Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

V

 

Depuis ce jour, je connaissais l’école :je connaissais la manière de chanter en traînant B-A BA, d’observerles plus petits mouvements de M. Vassereau, et d’avoir l’air desuivre avec Gossard, en regardant voler les mouches.

Le matin, aussitôt l’école finie, j’allaistrouver la mère Balais dans notre baraque, sur la place ; elleme demandait presque toujours :

– Eh bien ! Jean-Pierre, çamarche ?

Et je répondais :

– Oui, mais c’est dur tout de même.

– Hé ! faisait-elle, tout est durdans ce monde. Si les pommes et les poires roulaient sur la granderoute, on ne planterait pas d’arbres ; si le pain venait dansvotre poche, on ne retournerait pas la terre, on ne sèmerait pas legrain, on ne demanderait pas la pluie et le soleil, on nefaucillerait pas, on ne mettrait pas en gerbes, on ne battrait pasen grange, on ne vannerait pas, on ne porterait pas les sacs aumoulin, on ne moudrait pas, on ne traînerait pas la farine chez leboulanger, on ne pétrirait pas, on ne ferait pas cuire ; ceserait bien commode, mais ça ne peut pas venir tout seul, il fautque les gens s’en mêlent. Tout ce qui pousse seul ne vaut rien,comme les chardons, les orties, les épines, et les herbestranchantes au fond des marais. Et plus on prend de peine, mieux çavaut ; comme pour la vigne au milieu des pierrailles, sur leshauteurs, où l’on porte du fumier dans des hottes ; c’estaussi bien dur, Jean-Pierre, mais le vin est aussi bien bon. Si tuvoyais, en Espagne, dans le midi de la France et le long du Rhin,comme on travaille au soleil pour avoir du vin, tu dirais :« C’est encore bien heureux de rester assis à l’ombre, etd’apprendre quelque chose qui nous profitera toujours ! »Maintenant je te fais retourner et ensemencer par le pèreVassereau, et plus tard qui est-ce qui coupera le grain ? quiest-ce qui aura du pain sur la planche ? c’est toi ! Jefais cela parce que tu me plais, mais il faut en profiter. Je nesuis peut-être pas là pour longtemps. Profite, profite !…

Ces choses m’attendrissaient, et je me donnaisde la peine ; j’aurais voulu tout savoir, pour réjouir la mèreBalais.

Il faut dire aussi que M. Vassereau n’étaitpas mécontent de moi, car au bout d’une semaine je connaissais meslettres, et même il disait tout haut :

– Regardez ce Clavel, un garçon deSaint-Jean-des-Choux, il connaît ses lettres dans une semaine, aulieu que ce grand âne rouge de Materne et ce pendard de Gourdier,depuis trois ans n’ont encore appris qu’à dénicher des merles et àdéterrer des carottes dans les jardins après la classe. Ah !les gueux… ah ! la mauvaise race !

Il se fâchait en parlant, et finissait partomber dessus, de sorte que l’école était remplie de cristerribles. M. Vassereau répétait sans cesse :

– Si vous êtes pendus un jour, on nepourra pas me faire de reproches ; car, Dieu merci ! jem’en donne de la peine pour vous redresser. J’use plus de martinetspour ces Gourdier et ces Materne, que pour tous les autresensemble ; et encore ça ne sert à rien, ils deviennent de pireen pire, et tous les jours on vient se plaindre près de moi, commesi c’était ma faute.

C’est vers ce temps que M. Vassereau me mitdans la troisième classe des grands, et qu’il me dit :

– Tu préviendras Mme Balais det’acheter une ardoise pour écrire en gros.

La mère Balais eut une véritable satisfactiond’apprendre que j’avançais.

– Je suis contente de toi, Jean-Pierre,me dit-elle ; tu me feras honneur.

Tous les gens de la maison, et MmeMadeleine elle-même, avaient fini par s’habituer à me voir ;on ne criait plus contre moi. La petite Annette venait à marencontre, quand je sortais de l’école, en disant :

– Voici notre Jean-Pierre !

J’aurais dû me trouver bien heureux, maisj’avais toujours le cœur gros d’être enfermé ; je ne pouvaispas m’habituer à rester assis deux heures de suite sans bouger.Ah ! la vie est une chose dure, et l’on n’arrive pas pour sonamusement dans ce monde.

Combien de fois, en classe, lorsque le tempsétait beau, que le soleil brillait entre les exemples pendues auxfenêtres ouvertes, et que de petites mouches dansaient en rond dansla belle lumière, combien de fois j’oubliais l’ardoise, l’exempleet les parafes, la vieille salle, les camarades et la grammaire,regardant ce beau jour les yeux tout grands ouverts, comme un chatqui rêve, et me représentant la côte de Saint-Jean-des-Choux :les hautes bruyères violettes et les genêts d’or où bourdonnaientles abeilles ; les chèvres grimpant à droite et à gauche dansles roches, allongeant leur long cou maigre et leur petite barbe,pour brouter un bouquet de chèvrefeuille dans le ciel pâle ;les bœufs couchés à l’ombre d’un vieux hêtre, les yeux à demifermés, mugissant lentement comme pour se plaindre de la chaleur.Et nos coups de fouet retentissant dans les échos deSaint-Witt ; notre petit feu de ronces déroulant sa fumée versles nuages ; la cendre blanche où rôtissaient nos pommes deterre ; puis les grands bois de sapins tout sombres,descendant au fond des vallées ; le bourdonnement de l’eau, lechant de la haute grive à la nuit, les coups de hache des bûcheronsdans le silence, ébranchant les arbres… Combien de fois… combien defois je me suis représenté ces choses !

Tout à coup une voix me criait :

– Clavel, qu’est-ce que turegardes ?

Et je frémissais, en me remettant bien vite àécrire.

Rarement M. Vassereau me frappait. Il faisaitune grande différence entre ses élèves, il ne s’indignait quecontre les incorrigibles. Je crois qu’il devinait mes pensées, etqu’il en avait de semblables, les jours de beau temps, pour sonvillage.

À ceux qui viennent du grand air, aux enfantsqui, durant des années, ont niché comme les oiseaux autour desbois, il faut du temps pour s’habituer à la cage, oui, il faut dutemps ! l’idée de la verdure leur revient toujours, et labonne odeur des feuilles, des prés, des eaux courantes, leur arrivepar-dessus les remparts.

Si nous n’avions pas eu les jeudis, je croisque je serais mort de chagrin ; car, malgré les bonnes soupesde la mère Balais, je maigrissais à vue d’œil. Heureusement, nousavions les jeudis. Demain nous irons au Haut-Barr, au Géroldseck, àla Roche-Plate. Nous irons cueillir des noisettes au fond deFiquet, nous courrons dans l’ombre des sapins, nous grimperons,nous crierons, nous ferons tout ce que nous voudrons.

Oh ! les jeudis… le Seigneur devrait bienen faire deux par semaine.

Les dimanches, il fallait aller à la messe etaux vêpres, la moitié de la journée était perdue.

Mais les jeudis nous partions de grand matin,et la mère Balais me disait d’avance :

– Demain, il faut que tu coures,Jean-Pierre, je ne veux pas te voir maigrir comme ça. Cette école,c’est bon… c’est très bon ; mais on ne peut pourtant pass’échiner à rester assis. Les enfants ont besoin d’air. Vacourir ! Baigne-toi, mais prends garde d’aller dans lesendroits dangereux. Avant de savoir bien nager, il faut se tenirsur les bords. Il n’y a que les bêtes qui se noient. Prendsgarde ! mais amuse-toi bien… Galope, grimpe ; la bonnesanté passe encore avant les quatre règles : c’est leprincipal.

Elle n’aurait pas eu besoin de me dire toutcela, car j’y pensais deux jours d’avance, et je m’en réjouissais.Nous étions trois : le petit Jean-Paul Latouche, le fils dugreffier, Emmanuel Dolomieu, le fils de notre juge de paix, et moi.Annette voulait nous suivre ; elle pleurait, ellem’embrassait ; mais Mme Madeleine ne voulaitpas ; et nous étions déjà bien loin dans la rue, à courir, quenous entendions encore ses grands cris et ses pleurs.

Emmanuel et Jean-Paul avaient toujoursquelques sous dans leur poche ; moi je n’avais qu’une croûtede pain, mais je trouvais plus de noisettes, plus de brimbelles,plus de tout, et nous partagions.

Notre première idée était toujours d’allernous baigner. Ah ! la rivière de la Zorne, derrière laRoche-Plate, avec ses trembles et ses hêtres, nous connaissaitbien, et je pourrais encore vous montrer le bon fond de sable, àdroite du vallon de la Cible.

Quel bonheur, mon Dieu ! d’arriver aubord de la roche nue ; de voir l’immense vallée au-dessous,pleine de forêts ; les grandes prairies en bas, la rivière quifrissonne sous les trembles ; le sentier creux qui descenddans le sable brûlant, entre les petites racines pendantes oùfilent des centaines de lézards, et de se mettre à galoper dans cesentier bordé de hautes bruyères sèches !

Quel bonheur d’entrer dans les pâturages aufond à perte de vue ; de bien regarder si l’on ne découvre pasun garde champêtre avec son chapeau noir et sa plaque d’étain surle bras, et d’avancer hardiment dans l’herbe jusqu’au cou, les unsderrière les autres, pour ne laisser qu’une petite trace !

Quel plaisir d’arriver au bord de la rivière,de mettre la main dedans en criant tout bas : « Elle estchaude ! » de jeter bien vite à terre sa petite blouse,d’ôter ses souliers, son pantalon, ses bas, en se cachant et riant,pendant que l’eau siffle et bouillonne sur les caillouxnoirs ; puis de se lancer à la file : un… deux… trois… etde descendre le courant comme des grenouilles, sous l’ombre quitremblote ; tandis que les demoiselles vertes vont en zigzaget font sonner leurs ailes sous la voûte de feuillage !

Ô le bon temps !

Comme on frissonne en se redressant dansl’écume, comme on se tape l’un à l’autre sur le dos, pour tuer lesgrosses mouches grises qui veulent vous piquer ; comme on estheureux d’aller, de venir, de se jeter des poignées d’eau ; etpuis d’écouter, d’avoir peur du garde ! – Comme onespionne !

Et bien plus tard, lorsque vos dents semettent à claquer et qu’on se dit : « J’ai la chair depoule… sortons ! » et qu’on s’assied dans le sablebrûlant, en grelottant, la figure toute bleue, comme on se senttout à coup bon appétit ; et, si l’on a eu soin d’emporter unecroûte de pain, comme on mord dedans de bon cœur ! Dieu duciel, il y a pourtant de beaux jours dans la vie !

Puis une fois rhabillés, quand on remonte dansle bois, tout frais, tout ragaillardis, en sifflant, et battant lesbuissons pour dénicher les touffes pâles des noisettes… Parlez-moid’une existence pareille ! Quand l’école ne serait faite quepour avoir des jeudis, je soutiendrais qu’elle est bonne et qu’ellemontre la sagesse du Seigneur.

Et les jours, les semaines, les mois sesuivaient ; après le dimanche et le jeudi, l’école ;après l’été, l’automne : la saison des poires et des pommesqu’on range dans le fruitier, la saison où les bois se dépouillent,où de grands coups de vent traînent les feuilles mortes dans lessentiers.

Alors les noisettes, les myrtilles, les faînessont passées. On croirait que tout va finir. – Et le froid, lespremières gelées blanches, l’hiver, les portes fermées, le vieuxmétier qui va son train, la pluie que le vent chasse dans notrebaraque sur la place : tout marche, les ennuis comptent commele reste.

L’hiver était donc venu, l’hiver avec ses grosflocons, ses longues pluies qui s’égouttent des toits durant dessemaines, l’hiver avec la chaufferette et les gros sabots fourrésde la mère Balais, avec les balayadesdu matin, lorsque lesfemmes, le jupon relevé, poussent la boue d’une porte à l’autre,que les pelotes de neige se croisent dans l’air, qu’on crie, qu’onbataille, qu’on a les oreilles rouges et les mains brûlantes. Unevitre tombe chez M. Reboc, l’avocat, ou chez M. Hilarius, leprésident… On se sauve… la servante sort… Personne n’a fait lecoup !

Ensuite les grands jeudis tout gris del’hiver, au coin du feu quand la flamme pétille, que la marmitechante, qu’on se réunit en bas chez les Dubourg, en filant ;que Mme Madeleine parle de la fortune de sa tanteJacqueline de Saint-Witt ; que la mère Balais racontel’histoire des écluses de la Hollande, où Balais avait des souliersen paille tressée, pendant qu’il gelait à pierre fendre !… etles rencontres de Torres-Vedras, de Badajoz, des Arapiles, où l’onsuait sang et eau.

Et les coups de vent, la nuit, quis’engouffrent dans la cour, en enlevant les ardoises ducolombier ! Alors on raccourcit ses jambes sous la couverture,on se tire l’édredon sur le nez, on écoute : la mère Balaistousse à côté, le coucou des Rivel, en bas, sonne une heure ;on se rendort lentement.

Oui, voilà l’hiver ! Il est bien long aupied des montagnes, et pourtant avec quel bonheur on se rappelle lecoin du feu, les bonnes figures empaquetées des voisins, lesmoufles tirées jusqu’aux coudes, les sabots remplis de peau delapin, et jusqu’au grand fourneau de l’école, lorsqu’on arrivait undes premiers, au petit jour, avant M. Vassereau, et qu’on seréchauffait en cercle, le petit sac au dos, pendant que la pluiecoulait à flots sur les vitres !

Comme on se dit plus tard : « Quanddonc ce bon temps reviendra-t-il ? quand serons-nous jeunesencore une fois ? »

Avec tout cela, j’avançais dans mes classes,et M. Vassereau m’avait choisi pour apprendre les répons de lamesse, avec trois ou quatre autres bons sujets. Il nous faisaitmettre à genoux au milieu de l’école, et nous répondions tousensemble ; l’un aidait l’autre. Il disait :

– Clavel, je te préviens que tu serasenfant de chœur ; tu prendras la chemise rouge et la toque deBlanchot, tu chanteras avec Georges Cloutier. Tu viendras tous lesdimanches.

Il me faisait chanter le solfège après dixheures, et cela me remplissait d’orgueil. Les Materne disaient queje flattais M. Vassereau ; Mme Madeleine me prenaiten considération ; le père Antoine me donnait deux liards pourpasser à l’offrande, et la mère Balais se réjouissait de ma bonneconduite.

Souvent M. Vassereau répétait en classe que jemarchais sur les traces de Robichon, capitaine au 27e deligne, – son meilleur élève, – et que je n’avais qu’àcontinuer.

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