Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XXVII

 

Ce qui se passa de huit heures du matin à uneheure de l’après-midi me semble encore un rêve ; les heures sesuivaient lentement, sans rien annoncer de nouveau. Perrignondisait :

– L’attaque devrait être commencée depuislongtemps ; qu’est-ce que Bugeaud peut faire ? Est-cequ’il nous entoure d’un autre côté ?

La pluie tombait toujours. Les étudiantsentraient de temps en temps dans un café voisin, puis ils venaientvoir en demandant :

– Rien de nouveau ?

Nous autres nous fumions des pipes, nousprenions patience. À la fin, l’inquiétude nous gagnait tellement,que plusieurs descendirent à gauche, sous la voûte de l’Institut,pour découvrir ce qui se passait. Ils ne revenaient plus, et parinstants il nous semblait entendre comme un bourdonnement defusillade au loin, bien loin sur l’autre rive. Mais la pluie quitombait en clapotant le long des murs, les pas des hommes dans laboue, les paroles au fond de la rue nous empêchaient d’être sûrs derien.

On sait aujourd’hui que du quartier desHalles, sur la rive droite, le peuple s’était avancé de barricadeen barricade jusqu’au Louvre, derrière le Carrousel, et même plusloin dans la rue de Rivoli ; et que pour ne pas laisser enarrière un poste dangereux, il avait attaqué le corps de garde duChâteau d’Eau, où se trouvait un détachement du 14e deligne. La fusillade était terrible, et voilà sans doute ce que nousentendions.

Vers onze heures, cinq ou six étudiantsarrivèrent jusqu’à nous, en remontant la rue Jacob, sur la gauche.Ils avaient des affiches et criaient :

– Changement de ministère ! OdilonBarrot, chef du cabinet.

Nos étudiants se réunirent à eux. Ilsentrèrent même dans le café chercher de la colle, pour poser leuraffiche. Mais tout cela nous était bien égal à nous, et Perrignonen fut même indigné.

Les étudiants montaient alors au Luxembourg,avec leurs paquets d’affiches sous le bras, et continuaient decrier :

– Nouveau ministère, etc.

Quelques étudiants restaient avec nous etriaient de bon cœur. Quentin, sans rien dire, enleva l’affiche d’uncoup de baïonnette.

Environ une heure après, des gardes nationauxarrivèrent à la file, en criant :

– Le roi vient d’abdiquer ; c’est lecomte de Paris qui le remplace, avec la régence.

Ils étaient dans l’enthousiasme.

– C’est bon, dit Perrignon, pourvu que leroi parte avec le duc de Nemours, et que Lamartine soit premierministre. En attendant, restons fixes à notre poste ; puisquetout va si bien, peut-être que nous apprendrons encore quelquechose de meilleur. Ne nous pressons pas ; il faut être sûrs detout avant de bouger.

Quelques ouvriers de Rouen arrivèrent aussipour nous soutenir, tous de solides gaillards en blouses neuves etcalottes rouges, avec des fusils, et des gibernes bien garnies. Ilss’étaient mis en chemin de fer à la première nouvelle, et nouspûmes alors nous reposer un instant, prendre un verre de vin etnous asseoir. La pluie nous coulait jusque dans les souliers ;nous tremblions et nous grelottions ; mais c’est égal, de voirles affaires prendre une si bonne tournure, cela nous réjouissaitle cœur.

Une des choses les plus agréables, c’est quevers une heure le 7e régiment de ligne tout entiers’avança dans la rue Dauphine, l’arme au bras. Nous croyionsd’abord que c’était l’attaque ; tout le monde se tenait prêt àla repousser courageusement ; Perrignon avait fait descendrela sentinelle et criait :

– Attention !

Mais, à la hauteur de la rue de Lodi, lessoldats, deux à deux, se mirent à défiler sur la gauche, en lâchantleurs fusils en l’air, ce qui formait à cent pas de nous comme lebourdonnement d’une rivière qui tombe de l’écluse. Les officiers,en même temps, s’avançaient de notre côté l’un après l’autre, leurspetits manteaux de toile cirée serrés sur les épaulettes, le sabresous le bras, comme des bourgeois qui rentrent chez eux. Nous leurtendîmes la main pour les aider à grimper les pavés, encriant :

– Vive la ligne ! Appuyez-vous,commandant ! – Ne vous gênez pas, capitaine ! – Vive laliberté ! – Vive la France ! – Nous sommes tousfrères !

On aurait voulu les embrasser. On leur disaitmême :

– Restez avec nous !

Mais ils répondaient merci ! brusquement,et continuaient leur chemin dans le haut de la rue. Alors, voyantcela, nous comprîmes que le peuple était vainqueur, et qu’il nefallait plus rien craindre. Perrignon aurait bien voulu nousretenir encore, mais on ne l’écoutait plus, et tous pêle-mêle nousdescendîmes par dessus la barricade jusqu’au Pont-Neuf.

Sur les quais, nous pensions voir des massesde soldats, mais tous étaient déjà partis, excepté deux ou troisofficiers d’état-major, qui filaient ventre à terre le long duLouvre. Nous traversâmes le pont en chantant laMarseillaise comme des bienheureux. Perrignon seul criaittoujours :

– Attention !… attention auxfenêtres du Louvre ! c’est de là que les Suisses, en 1830, ontouvert le feu… Attention !…

Mais on avait beau regarder, rien neparaissait.

Quelques étudiants s’étaient mis aussi avecnous ; et c’est ainsi que nous passâmes d’abord devant leLouvre, ensuite le long des Tuileries, jusqu’à la deuxième voûte,sans rencontrer d’obstacle.

Il paraît que toute l’armée réunie auCarrousel était partie comme le 7e de ligne : unrégiment à droite, un autre à gauche.

Ce que je dis, bien des gens auront de lapeine à le croire, et c’est pourtant la simple vérité. On veuttoujours que les révolutions soient terribles ! Eh bien !j’ai vu qu’elles marchent en quelque sorte toutes seules, quandl’heure de la justice est venue.

Une chose qui me revient encore, c’est que,auprès des Tuileries, un officier d’état-major ayant voulu passerau galop, nous le fîmes descendre de cheval, pour mettre à sa placeune étudiante, qui chantait la Marseillaise comme unange ; et bientôt après nous arrivâmes dans la cour desTuileries sans embarras, étonnés nous-mêmes, et pensant à chaqueseconde voir les feux de file commencer par toutes les fenêtres dupalais.

Les grilles des Tuileries étaient ouvertes.Plusieurs d’entre nous, malgré les cris de Perrignon, qui leurdisait de ménager les cartouches, tiraient des coups de fusil ensigne de joie. On courait à la débandade et l’on se réunit devantla grande porte.

Nous n’étions pas plus de vingt-cinq ou trentedans cette cour immense. Nous montâmes d’abord les quelques marchesqui mènent à la voûte, ensuite le grand escalier à droite ; unescalier superbe, plein de dorures et de moulures. Au milieupendait une grande lanterne ronde, formée d’une seule glace ;et comme sur cet escalier s’étendaient des tapis, on ne s’entendaitpas marcher, chacun aurait cru être seul ; le moindre bruit,quand on touchait son fusil ou qu’on éternuait, avait del’écho.

C’est ainsi que nous montâmes, les yeux levés,dans une admiration extraordinaire, et même avec une sorte decrainte, parce que l’idée des coups de fusil vous suivaitpartout.

En haut, nous entrâmes dans une salle longueet magnifique. Rien que la rangée de ses hautes fenêtres sur lacour du Carrousel lui donnait un air grandiose ; mais toutautour s’étendaient des dorures et des peintures qui vouséblouissaient la vue.

Ce qui m’étonne encore plus aujourd’hui, quandj’y pense, c’est qu’on n’entendait pas le moindre bruit de la vie.C’est là que les gens pouvaient bien dormir et se reposer. Cen’était pas comme dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques.

Je me disais en marchant :

« Comme on doit être bien ici, comme on abon air ! »

Et, regardant au fond de la cour, je voyaisque tout était vide : ce pavé bien carrelé, ce large trottoir,cette grille superbe, ce petit arc de triomphe en marbre rose, toutétait fait pour charmer les regards.

Bien souvent depuis, me rappelant cespectacle, j’ai pensé que les princes sont heureux de venir aumonde : – Oui, c’est un fameux état !

Entre les fenêtres, et tout le long desmurailles peintes, de trois pas en trois pas sortaient descandélabres dorés, en forme de branches, dont chaque feuillesoutenait une bougie qu’on devait allumer le soir.

Alors ce que m’avait dit Emmanuel six moisavant : – que l’intérieur de ce palais était encore plus richeque le dehors, – me parut être la vérité.

Je ne sais pas ce que les camarades étaientdevenus. Les uns avaient pris à droite, les autres à gauche, commedans une église ; car toutes ces salles superbes aboutissaientles unes dans les autres, toujours avec la même beauté. Emmanuel etmoi nous allions seuls ; il me disait :

– Tout cela, c’est le bien de la nation,Jean-Pierre. Il faut tout respecter… C’est notre bien !…

Je lui répondais :

– Ça va sans dire ! Nous l’avonsgagné, et si ce n’est pas nous, ce sont nos pères, les bûcherons,les vignerons, les marchands, les laboureurs, tous ces malheureuxqui travaillent et suent du matin au soir pour l’honneur de laFrance. Nous serions bien bêtes de gâter notre propre bien. Et nousserions des gueux d’avoir l’idée de rien prendre, puisque c’est àtous.

J’avais des idées pareilles, qui m’élevaientl’esprit et me faisaient voir les choses en grand ; mais j’aibien reconnu par la suite que ce n’étaient pas les pensées de toutle monde, ni le moyen de s’enrichir. Enfin, j’aime pourtant mieuxêtre comme cela.

Et regardant de la sorte ces richesses, nousarrivâmes au fond, dans une autre salle en travers de la nôtre. Jene saurais pas dire si c’était la salle du trône, ou la chambre àcoucher de Louis-Philippe. Elle était plus large que la première etmoins longue, éclairée par les deux bouts, remplie de peintures, etsur la gauche, dans l’épaisseur du mur, se trouvait une niche enforme de chapelle, recouverte de tentures à franges d’or. Dans lefond, entre les tentures, je voyais une sorte de lit ou de trône.Emmanuel et moi nous ne voulûmes pas entrer, pensant que cela neconvenait pas.

Nous étant retournés au bout de quelquesinstants, nous vîmes devant une table ronde et massive en marbrerose, un homme assis, qui mangeait un morceau de pain et du fromagedans un papier. Nous ne l’avions pas vu d’abord. C’est pour vousdire combien ces salles étaient grandes, puisqu’un homme ne sevoyait pas, en entrant du premier coup d’œil. Emmanuel luidit :

– Bon appétit !

L’autre, avec un chapeau à larges bords et unecamisole brune, la figure pleine et réjouie, le fusil enbandoulière, lui répondit :

– À votre service !… Tout à l’heurenous irons boire à la cave.

Il riait et clignait des yeux.

Dans ce moment, on commençait à entendre ungrand murmure dehors, un tumulte, des coups de fusil. Nous allâmesregarder aux fenêtres ; c’était la grande masse du peuple quis’approchait au loin sur la place du Carrousel avec défiance. Nouspensions :

« Vous pouvez venir sans crainte ;on ne vous gênera pas ! »

Et songeant à cela, nous continuions à marcherlentement, regardant tout avec curiosité. Nous arrivâmes même dansun théâtre, où la toile du fond représentait un port de mer. Plusloin, nous entrâmes de plain-pied sur le balcon d’unechapelle ; la chapelle était au bas, avec des vases d’or, descandélabres et le saint-sacrement. Il y avait des fauteuils, et,sur le devant du balcon, une bordure en velours cramoisi. C’est làque Louis-Philippe écoutait la messe. Comme nous étions fatigués,nous nous assîmes dans les fauteuils, les coudes sur ces bordures.Emmanuel alluma sa pipe, et nous regardâmes longtemps cettechapelle avec admiration.

À la fin il me dit :

– Si quelqu’un m’avait annoncé hier,quand cinquante mille hommes défendaient les Tuileries, que jefumerais aujourd’hui tranquillement ma pipe dans l’endroit où lafamille du roi, la reine, les princes, venaient entendre la messe,jamais je n’aurais pu le croire.

– Oui, lui répondis-je, c’est étonnant.Qui peut dire : « Ceci m’arrivera !… Cela nem’arrivera pas !… » Tout est dans la main de Dieu !Ceux qui sont forts et qui jugent les autres sont faibles lelendemain comme des enfants. Ils pleurent et demandent grâce, sansse souvenir qu’ils n’ont pas fait grâce. Voilà pourquoi nous devonstoujours suivre notre conscience. Dieu seul nous juge, et Dieu seulest le maître.

Ces choses ont été dites là ; ce sont deschoses vraies.

Nous causions encore, lorsqu’un fracasépouvantable nous réveilla de ces pensées ; le peupledébordait dans le palais. C’était un roulement sourd, terrible. Descoups de fusil partaient, les vitres tombaient, des coups de hacheécrasaient les meubles, les tableaux, les planchers, les murs.

Tandis que nous écoutions tout pâles, cinq ousix hommes, le cou nu, les cheveux ébouriffés, la figure sauvage,arrivaient de tous les côtés à la fois, les yeux étincelants commedes bandes de loups la nuit dans un bois. Ils regardaient… ilstournaient dans le balcon… et se mettaient à tout casser avecfureur, sans rien dire. Ces malheureux venaient de labataille ; ils avaient peut-être vu tomber leurs amis, leursenfants, leurs frères, et se vengeaient.

– Arrive, Jean-Pierre, me dit alorsEmmanuel, en me prenant par le bras, sortons !

Nous traversâmes de nouveau les grandessalles. Quelques hommes, debout sur des chaises, prenaient lesbougies dans les candélabres ; j’ai su plus tard que c’étaitpour entrer dans les caves. D’autres précipitaient les tableaux parles fenêtres.

Comme nous redescendions le grand escalier, aumilieu de la foule qui montait, une baïonnette s’éleva tout à coupau bout de son fusil, et la magnifique lanterne que j’avais admiréeen entrant, tomba comme une bulle de savon qui crève.

En bas, plusieurs étaient déjà couchés àterre, dans les coins, une bouteille à la main, le fusil contre lemur ; ils n’avaient plus la force de se lever… Il faut toutdire : les gueux de toute espèce, qu’ils soient du peuple, ouqu’ils soient des seigneurs, font la honte de la nation et du genrehumain.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer