouriffés, nous regardaient en se penchant. Comme lespetits bancs s’étaient tus d’un coup, M. Vassereau leva lesyeux ; il aperçut la mère Balais et moi sur la porte, et seleva, ramenant son bonnet de soie noire sur sa tête, comme poursaluer. On aurait alors entendu voler une mouche. La mère Balaisdit :

– Restez couvert, monsieur Vassereau.

Et tous deux, l’un en face de l’autre, semirent à causer de moi. Autant la mère Balais était grande etmagnifique, autant le père Vassereau, habillé d’une capote marronet d’un large gilet noir, paraissait grave et sévère ; ilportait encore l’ancienne culotte de ratine et les larges souliersà boucles d’argent. Il avait la figure ferme, un peu pâle, lementon large, le nez droit, bien fait, les yeux bruns, une rideentre les deux sourcils ; de sorte qu’avec son martinet sousle coude, tout cela ne lui donnait pas un air tendre, et que jepensais :

« Si c’est lui qui doit m’apprendre lesquatre règles, il faudra faire bien attention. »

Nous étions donc au milieu de la salle, ettoute l’école écoutait. M. Vassereau paraissait avoir un grandrespect pour Mme Balais, qui relevait fièrement la tête,et qui lui dit :

– Je vous amène ce garçon, monsieurVassereau ; c’est un enfant de Saint-Jean-des-Choux, – quej’ai pris, parce que des parents malhonnêtes l’avaient abandonné, –et que je veux faire bien élever. Vous aurez soin de lui… vous luimontrerez tout ce qu’un homme doit savoir… Je suis sûre qu’ilprofitera de vos leçons.

– S’il n’en profite pas, répondit le pèreVassereau en me jetant un regard de côté, ce sera de sa faute, carj’emploierai tous les moyens.

Et me regardant en face :

– Comment t’appelles-tu ? medit-il.

– Jean-Pierre, monsieur.

– Et ton père ?

– Mon père s’appelait Nicolas Clavel.

– Eh bien ! Clavel, qu’est-ce que tusais ? Est-ce que tu connais tes lettres ?

– Non, monsieur.

– Alors, assieds-toi là, sur le petitbanc. Gossard, tu lui prêteras ton Abc ; vous lirezensemble dans le même.

Pendant que cela se passait et que M.Vassereau me parlait de la sorte, cinq ou six grands, au lieu detravailler, riaient entre eux, et je vis quelque chose en ce momentqui m’affermit beaucoup dans mes bonnes résolutions. Le pèreVassereau, en entendant rire, avait tourné la tête, et il avait vule rouge Materne qui faisait des signes à Gourdier.

Alors, sans rien dire, il était allé lesecouer par l’oreille, qui s’allongeait et se raccourcissait. Iln’avait pas l’air fâché ; mais le fils Materne ouvrait labouche jusqu’au fond du gosier avec des yeux tout ronds, etsoupirait tellement qu’on l’entendait dans toute la salle, oùchacun se remit bien vite à travailler.

– Eh bien ! madame Balais, dit lepère Vassereau en revenant d’un air tranquille, vous pouvez comptersur moi ; ce garçon profitera de mes conseils, je réponds delui. – Clavel, va t’asseoir où je t’ai dit.

J’allai m’asseoir au bout du petit banc, enpensant :

– Oh ! oui, je profiterai… il fautque je profite !

– Allons, monsieur Vassereau, c’estentendu, dit la mère Balais. Pour le reste, ça me regarde.

Ils sortirent ensemble dans la petiteallée ; et, pendant qu’ils étaient dehors, tout le monde seretourna, riant, s’appelant, se jetant des boules de papier. Mais àpeine le pas lent de M. Vassereau commençait-il à revenir, qu’on sepencha sur les tables en faisant semblant d’écrire ou d’apprendresa leçon. Lui, jeta les yeux à droite et à gauche et se remit danssa chaire en disant :

– Commencez l’Abc. – Clavel, tuvas suivre sur l’Abcde Gossard.

Aussitôt on se mit à chanter ensemblel’Abc, et je suivis avec une grande attention, sans osermême regarder celui qui me montrait les lettres.

Le père Vassereau taillait les plumes. Detemps en temps, il faisait le tour de la salle, son martinet sousle bras, et regardait l’ouvrage des grands. Quand les lettresétaient mal formées, il les appelait ânes, et corrigeait lui-mêmeleurs fautes. Une demi-heure avant la fin de l’école, il serasseyait dans sa chaire et criait aux petits :

– Arrêtez !

Ensuite commençait la récitation desleçons :

« Qu’est-ce que la grammaire ? –Qu’est-ce que l’article ? – Qu’est-ce que leverbe ? », etc. – Il prenait aussi quelquefois les petitset leur demandait les lettres. Sur le coup de dix heures le matin,sur le coup de quatre heures le soir, le premier de la premièreclasse récitait la prière, et quand on l’entendait dire :« Ainsi soit-il ! » toute l’école dégringolait desbancs, et se sauvait, le sac au dos ou le cahier sous le bras, encriant et se réjouissant jusqu’à la maison.

Cent fois M. Vassereau nous avait défendu decrier, mais dehors on n’avait plus peur, et puis il faut bien queles enfants respirent.

Le premier jour, quand on se mit à réciter laprière et à sortir en disant : « Bonjour, monsieurVassereau ! » je fus si content d’être dehors, quej’arrivai chez nous d’un trait, et que je grimpai nos trois étages,en criant :

– C’est fini !

Le père Antoine Dubourg ne pouvait s’empêcherde rire ; et le vieux vitrier Rivel lui-même me regardaitmonter l’escalier avec ses grosses besicles, le nez en l’air, etdisait à sa femme :

– Tiens, Catherine, voilà le plus beautemps de la vie ; on ne pense pas au déjeuner, au dîner ;quand l’école est finie, on a gagné sa journée. Ce temps-là nereviendra plus.

La mère Balais était aussi bien contente.

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