Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

X

 

Un soir, après le travail, je rentrais cheznous ; il faisait encore un peu jour, le soleil s’étendait surles toits ; la ruelle des Deux-Clefs était sombre, et de loinnos petites fenêtres au rez-de-chaussée brillaient comme unelanterne. Il devait se passer quelque chose d’extraordinaire à lamaison, car Mme Madeleine n’avait pas l’habitude debrûler sa chandelle par les deux bouts.

Comme je m’approchais, me demandant :« Qu’est-ce que cela peut être ? » la mère Balaissort de l’allée en criant d’un air joyeux :

– Dépêche-toi, Jean-Pierre, c’est grandefête ce soir.

Et presque aussitôt, Annette, sur le pas de laporte, me dit :

– Ah ! Jean-Pierre, si tu savais… latante Jacqueline vient de mourir.

Alors j’entre tout surpris ; des chosespareilles vous étonnent, on ne voit pas tout de suite les grandschangements que cela fait. J’entre donc dans la petite chambrebasse, et je vois à gauche le vieux métier qu’on a reculé contre lemur, – les écheveaux, les pièces de toile, et même les perches àcrochets par-dessus, pêle-mêle, pour faire de la place ; – età droite, près du poêle, la table déjà mise, avec une belle nappeblanche, sept ou huit couverts autour, et trois chandelles quibrillent, garnies de fraises en papier dans la bobèche.

La cuisine était en feu. La mère Rivel, quipassait pour une bonne cuisinière, et qui même avait cuisiné douzeans chez Bischof, à l’hôtel de l’Aigle, avant son mariage,la mère Rivel aidait Mme Madeleine. Elles avaient ungrand plat de saucisses au bord de l’armoire, une dinde farcie à labroche, et quelques bouteilles de vin cacheté sur le buffet.

Enfin c’était une véritable noce, comme jen’en avais jamais vu. Le père Antoine, assis sur son banc, lesjambes croisées, me tendait les bras en s’écriant :

– Jean-Pierre, cette pauvre vieille tanteJacqueline est partie ; elle n’a pas eu le temps de riendonner à l’église. Quelle chance !

Voilà pourtant ce qu’un honnête homme, unhomme de cœur, est capable de penser quand la richesse arrive. – Ilm’embrassait, et quelques secondes après, il me dit :

– Va t’habiller ! Je vais aussimettre mon bel habit marron. Le capitaine Florentin et sa femme,Mme Frentzel, la mère Balais, et mon vieux camaradeVillon, l’armurier, sont invités ce soir. Si nous avions su,j’aurais fait aussi prévenir Nivoi, mais la nouvelle n’est arrivéeque sur les trois heures.

Alors il ne put s’empêcher de rire, endisant :

– Dieu merci, j’en ai tissé des aunes detoile, j’en ai fait ma bonne part, j’en avais assez !

Il levait les mains. Annette, déjà touthabillée, disait :

– Ah ! maintenant je puis direaussi : J’avais assez de couture.

Et Mme Madeleine, de la cuisinecriait :

– Oui, oui, il était temps ! Maisnous allons pouvoir nous donner nos aises. – Madame Rivel, mettezdu beurre dans la casserole. Voici le sel et le poivre. Il ne fautplus rien épargner.

Je sortis au milieu de tous ces propos, biencontent de savoir que la mère Balais était invitée. Je meréjouissais du bonheur des Dubourg, et je me fis la barbe, enrêvant à tout cela, me figurant bien que Mme Madeleineallait devenir plus fière, mais sans voir jusqu’où pouvaits’étendre sa folie.

Enfin, après avoir mis une chemise blanche etmes beaux habits, je descendis. La chambre était déjà pleined’invités. Le capitaine Florentin riait tout haut :

– Ha ! ha ! ha !disait-il, quelle bonne idée cette vieille tante a eue d’amasserpour vous ! Vous méritiez bien ça, monsieur Dubourg.

Et le père Antoine expliquait comment la choses’était faite. Il avait mis sa grande capote marron, sa grossecravate noire ; le col de sa chemise lui remontait jusqu’auhaut des oreilles, et de temps en temps il s’écriait, en prenant unair grave :

– C’était une bonne femme !… Oui,nous la plaignons bien… Mais voyez pourtant la justice, monsieurFlorentin ; elle en voulait à Madeleine à cause de son mariageavec un simple ouvrier ; elle amassait pour l’Église, et, dansles plus mauvais jours, jamais l’idée ne lui serait venue de nousdonner un liard. Mais il faut que tout finisse par êtrejuste ; maintenant tout va nous revenir. La justice dans cemonde est pourtant quelque chose d’admirable.

– Oh ! oui, criait MmeMadeleine de la cuisine, et nous ferons dire des messes. LeSeigneur est juste à la fin des fins.

Annette avait pensé tout de suite qu’ilfaudrait des habits de deuil.

La mère Balais descendit dans sa belle robe àgrandes fleurs vertes. Mme Frentzel, petite et rondecomme un œuf, était la plus maligne ; elle faisait semblant decroire à la désolation de Mme Madeleine, etdisait :

– Il faut se consoler… il faut seconsoler… nous sommes tous mortels !…

Le père Villon arriva le dernier. C’était unfin renard, et qui paraissait grave en entrant ; mais quand ils’aperçut qu’on ne pleurait pas la tante, alors il rit et dit aupère Antoine :

– Mon pauvre vieux Dubourg, je mesouhaiterais un petit malheur comme le vôtre : un oncle oubien une tante de quatre-vingt-dix-neuf ans et trois quarts, avecdes arpents, des houblonnières, des vignes, n’importe ! Laplantation ne me ferait rien ; j’accepterais tout en gros, lesyeux fermés.

Ils prirent ensemble une bonne prise, ensouriant.

Mme Madeleine, étant allées’habiller, revint au moment où la mère Rivel servait lessaucisses, et l’on se mit à table.

Tout le monde avait bon appétit. Tantôt onparlait des vertus de la tante, tantôt des prés, des vergers, de lahoublonnière. Et puis on plaignait le malheureux sort des gens, quisont forcés de tout abandonner à la fin de leurs jours.

Le capitaine Florentin disait qu’on héritaitaussi dans les régiments, après chaque bataille, et qu’on vendaitles effets des morts à l’encan. Mais le principal, c’était toujoursles prés, les vergers, et l’argent placé sur bonne hypothèque.

– Nous irons voir tout cela demain,disait le père Antoine. On aura posé les scellés… mais nous sommesles plus proches parents… Madeleine était la seule nièce.

– Oui, disait Mme Madeleine,ma mère n’avait qu’une sœur, la pauvre tante Jacqueline deSaint-Witt ; et moi je n’avais ni frère ni sœur, j’étaisunique.

Alors on admirait cela.

Moi j’écoutais. Jamais cette tante Jacquelinen’était venue voir les Dubourg, je ne la connaissais pas, je nepouvais donc pas beaucoup la plaindre ; et la suite del’héritage ne me venait pas non plus à l’esprit, j’étaiscontent.

Mais vers la fin du souper, quandMme Madeleine se mit à dire : – que maintenant,Dieu merci, la famille des Dubourg allait avoir son véritablerang ; que Mlle Annette, leur fille unique,n’aurait plus besoin d’aller habiller des personnes qui valaientmoins qu’elle ; que plus d’un ingénieur, plus d’un avocat,plus d’un notaire serait heureux de l’obtenir en mariage ;qu’elle serait une dame, aussi bien que madame une telle, quin’avait pas le quart de leurs biens ; que ce n’était pasdifficile d’apprendre à porter chapeau, à mettre des châles et desdentelles ! qu’Annette le saurait bien vite !… – quandj’entendis cela, et que je vis que c’était la pure vérité, tout àcoup je regardai Annette, qui riait en entendant ces belles choses,et, malgré le vin que j’avais bu, je me sentis froid. Au mêmeinstant la mère Balais me jetait un coup d’œil si triste, quej’aurais voulu pousser un cri et me sauver de là.

Ce qui m’étonne, c’est d’avoir eu la force decacher mon trouble. Mais on trinquait, on buvait à la santé desbraves gens ; on regardait le père Villon découper la dinde etsortir les châtaignes, de sorte que pour les autres ma pâleur etmon désespoir n’étaient rien. La mère Balais, seule, avait toutcompris. Elle ne répondit qu’un mot à Mme Madeleine ensouriant :

– Oui, dit-elle, vous avez bien raison,madame Dubourg, il est mille fois plus facile d’apprendre à mettredes châles et des chapeaux, que d’apprendre à s’en passer, quand onen a porté longtemps.

Les autres riaient.

Je buvais coup sur coup. J’avais besoin decela pour me soutenir.

Ce souper dura jusque vers onze heures. Alorstout le monde partit. Le père Antoine, sur la porte, avec lachandelle allumée, criait :

– Bonne nuit ! Bonne nuit !

Et le capitaine Florentin, appuyé surMme Frentzel, s’en allait dans la ruelle sombre,répondant par des éclats de rire et des : « Bonsoir, lacompagnie !… Ha ! ha ! ha ! ça vabien !… »

Moi, je montai dans ma chambre. La mère Balaisme suivait sans dire un mot. Maintenant je voyais clair, je savaisque toutes mes espérances étaient perdues.

En haut, je battis le briquet, j’allumai nosdeux lampes et je dis :

– Bonsoir, mère Balais.

– Bonne nuit, mon enfant,répondit-elle.

J’entrai dans mon cabinet en refermant laporte.

Ensuite, seul, assis sur mon lit, en face dema lampe, je fis des réflexions terribles qui ne finissaient plus.Je me rappelai tout ce qui m’était arrivé depuis le commencement dema vie… Je maudis mon sort !… Je me rappelai ce qu’avait ditla veuve Rochard : « qu’il aurait mieux valu pour moisuivre mon père ! » et je trouvais qu’elle avaitraison.

Ce qui m’avait paru si heureux, lorsque lamère Balais était venue me prendre, me parut le plus grandmalheur : « Elle n’avait qu’à me laisser, m’écriai-je enmoi-même, je serais mort de faim… Tant mieux ! Ou, si j’avaisrésisté, je serais bûcheron, ségare, hardier, schlitteur ; jecouperais des troncs, je mangerais de la viande une fois l’an, jeserais à moitié nu, je souffrirais le froid, la neige, le vent, lapluie… qu’est-ce que cela fait ? Je ne connaîtrais riend’autre ; je ne serais pas si misérable ! Maintenant toutest fini. J’étais bien fou de croire qu’Annette pourraitm’aimer ; elle ne pense qu’à devenir une dame ;Mme Madeleine ne rêve que d’ingénieurs, d’avocats, denotaires ; M. Dubourg n’a pas de courage, il fait ce qu’onveut ! »

Toutes ces idées me passaient par la têtecomme une rivière débordée. Les heures sonnaient, je ne bougeaispas ; j’aurais voulu pleurer, mais le temps des pleurs étaitpassé ; je sentais un poids sur ma poitrine, qui m’écrasait lecœur ; c’était mille fois pire que de sangloter.

Au petit jour, je me levai pour sortir. Enpassant, la mère Balais, qui venait de mettre un jupon, mecria :

– Jean-Pierre, tu sors ?

– Oui, lui répondis-je, l’ouvrage estpressé ; M. Nivoi m’a dit de revenir aussitôt le jour… Jedéjeunerai là-bas.

– C’est bien, fit-elle.

Je descendis et je me mis à courir la ville auhasard. Les portes et les volets étaient encore fermés ; lesouvriers des champs partaient, la pioche sur l’épaule.

– Bonjour, Jean-Pierre.

– Bonjour, leur disais-je.

J’avais besoin de fraîcheur, cela me faisaitdu bien.

À six heures, j’allai comme à l’ordinaire meremettre à mon travail. M. Nivoi vint à l’atelier. Je lui racontail’héritage des Dubourg. Il trouva que c’était heureux, et dit queces braves gens méritaient un pareil bonheur, surtout le pèreAntoine. Je ne répondis pas, le chagrin m’accablait.

À midi, je sortis ; mais au lieu d’allerdîner à la maison, j’entrai dans le cabaret desTrois-Rois, boire une bouteille de vin, sans envie demanger. Je retournai prendre la scie et le rabot vers uneheure ; la fièvre me consumait.

Le soir, il fallut pourtant aller souper.J’avais ramassé tout mon courage ; par bonheur, en arrivantdevant chez nous, la mère Rivel me dit que les Dubourg étaientpartis pour Saint-Witt, en voiture. Cela me soulagea ;j’aurais eu de la peine à voir ces gens !

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