Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XX

 

Depuis ce moment, de temps en temps, l’idée merevenait encore d’aller à Saverne et d’assommer M. Breslau ;mais je me répétais chaque fois :

« À quoi cela servirait-il ? À tefaire prendre par les gendarmes et à désoler la mère Balais. Toutela ville te mépriserait ; Mme Madeleine teregarderait d’un air d’indignation ; Mlle Annette,en te voyant, détournerait la tête, le père Antoines’écrierait : « Jamais je n’aurais cru ça delui ! » M. Nivoi, le père Vassereau, le capitaineFlorentin, Mme Frentzel, enfin, tous les braves gens dupays seraient forcés de te donner tort. Reste tranquille,Jean-Pierre ! »

Naturellement ces idées ne me réjouissaientpas beaucoup ; mais quand on n’est pas le plus fort, on finittout de même par se faire une raison.

L’hiver approchait : les Savoyards, engrosses vestes rapiécées aux coudes et pantalons de toile, lebonnet de laine crasseux tiré dans la nuque, la figure et les mainsnoires, sous la porte des marchands de vin, près de leurs réchaudsen tôle, commençaient à vendre des marrons ; les joueursd’orgue arrivaient aussi, le Prado s’ouvrait ; des filesd’étudiants, leur cahier sous le bras, le dos rond, le col relevé,les mains dans les poches, couraient à leurs écoles ; lespetites averses froides et les nuages gris annonçaient l’hiver.

Ah ! l’hiver n’arrive pas à Paris avecdes sacs de pommes de terre et des fagots ! Ceux des villagescroient connaître l’hiver, ils disent : « Des pommes deterre à l’eau !… toujours des pommes de terre ! »Mais s’ils étaient forcés de dire : « Pas de pommes deterre ! » ce serait encore autre chose.

Enfin j’avais de l’ouvrage, et le soir enrentrant me coucher, je trouvais ma bonne couverture. Quand onvient de passer dans la nuit pluvieuse, près de cinq ou sixmendiants, de femmes à demi nues, leurs petits enfants dans lesbras, ou de vieux tout grelottants, assis sous le réverbère quitremblote, une couverture chaude vous paraît bonne.

On ne pense pas :

« Les autres ont des lits de plume, lesautres ont de bons tapis, les autres ont de la musique et desfestins jusqu’à minuit, les autres dansent au Prado et boivent dupunch en attendant le carnaval ! »

On pense :

« Beaucoup d’autres, qui me valent, n’ontque le pavé pour reposer leur tête et les nuages gris pours’abriter ! »

On pense aussi :

« Supposons que tu sois marié, parmalheur, et que l’ouvrage manque, qu’est-ce que deviendraient tafemme et tes enfants ? Et dans la vieillesse, qu’est-ce que tudeviendras toi-même ? »

Ces idées apprennent aux ouvriers de Paris àréfléchir ; au lieu de vivre sur leur propre cave, comme lespaysans, ils s’inquiètent les uns des autres ; en s’inquiétantdes autres, ils s’inquiètent pour eux-mêmes ; et je merappelle que dans ce temps ils avaient déjà des idées des’associer. Ces idées sont devenues plus fortes de jour en jour.Moi, malgré tout ce qu’on dit contre, je trouve ces idées justes.Quels êtres assez barbares pourraient dire à leurssemblables :

« Vous travaillerez toute votre vie, etpuis vous mourrez dans la misère. Nous ne voulons pas que vous vousaidiez ! »

Ce serait abominable, et pourtant il se trouvedes égoïstes pareils ! Tout ce que je leur souhaite, c’est queDieu les prenne en grâce.

Pendant ce temps, le travail continuait et lesdisputes du caboulotallaient leur train ; ellesdevenaient même tellement fortes, que les journalistes et lespeintres avaient l’air quelquefois de se prendre aux cheveux. Ilsne parlaient alors que des banquets réformistes : c’étaientdes banquets où les députés de l’opposition faisaient des discours,en laissant les fenêtres ouvertes pour être entendus de tout lemonde.

Montgaillard lisait ces discours, – quirevenaient de Dijon, de Châlons, de Lille, de Mâcon, – tellementbeaux, tellement justes, que j’en avais les larmes aux yeux. Jepensais :

« Voilà des gens qui parlent bien, quidisent ce que tout le monde sait. Maintenant M. Guizot verraclair ; il reconnaîtra lui-même ses torts, et, mon Dieu !nous lui pardonnerons, pourvu qu’il promette de ne plusrecommencer. À tout péché miséricorde ! »

Je n’en voulais pas à cet homme, mais d’autresne pouvaient plus entendre parler de lui sans devenir furieux.Montgaillard tenait pour Ledru-Rollin, Coubé pour Lamartine,d’autres pour Odilon Barrot et pour Duvergier. Moi je trouvais touttrès bien ; j’aurais été bien embarrassé de faire unedifférence entre eux.

En sortant du caboulot, il m’arrivaitquelquefois de demander à M. Perrignon lequel lui plaisait lemieux, mais il me répondait toujours :

– Les hommes ne font rien à la chose,nous avons le malheur en France de nous attacher aux hommes, quifinissent tous par croire qu’on ne peut plus se passer d’eux.Combien j’en ai vu de cette espèce depuis trente ans ! Ehbien ! tous sont partis, et la nation est toujours là, qui nes’en porte pas plus mal. C’est pourquoi, Jean-Pierre, il fauts’attacher aux idées. Odilon Barrot demande l’adjonction descapacités, Ledru-Rollin demande le suffrage universel. Si le peupleétait instruit, le suffrage universel serait très bon ; maisdans ce moment où le quart de la nation ne sait pas lire,l’adjonction des capacités me paraît meilleure.

» Guizot et Louis-Philippe ne veulentdans leur Chambre que l’esprit de gain et d’avarice, qu’ilsappellent l’esprit d’ordre, de conservation ; ils repoussentl’esprit d’honneur, de justice et de liberté, qui fait pourtantseul les grandes choses : ils repoussent l’adjonction descapacités.

» Odilon Barrot et Duvergier ne demandentque cela pour le moment ; je leur donne raison. Il fautd’abord instruire le peuple, et quand il est instruit, lui demanderson avis.

» L’opinion d’un aveugle sur les couleursne signifie rien, et ce serait même se moquer de son infirmité, quede lui demander sa manière de voir sur un tableau ; ce seraitse moquer de tout le monde, que de déclarer ensuite qu’il jugebien, qu’il voit seul clair et que les autres sont aveugles. Maisles grandes injustices produisent des contre-coups pareils ;en se repoussant, tantôt les uns, tantôt les autres dépassent lebut. C’est dans la justice qu’il faut rester ! »

Il me disait cela simplement, mais les autrescamarades voulaient le suffrage universel, et Quentins’écriait :

– Les hommes sont égaux, ils doivent toutmettre en commun, à commencer par les idées. Quand le vote de l’unne vaudra pas plus que celui de l’autre, alors ceux qui n’ont rienou pas grand-chose voteront qu’il faut tout rapporter à la masse.Ce sera la révolution pacifique, et l’on partagera tous parportions égales.

Lorsqu’il parlait, je trouvais aussi son idéetrès belle ; mais un jour qu’il disait ces choses aucaboulot, le père Perrignon, qui souriait d’un air triste,lui répondit :

– Tu raisonnes bien, Quentin, tu fais desprogrès ! Oui, c’est juste, tous les hommes sont égaux ;il n’y a plus de fainéants, de voleurs, d’imbéciles ; plus delâches, plus d’envieux. Et puisque nous sommes tous bonstravailleurs, d’abord les salaires doivent être égaux. Ensuite,puisque nous sommes tous honnêtes, tous courageux, tousintelligents, tous prêts à mourir pour la justice, il ne doit pasnon plus exister de différences entre nous, soit par la fortune,soit par l’estime du pays, soit de toute autre façon. Il faut doncabandonner tous les biens particuliers, et nous ranger au mêmeniveau : il faut établir le communisme !

Il souriait, mais on voyait bien que cela luiparaissait méprisable.

– Eh bien ! oui, dit Quentin, est-ceque vous trouvez que ce n’est pas juste ?

– Je trouve que c’est commode pour lesfainéants, les voleurs et les imbéciles, pour les lâches et lesenvieux, répondit-il. Voilà tout ! Seulement, je crains quecela ne cause de terribles batailles. Est-ce que tu crois qu’ilsuffise de déclarer à la majorité que deux et deux font cinq, pouravoir raison ? Est-ce que les choses changent parce que noussommes des bêtes, et que nous les voyons à rebours, ou parce quenous sommes des gueux, qui voulons les cacher et les pervertir ànotre avantage ? Est-ce que le bon sens ne finit pas toujourspar avoir le dessus, la mauvaise foi et la bêtise le dessous ?Est-ce que tu crois qu’il suffise de se voter les biens des autres,pour qu’ils vous les donnent ? Est-ce que tu crois que cesautres, après avoir gagné leurs biens par le travail, le courage etl’obstination contre les fainéants, les voleurs, les imbéciles, leslâches et les envieux, – qui se sont opposés à leur fortune detoutes les manières, – crois-tu qu’ils ne sauront pas les défendrecontre ces mêmes fainéants, ces mêmes voleurs, ces mêmes imbéciles,ces mêmes lâches et ces mêmes envieux ? Détrompe-toi, Quentin,leur position pour les défendre est bien meilleure qu’elle n’étaitpour les gagner. Et la même force qu’ils ont eue, ils l’auronttoujours. Dans les premiers temps, ils pourront être surpris ;mais ils se remettront et se vengeront. Et si, par impossible, lenombre les accablait, alors la vieille race française seraitperdue ; la vieille race laborieuse, courageuse et fière, quifait l’admiration du monde depuis des milliers d’années,n’existerait plus ; et les fainéants, après avoir dévoré dansla paresse les richesses de la nation, en faisant des phrasescontre le bon sens, finiraient par se manger les uns les autres.Les Russes, les Prussiens, les Anglais, viendraient les aider, etmettraient tout en commun dans leur poche, les communistes avec, enles forçant alors de travailler au moyen du knout. C’est ainsi quela France pourrait voir sa fin, comme d’autres nations aussigrandes, aussi fortes, se sont vues périr misérablement, lorsque lavermine des jouisseurs et des fainéants avait pris le dessus chezeux.

» Une injustice en amène toujours uneautre. M. Guizot repousse l’adjonction des capacités, chose juste,utile, que tous les braves gens veulent ; alors, d’autresdemandent le communisme ! S’il coule du sang, c’est sur latête de M. Guizot qu’il doit retomber. Il voit où nous allons… maisil tient à son ministère, et nous dit : « Choisissezentre mon orgueil et l’abîme ! soumettez-vous, oupérissez ! »

En parlant ainsi, M. Perrignon était devenutout pâle ; et tout à coup, sans rien ajouter, il se leva etsortit.

Quentin dit alors :

– Je voudrais le voir discuter contreCabet ; comme il l’écraserait ! Moi, je ne veux rienrépondre ; c’est un vieux de 89, qui se figure qu’il n’y arien au-dessus de la liberté.

Mais, depuis, j’avais une grande défiancecontre ceux qui voulaient se voter les biens des autres. Je mepromettais en moi-même de me tenir toujours avec ceux qui veulentgagner leurs biens par le travail et la bonne conduite. Et jepensais aussi que, si nous avions le suffrage universel un jour, oninstruirait le peuple, et qu’alors tout le monde reconnaîtrait querien n’était meilleur pour la nation.

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