Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

VII

 

Deux ou trois jours après ma premièrecommunion, la mère Balais me demanda si j’aimais plus un métierqu’un autre. Nous étions justement à déjeuner. Je lui répondis quecelui qui me plaisait le plus, c’était l’état de menuisier, parceque rien ne me faisait plus plaisir à voir que de beaux meubles, degrandes commodes, des armoires bien polies, des cadres en vieuxnoyer, et d’autres objets pareils.

Cela lui plut.

– Je suis contente, me dit-elle, que tuchoisisses, car ceux qui prennent le premier métier venu montrentqu’ils n’ont d’idée pour aucun. Et quand on est décidé, – fit-elleen se levant, – autant partir tout de suite. Mets ton habit,Jean-Pierre, je vais te conduire chez le maître menuisier Nivoi,près de la fontaine. Tu ne pourrais jamais être en meilleuresmains. Nivoi connaît la menuiserie mieux que pas un autre de laville. C’est un homme de bon sens ; il a fait son tour deFrance, il est même resté cinq ou six ans à Paris. Je suis sûre quepour me faire plaisir, il te recevra d’emblée.

Je connaissais le père Nivoi depuis longtemps,avec sa veste de drap gris à larges poches carrées, où setrouvaient d’un côté le mètre et le tire-ligne, et de l’autre lagrande tabatière en carton. Sa figure franche, ouverte, ses petitsyeux malins me plaisaient. Je n’aurais pas choisi d’autre maître,et je m’habillai bien vite, pendant que la mère Balais mettait sonchâle.

Nous sortîmes quelques instants après, sansautres réflexions, et nous arrivâmes bientôt chez M. Nivoi, quipossédait une petite auberge à côté de son atelier, en face dumagasin de bois et de la fontaine.

L’auberge avait pour enseigne deux chopes debière mousseuse ; elle était toujours pleine de hussards, quichantaient pendant que la scie et le rabot allaient en cadence.

Nous entrâmes dans l’atelier vers neuf heures.M. Nivoi, en train de tracer de grandes lignes à la craie rouge surune planche, fut tout étonné de nous voir.

– Hé ! c’est la mère Balais !dit-il. Est-ce que la baraque tombe ensemble ? En avant leschevilles !

– Non, la baraque est encore solide,répondit la mère Balais en riant. Je viens vous demander un autreservice.

– Tout ce qui vous plaira, dans leschoses possibles, bien entendu.

– Je le savais, dit la mère Balais ;je comptais sur vous. Voici Jean-Pierre que vous connaissez… lefils de Nicolas Clavel, de Saint-Jean-des-Choux, que je regardecomme mon propre enfant. Eh bien ! il voudrait apprendre votreétat ; il est plein de bonne volonté, de courage, et, si vousle recevez, je suis sûre qu’il fera son possible pour vouscontenter.

– Ah ! ah ! dit le père Nivoid’un air grave et pourtant de bonne humeur, est-ce vrai,Jean-Pierre ?

– Oui, monsieur Nivoi, je promets de vouscontenter, si c’est possible…

– Avec moi, c’est toujours possible, ditle vieux menuisier en déposant sa grande règle sur l’établi, etcriant à la porte du cabaret :

– Marguerite ! Marguerite !

Aussitôt la femme de M. Nivoi, une femme assezgrande, de bonne mine, habillée à la mode des paysans, ouvrit laporte et demanda :

– Qu’est-ce que c’est, Nivoi ?

– Tu vas tirer une bonne bouteille derouge, et tu la porteras dans la chambre, là-haut, avec deuxverres. Mme Balais et moi nous sommes en affaire, nousavons besoin de causer.

La femme descendit à la cave ; et commel’ouvrier de M. Nivoi, Michel Jâry, sec, maigre, décharné, lafigure longue et pâle, cessait de raboter pour nous écouter, M.Nivoi lui dit :

– Hé ! Michel, ce n’est pas pour toique je fais monter la bouteille ; tu peux continuer sans gêne,Mme Balais ne t’en voudra pas à cause du bruit, ni moinon plus.

Il dit cela d’un air sérieux, en prenant unebonne prise ; et sa femme étant alors devant la porte, sur lepetit escalier de bois, avec les deux verres et labouteille :

– Mère Balais, fit-il, je vous montre lechemin.

Ils montèrent ensemble dans la chambre qui setrouvait à côté de l’atelier, au-dessus, en forme de colombier.Elle avait une lucarne, et le vieux menuisier, de cette lucarne, envidant sa bouteille le coude sur la table, voyait tout ce qui sepassait en bas. C’est là qu’il restait une partie des matinées,avec son ami, le vieux géomètre Panard, causant de différenteschoses qui leur faisaient du bon sang. Ils s’aimaient comme desfrères ! Et lorsqu’ils avaient vidé leur bouteille chez Nivoi,vers onze heures, ils allaient vider une autre bouteille chezPanard, qui possédait aussi une auberge sur la grande route.

Chez Nivoi, Panard payait la bouteille devantla femme, et Nivoi mettait les douze sous dans sa poche, et chezPanard, Nivoi payait la bouteille, et Panard mettait les douze sousdans sa poche ; par ce moyen, les femmes étaient toujourscontentes en pensant : « C’est l’autre qui paye, nousavons les douze sous ! » Avec ces douze sous, ilsvidaient leurs caves à tous les deux, sans avoir de trouble dansleur ménage. Et cela montre bien que l’argent n’est pas aussinécessaire qu’on pense, et qu’avec une trentaine de sous onpourrait faire rouler le commerce.

Mais tout cela n’empêchait pas M. Nivoi d’êtreun excellent menuisier, un homme d’esprit et de bon sens, qui ne sesouciait pas de devenir riche, parce qu’il savait bien que nousfinissons tous par aller derrière la bascule, les pieds en avant.Son ami Panard avait les mêmes idées. Je les ai toujours regardéscomme des gens très respectables, amateurs de bon vin.

La mère Balais et M. Nivoi étaient donc montésdans la chambre ; moi je restais en bas avec Jâry, quicontinuait à raboter, allongeant ses grands bras maigres d’un airde mauvaise humeur.

Je vis tout de suite que nous ne serions pasbons camarades, car au bout d’un instant, s’étant arrêté pourrajuster le rabot, il me dit en donnant de petits coups sur la têtedu tranchet :

– Allons, apprenti, commence par ramasserles copeaux et mets-les dans ce panier.

Je devins tout rouge, et je lui répondis aubout d’un instant :

– Si M. Nivoi veut de moi, je reviendraicette après-midi, et je ramasserai les copeaux.

– Ah ! tu as peur de salir tes beauxhabits, fit-il en riant. C’est tout simple : quand ons’appelle monsieur Jean-Pierre, qu’on est le premier à l’école,qu’on connaît l’orthographe, et qu’on porte chapeau, de se baisser,ça fait mal aux reins.

Il me dit encore plusieurs autres choses dansle même genre ; comme je ne répondais pas, tout à coup la voixdu père Nivoi se mit à crier de la lucarne :

– Hé ! dis donc, Jâry, mêle-toi dece qui te regarde. Je ne te donne pas cinquante sous par jour pourobserver si l’on a des chapeaux ou des casquettes. Tu devrais êtrehonteux d’ennuyer un enfant qui ne te dit rien. Est-ce que c’est safaute, s’il n’est pas aussi bête que toi ?

Aussitôt Jâry se remit à raboter avecfureur ; et quelques instants après la mère Balais et M. Nivoiredescendirent l’escalier.

– Eh bien ! c’est entendu, disait M.Nivoi ; Jean-Pierre viendra tout de suite après dîner et sonapprentissage commencera. Je le prends pour quatre ans. Les deuxpremières années, il ne me servira pas beaucoup, mais les deuxautres seront pour les frais d’apprentissage.

– Si vous voulez un écrit ? dit lamère Balais.

– Allons donc ! entre nous un écrit,s’écria le vieux menuisier. Est-ce que je ne vous connaispas ?

Ils traversaient alors l’atelier.

– Arrive, Jean-Pierre, me dit la mèreBalais.

Et nous sortîmes ensemble.

Dans la rue, M. Nivoi fit quelques pas avecnous, en expliquant que je devais arriver chaque matin à six heuresen été, à sept en hiver ; – que j’aurais une heure à midi pouraller dîner, et que le soir à sept heures je serais libre, ainsique toutes les journées des dimanches et grandes fêtes.

Ces choses étant bien entendues, il rentradans l’atelier, et nous retournâmes chez nous.

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