Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XXIV

 

Le lendemain, au petit jour, le mouvement dela rue recommença comme à l’ordinaire. En descendant, je regardaidehors par la lucarne du cinquième, rien n’était changé ; levieux quartier plein de boue, avec ses cheminées innombrables, sesgirouettes, sa Sorbonne, son hôtel de Cluny, ses marchandsd’habits, ses porteurs d’eau, ses êtres déguenillés, était toujourslà.

Qu’est-ce que deux mille, quatre mille, dixmille individus qui se fâchent et veulent des changements, dans uneville pareille ? C’est comme si deux ou trois mendiants serévoltaient à Saverne, et qu’on envoyât la garde pour les prendre.C’est encore moins, parce que personne ne dit :« Jean-Claude, ou Jean-Nicolas, viennent d’être mis auviolon. »

Enfin, c’était le même spectacle que laveille ; il pleuvait, et je descendis en pensant :

« Nous avons cassé les vitres de laChambre, et c’est comme si nous n’avions rien fait. Le vieuxPerrignon voit tout en gros ; il se figure que les ouvriers dufaubourg Saint-Antoine ont coulé des balles cette nuit, et qu’ilsont retrouvé les fusils de 1830 ; mais ces ouvriers se moquentbien de la réforme ; ils n’ont pas un caboulot pourentendre crier du matin au soir qu’on ne peut pas vivre sans laréforme. Allons, Jean-Pierre, la révolution est finie, pourvu quecela ne devienne pas pire. »

Et rêvant à ces choses, je me rappelais quenous avions promis de revenir travailler la veille au soir ;je m’attendais à recevoir des reproches, ce que je trouvais juste,puisque nous avions manqué de parole. Mais quelle ne fut pas masurprise, en arrivant dans notre cour, de rencontrer M. Braconneauet Mlle Claudine, seuls sous le hangar. Le vieux maîtredressait des planches contre le mur ; il parut étonné de mevoir.

– C’est vous, Jean-Pierre ? medit-il.

– Oui, monsieur Braconneau. Vousm’excuserez si je ne suis pas venu travailler hier à la nuit ;nous sommes rentrés si tard !

– Oh ! si ce n’était que cela, ditce brave homme en souriant d’un air triste.

Je lui demandai :

– Où sont donc les autres ?

– Les autres ! Perrignon, Quentin,Valsy, dit-il, les autres sont à se faire casser les reins quelquepart, bien sûr ! Enfin, pourvu que la réforme arrive… pourvuqu’elle arrive bientôt !

– Vous repasserez dans trois ou quatrejours, monsieur Jean-Pierre, me dit alors MlleClaudine.

– Oui, s’écria le vieux menuisier, vousavez encore les bonnes habitudes de la province, vous ; maisqu’est-ce que vous pourriez faire tout seul ? Revenez danstous les cas samedi, que je vous solde votre compte.

En même temps il tirait la porte de l’atelier,la fermait à double tour, et mettait la clef dans sa poche. Noustraversâmes ainsi la cour ensemble ; ils montèrent, leurescalier, et moi je descendis la rue en me disant :

« Te voilà sur le pavé. »

Ensuite, songeant que M. Guizot était cause detout, j’en pris une fureur terrible ; j’aurais voulu savoir oùtrouver les camarades, pour me mettre avec eux.

En passant près d’un autre atelier, plus bas,je vis qu’il était aussi fermé.

« Maintenant, Jean-Pierre, me dis-je, ilne te reste plus qu’à manger, jour par jour, les quatre-vingtsfrancs que tu as économisés avec tant de peine, et puis à mourir defaim. »

Je sentais mes joues trembler. Je mereprésentais le ministre Guizot sous la figure de Jâry cassant matable. Autant j’étais prêt à me remettre au travail une demi-heureauparavant, autant alors j’aurais voulu me battre. Cela montre bienque la grande faute retombe sur les êtres obstinés qui poussent lesgens dans la misère ; ils devraient être responsables detout ; mais presque toujours ils s’échappent, pendant que lesmalheureux qu’ils ont excités périssent par milliers de toutes lesfaçons. Ah ! si ces hommes ont un peu de conscience, quelsreproches ils doivent se faire ! Et s’ils croient en Dieu,quel compte ils doivent s’apprêter à lui rendre !

J’allais devant moi, sans rien voir, dans untrouble qu’on ne peut pas se figurer. Tout à coup, en arrivant aupont Saint-Michel, j’aperçus une grande foule dans la rue de laBarillerie.

« La bataille va commencer, » medis-je.

L’indignation me possédait. J’allongeai lepas, et quelques instants après j’arrivais sur le pont au Change,couvert de monde. Là, depuis la fontaine du Palmier jusqu’à l’Hôtelde ville, des milliers de casques, de sabres et de baïonnettesfourmillaient par escadrons et par régiments. Le jour gris del’hiver brillait dessus comme sur du givre ; c’étaitterrible.

Pourquoi tous ces milliers d’hommesétaient-ils là ? Pour soutenir la plus grande des injusticescontre les honnêtes gens du pays ; pour leur dire avecinsolence :

« Vous auriez cent mille fois raison, quenous ne voulons pas vous écouter. Quand on a les sabres, lesbaïonnettes et la mitraille pour soi, on fait la pluie et le beautemps, le juste et l’injuste ; on se moque de toutes lesraisons du monde, et si les autres ne sont pas contents, on lesenvoie aux galères par centaines. »

Voilà ce que ces sabres et ces baïonnettesvoulaient dire ! – Et les pauvres gens qui regardaient le longdu quai de l’Horloge, sans armes, la bouche ouverte et les mainsdans les poches, pensaient :

« On trouve pourtant de grands gueux surla terre ! »

Personne ne bougeait, personne necriait ; chacun avait encore peur d’être assommé par lesbâtons plombés, qui sont aussi des raisons, comme les sabres et lesbaïonnettes.

Mais le plus triste de tout, c’est quederrière ces troupes et ces grandes bâtisses grises de la rivedroite, derrière ces vieilles maisons qui longent le quai, – avecleurs magasins de ferrailles, de cannes à pêche, de vieux casqueset de lances en forme de hache, du temps de Henri IV, – derrièretout cela, dans les petites ruelles sombres, on entendait des coupsde fusil, qui se suivaient un à un, puis des feux de file, puis desrumeurs, de grands cris étouffés par la hauteur des masures et laprofondeur de ces quartiers.

Voilà ce qui vous serrait le cœur !

Des vieilles près de moi sedisaient :

– C’est là-bas qu’ils se battent !…Votre garçon est aussi parti ?

– Oui, madame, de grand matin…

Alors elles écoutaient, leurs mentonstremblotaient. Ces malheureuses me faisaient une peine que je nepuis pas dire.

Oui, ces pauvres vieilles, avec leurs capuchesdu temps passé, ces vieux ouvriers tout gris, en petite blouse,sous la pluie, ces centaines de femmes, leur petit dernier à lamain, et ces garçons qui regardaient tout pâles le fond de la rueen face, où des troupes de ligne en bon ordre stationnaient l’armeau pied, – tous ces gens dont les uns pensaient à leurs frères, lesautres à leur père, à leur mari, et qui s’effrayaient de ne riensavoir, de ne pas pouvoir courir chercher des nouvelles, ou portersecours à leurs parents qu’on exterminait peut-être, – voilà ce quime paraissait le plus épouvantable.

On parle toujours des curieux, on dit que lescurieux doivent rester dans leurs maisons, et que si l’on tiredessus, c’est leur faute ! Oui, mais ceux qui disent cela,s’ils avaient des enfants ou des amis au milieu de ces dangers demort, est-ce qu’ils resteraient chez eux ? Est-ce qu’ilstrouveraient juste d’être fusillés, lorsque l’épouvante lespousserait dehors ?

Toutes ces choses sont de véritablesabominations. Des égoïstes sans cœur peuvent seuls parler de lasorte ; ils méritent que Dieu les punisse.

Moi je m’en voulais de n’être pas parti degrand matin, et j’en voulais au vieux Perrignon de ne pas m’avoirprévenu. Mais il m’a dit plus tard qu’en ces sortes d’affaireschacun doit suivre sa conscience, et que pour lui, c’était bienassez de risquer sa propre vie, sans entraîner des camarades.

Depuis neuf heures du matin jusqu’à midi, toutresta dans le même état. Les voitures ne passaient plus, les gensétaient arrêtés sur le pont, les feux de file au quartierSaint-Martin continuaient. De temps en temps, dans la rueSaint-Denis, une bouffée de fumée sortait d’une lucarne. Tous lesyeux se levaient, on disait à voix basse :

– Un coup de feu ! mais onn’entendait pas de bruit.

J’étais allé manger vers onze heures. Aucaboulot, on n’avait vu ni Montgaillard, ni Coubé, niPerrignon, ni personne de nous, et je repartis tout de suite enpensant :

« Il faut que je passe… il faut quej’arrive de l’autre côté coûte que coûte !… »

Mais à cette heure, vous allez voir comment ontraitait les gens qui n’avaient pas les mêmes idées que M.Guizot ; vous allez voir le respect des droits dupeuple ; vous allez voir la plus grande gueuserie qu’on aitjamais vue dans ce monde.

J’arrivais à peine sur le pont au Change, pourla seconde fois, – sans me méfier de rien, – que deux cuirassiersen sentinelle au milieu de la chaussée à droite seretirèrent ; et les autres troupes se retirèrent aussi plusloin, du côté de l’Hôtel de ville.

Chacun naturellement se disait :

« C’est pour faire place aux personnesarrêtées, qui veulent descendre dans la rue Saint-Denis. »

En même temps un général s’approchait à gauchesur les quais, au milieu de son état-major. Il venait desTuileries. Quelques soldats d’infanterie remplaçaient lescuirassiers sur les trottoirs du pont. Tout le monde devenaitattentif. Le général, en face de nous, s’arrêta quelques instants àregarder.

Je vous raconte ces choses en détail, pour quechacun puisse reconnaître la justice de M. Guizot. Ce généraln’aurait eu qu’à faire signe aux sentinelles de déblayer le pont,personne n’aurait opposé de résistance : on n’avait pasd’armes. Mais il s’y prit autrement.

Il se mit donc à regarder d’un air calme, etje crois encore le voir. Il avait un petit képi à larges galonsd’or et de petites épaulettes, il avait le teint brun, la figureosseuse, le nez droit, le menton carré ; ses yeux noirsvoyaient tout. Il parlait, mais nous ne l’entendions pas, à causede ses officiers d’état-major qui caracolaient autour de lui. Enfinil étendit deux ou trois fois la main, et partit au trot versl’Hôtel de ville.

Nous le regardions au milieu de ses officiers,sans penser à rien, et j’allais même profiter du passage pourgagner la rue Saint-Denis, quand tout à coup un grand cri, un criépouvantable s’éleva jusqu’au ciel.

Je me retourne, et qu’est-ce que jevois ? Un escadron de municipaux qui venait ventre à terre, lelong du quai de l’Horloge, en écrasant tout ce qu’il rencontraitsur son passage.

Quelle idée ces hommes se faisaient-ils de lanation ? Je n’en sais rien. Des Autrichiens, des Espagnols,des Russes, des ennemis, en temps de guerre on les entoure, on lessabre, on les écrase : ils ont des armes pour sedéfendre ! Mais des Français, des gens qui travaillent pournous, qui payent notre solde, notre pain et notre équipement, quinous font des pensions, qui nous mettent aux Invalides dans nosvieux jours, qui nous honorent, qui nous appellent leurs défenseurset leurs soutiens ; des gens du même sang que nous ! lessurprendre par derrière sans qu’ils se méfient, et qu’ils aientseulement des bâtons pour se défendre, qu’est-ce que c’est ?Je le demande aux juges de notre pays, je le demande aux pères defamille, je le demande à tous les honnêtes gens du monde :« Est-ce que ce n’est pas infâme, une conduitepareille ? »

Ce général venait d’ordonner notre massacre.Les municipaux ne demandaient pas mieux. Les femmes, les enfants sesauvaient, en poussant des cris qui devaient s’entendre jusqu’auJardin des Plantes. Elles couraient si vite, que leurs robesn’étaient pas assez larges pour laisser s’étendre leurs jambes.Deux vieilles appelaient au secours. Mais tout cela ne dura pas uneminute, car la charge arrivait comme le vent. La terre entremblait.

Moi, je ne voulais pas me sauver ;c’était contre ma nature, et je me disais :

« C’est fini,Jean-Pierre ! »

Je restai seul sur le trottoir du pont, avecune des vieilles à quinze pas de moi, le dos contre la rampe, et unenfant de neuf à dix ans, les cheveux ébouriffés, qui courait àdroite et à gauche, sans savoir où se mettre. L’autre vieille,boiteuse, ne pouvait pas monter les marches du trottoir.

Au même instant la charge arrivait : lesmunicipaux, tellement allongés, la pointe en avant, qu’on ne voyaitque le haut de leurs casques et la queue derrière. J’entendis uncri : la pauvre boiteuse roulait sous les chevaux comme uneguenille, et les coups de sabre me passaient devant la figure commedes éclairs. Ces sabres, depuis la pointe jusqu’à la garde, et mêmele pompon de cuir blanc qui ballottait à la poignée, me sonttoujours restés peints dans l’œil. À chaque coup je croyais avoirla tête en bas des épaules.

C’est tout ce que j’avais à vous dire de cettecharge dont tout Paris a parlé. Elle partit du Pont-Neuf, ellepassa le pont au Change et tourna du côté de l’Hôtel de ville.

L’enfant qui se trouvait près de moi reçut uncoup de sabre à la nuque, et même le municipal s’allongea pour letoucher, car il était loin au tournant du trottoir.

Je m’en allais lentement, pleind’horreur ; et le factionnaire, au bout du pont, tout pâle, medisait en croisant sa baïonnette :

– Sauvez-vous !…sauvez-vous !…

Seulement alors l’idée de me sauverm’empoigna. Je me mis à sauter les six marches, et à courir enfaisant des bonds de quinze pieds. J’entendais tirer derrière moi.Je croyais chaque fois sentir une balle m’entrer dans le dos ;et l’épouvante de voir comme on massacrait le monde m’empêchait enquelque sorte de reprendre haleine.

C’est ainsi que je traversai la place duChâtelet, à droite, en prenant la petite ruelle de la Lanterne, quime conduisit heureusement à la première barricade, en face du quaide Gèvres. Elle était en triangle. Les hommes qui la défendaient mecriaient :

– Dépêche-toi ! car ils voyaientl’infanterie tourner au coin de la place du Châtelet.

On pense aussi que je me dépêchais !

Quand j’eus grimpé par-dessus le tas de pavés,les camarades recommencèrent à répondre au feu de la ruePlanche-Mibray. Mais ces choses veulent être peintes en détail, onn’en voit pas de semblables tous les jours.

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