Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XXIX

 

Nous avions raison, car à peine étions-nous enbas, hors de la grille, que toute cette masse de peuple débordaitdu quai Pelletier, des rues de la Vannerie, de la Tannerie et dupont d’Arcole, avec des habits galonnés, des franges du trône, deschapeaux de femme, et mille autres guenilles au bout desbaïonnettes, sans parler des drapeaux rouges et des drapeauxtricolores dégouttant de pluie et de boue. Tout cela s’avançait,chantait, lâchait des coups de fusil, et malheureusement aussitrébuchait, car on avait vidé les caves de Louis-Philippe, on avaitbu tout ce qu’on pouvait boire, et les bouteilles à moitié vides,on les avait jetées aux murs.

Enfin, je suis bien forcé de le dire, c’étaithonteux pour un grand nombre. Ceux qui boivent un jour pareil,jusqu’à ne plus pouvoir se tenir sur leurs jambes, sont des êtresindignes de soutenir la justice.

Mais que faire ? Ce monde innombrabletourbillonnait sur la place, comme un essaim qui cherche un arbre.Nous eûmes encore le temps de gagner le quai aux Fleurs, par lepont Notre-Dame, et là nous fîmes halte pour regarder. Tout étaitnoir de têtes, tout grouillait, tout montait dans la maisoncommune ; et les cris, ces grands cris de la multitude quis’élèvent comme le chant de la mer, – ces cris qui ne finissentjamais, – à chaque instant semblaient grandir et s’entendre plusloin :

Emmanuel me dit :

– Maintenant Dieu veuille, Jean-Pierre,que les troupes soient bien dispersées ! Dieu veuille queBugeaud ne les ait pas réunies sous sa main quelque part, car, aveccette quantité d’ivrognes, qui brûle notre poudre pour faire dubruit, nous serions bien malades.

Je pensais comme lui : – la bêtise dupeuple me faisait frémir.

Et pourtant, c’était encore la moindre deschoses. La bataille, c’est la bataille, on s’extermine, on sedéfend, on n’a peur de rien ; ceux qui réchappent réchappent,ceux qui meurent ont leur pain cuit ; mais après la bataille,qu’est-ce qui va venir ? Qu’est-ce que le pays dirademain ! Qu’est-ce que les royalistes, les communistes, lessocialistes feront ? Qu’est-ce qui sera maître ? Est-ceque nous sommes en 92, est-ce que nous sommes en 1830 ? Est-ceque les Prussiens, les Anglais, les Russes viendront ?Quoi… ? Quoi ?

Quand tout va bien, quand on travaille, quandles soldats montent leur garde, et que les juges rendent lajustice ; quand les femmes vont à l’église et les enfants àl’école, alors on ne pense à rien, on se figure que tout est enordre, et que cela continuera dans les siècles ; mais quandtout culbute, quand tout est à terre d’un coup, combien d’idéesauxquelles on n’avait jamais songé vous arrivent !

Emmanuel et moi nous passions devant lePalais-de-Justice, et, plus loin, sur le pont Saint-Michel, àtravers mille espèces de gens qui couraient vers la place de Grève.Nous n’avions pas besoin de nous dire nos idées, elles nousvenaient toutes seules ; et ce que nous avait demandéGarnier-Pagès : – « Quelle espèce de républiquevoulez-vous ? » me paraissait alors plein de bon sens. Jeme rappelais le livre de Perrignon, et je m’écriais enmoi-même :

« Est-ce que nous voulons uneconstituante ? est-ce que nous voulons un directoire ?est-ce que nous voulons des consuls ? ou bien est-ce que nousvoulons autre chose de nouveau ? Si nous voulons quelque chosede nouveau, il faut pourtant savoir quoi. Jean-Pierre, qu’est-ceque tu veux ? »

J’étais embarrassé de me répondre ; jepensais :

« Si Perrignon était là, bien sûr qu’ilt’ouvrirait les idées. »

J’avais aussi des inquiétudes pour ce bonvieux Perrignon, que j’aimais comme moi-même. Nous avions étéséparés malgré nous. Qu’est-ce qu’il était devenu ?

Emmanuel, la tête penchée, ne disait rien. Lanuit descendait. Les gens qui couraient, criaient tous :

– Vive la République !

Pas une âme ne savait encore que nous avionsun gouvernement provisoire.

Dans la rue Serpente, nous vîmes que lecaboulot était fermé.

– Arrive ! me dit Emmanuel.

Et nous remontâmes par la rue des Mathurinsjusqu’au cloître Saint-Benoît. Il faisait déjà nuit noire ;pas un réverbère, pas une lanterne ne nous montrait le chemin. Parbonheur, la porte du restaurant d’Ober était ouverte. Nousentrâmes. Deux quinquets brillaient dans la salle à gauche, etquelques étudiants mangeaient sans rien dire. M. Ober était sorti.Nous posâmes nos fusils dans un coin, près des fenêtres, et l’onvint nous servir.

Dehors, au loin, bien loin, les rumeurs, lescris, les coups de fusil s’élevaient de temps en temps, puis setaisaient. Le tocsin sonnait toujours ; mais pendant que nousmangions, tout à coup le gros bourdon de Notre-Dame se tut, ce quiproduisit une sorte de silence. On entendait mieux les rumeurs duquartier, le passage des gens dans le cloître.

Emmanuel, à la fin de notre repas, medemanda :

– Qu’est-ce que nous allons faire cettenuit ?

– Je ne sais pas, lui répondis-je…puisque tout est fini…

– Moi, dit-il, je vais changerd’habits ; mes bottes, à force d’être mouillées, me serrentles pieds.

– Eh bien, allons changer, lui dis-je,et, dans une demi-heure, vingt minutes, réunissons-nous quelquepart.

– Oui, tu viendras à la brasserie deStrasbourg, rue de la Harpe.

Nous sortîmes. Dans ce moment, une foule degens rentraient déjà dans le quartier ; on criait :

– Vive la République ! – Vive legouvernement provisoire !

Des étudiants traversaient le cloître ;ils parlaient de Lamartine, de Ledru-Rollin, d’Arago. Nousécoutions. Sous la porte Saint-Jacques, au moment de nous séparer,Emmanuel me dit :

– Il paraît que nous avons ungouvernement provisoire ; tant mieux, c’est meilleur querien.

Il remonta la rue Saint-Jacques. Je ladescendis par-dessus les pavés, jusqu’au coin de la rue desMathurins, où j’allais tourner, quand je vis arriver en face de moiun piquet de trois hommes, conduit par un caporal en chapeau rondet longue capote, qui portait une petite lanterne carrée, et me diten la levant :

– C’est toi, Jean-Pierre ! Je suiscontent de te retrouver, petit.

Celui qui me disait cela, c’était Perrignon.Il venait d’établir un poste dans la rue Saint-Jacques, au coin dela ruelle du Foin, pour tous les hommes de bonne volonté ; ilconduisait sa première ronde.

On se figure comme je l’embrassai. Je luipromis aussitôt de venir veiller à son poste, après avoir étéprévenir Emmanuel.

Nous étions à l’entrée de la rue desMathurins : je n’eus qu’une centaine de pas à faire pourgagner la maison et monter à ma chambre, où je changeai d’habits.Ensuite j’allai prendre Emmanuel à la brasserie de Strasbourg.

Il pouvait être six heures. Pas un bec de gazne brillait dehors. Quelques étoiles troubles se montraient àpeine ; une petite pluie froide tremblotait dans l’air, et detous les côtés on entendait déjà crier :

– Qui vive !… qui vive !…

Dans cette nuit noire, cela produisait ungrand effet. L’idée me vint que les Parisiens ont tout de même dubon sens, puisque, dans la crainte de Bugeaud, ils se gardaienttout de suite comme la troupe, pendant que les ivrognes dormaientdans leur coin.

Emmanuel fut bien content d’apprendre ceschoses, et nous sortîmes de la brasserie à tâtons.

Dans plus d’un endroit on voyait au loin desfeux allumés, avec des hommes assis autour sur les pavés, fumantleur pipe et causant entre eux, le fusil en bandoulière. Ces feuxéclairaient les sentinelles immobiles au haut des barricades, etles vieilles maisons à droite et à gauche. La lumière montait touterouge, comme un éclair, jusqu’aux toits, puis descendait en seresserrant autour de la flamme : tout redevenait sombre.

La masse des pavés nous arrêtait souvent. Plusd’une fois nos pieds tapèrent dans la boue profonde ; maisnous arrivâmes pourtant à notre corps de garde, rue Saint-Jacques,l’un des meilleurs du quartier. Il était grand, il avait un lit decamp, un râtelier pour les armes, et une large cheminée à droite enentrant, où le feu pétillait et flamboyait comme dans les scieriesde notre pays, ce qui vous réjouissait la vue, par un temps depluie et de brouillard pareil.

Autour d’une grosse table de chêne, lescamarades, ouvriers et gardes nationaux, à dix ou quinze, buvaientet mangeaient. Ils avaient fait apporter du vin dans un broc, avecun grand pâté où chacun tranchait à son aise.

– Voici du renfort, s’écria Perrignontout joyeux, en venant nous serrer la main. Vous avezmangé ?

– Nous sortons de chez Ober, réponditEmmanuel.

– Eh bien ! mettez vos fusils aurâtelier. Dans un quart d’heure vous monterez la garde.

Les autres continuaient à boire, à rire, à seraconter ce qu’ils avaient fait depuis trois jours. L’un parlait del’attaque du Château-d’Eau, l’autre de la fuite du roi, un autre del’enlèvement du trône, qu’on avait brûlé sur la place de laBastille.

Chacun avait vu quelque chosed’extraordinaire, et c’est là que j’entendis pour la première foisun garde national chanter l’air Par la voix du canond’alarme, etc., dont plus tard les gens eurent les oreillestellement remplies, qu’ils s’écriaient :

– Mon Dieu ! si nous entendionsseulement encore une fois le bruit des charrettes et les cris desmarchands d’habits ! Quel malheur ! Cela ne finira doncjamais !

Ce garde national avait tous les coupletsécrits sur un morceau de papier ; il chantait d’une petitevoix tendre, et nous répétions tous en chœur :

Mourir pour la patrie ! Mourir pourla patrie !…

Les larmes nous en venaient aux yeux.

Perrignon, assis derrière avec nous, sur lelit de camp, nous racontait l’envahissement de la Chambre, où setrouvait déjà la duchesse d’Orléans avec ses deux enfants ; lamanière honteuse dont les députés satisfaits l’avaient abandonnée,– lorsque le général Bedeau, sur la place de la Concorde, leurdemandait des ordres, et que personne, ni les ministres, ni leprésident, n’osait en donner ; – l’arrivée du peuple, etl’obstination de cette veuve, habillée en noir, au milieu dudébordement, malgré les cris et la fureur ; son calme, lorsqueMarie et Crémieux demandaient le gouvernement provisoire, et queLamartine faisait un discours superbe, déclarant que la nationseule pouvait décider ce qu’elle voulait selon la justice.

– Elle serait restée là, dit-il, ensaluant toute pâle ceux qui prononçaient des mots pour elle ;rien n’aurait pu la forcer de partir, si la grande multituden’avait à la fin rempli tous les bancs, et si Ledru-Rollin n’avaiten quelque sorte proclamé la république. Alors le torrentl’entraîna.

Perrignon disait que le courage de cette femmel’avait attendri ; que pas une reine de France n’avait encoremontré la même fermeté ; seulement que dans cette race desatisfaits, – qui depuis dix-huit ans approuvait tout, votait toutles yeux fermés, – pas un seul n’avait eu le courage de se fairetuer pour la défendre !

Il disait aussi que malheureusement ces êtressans cœur ne manquent jamais sous aucun gouvernement, qu’ilsarrivent tout de suite se mettre à table, en écartant les bonscitoyens des deux coudes, en parlant de leur dévouement, en ayantencore l’air de se sacrifier, la bouche pleine et le ventre gonfléde nourriture ; mais qu’au premier coup de feu tousdisparaissent comme des ombres ; qu’ils trouvent leur peautrop délicate pour recevoir un accroc !

– J’ai vu ça, mes enfants,disait-il ; l’affaire de 1830 m’a découvert la bassessehumaine. Combien pensez-vous qu’il y avait de combattants derrièreles barricades, hier et avant-hier ? Quelques centaines !Eh bien ! demain vous verrez les vainqueurs sortir de terrepar milliers, comme les limaces après la pluie ; ils lèverontle sabre et crieront, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles :« Rangez-vous ! Tambours, battez la charge ! Enavant ! » Si le mot de république pouvait changer cettebassesse en grandeur, ce serait magnifique, mais je n’ose passeulement l’espérer.

Perrignon, assis au bord du lit de camp, nousparlait de la sorte ; Emmanuel et moi nous l’écoutions ensilence ; derrière nous Quentin et Valsy dormaient comme desbienheureux.

Il faut savoir aussi qu’à chaque instant desrondes arrivaient, ramenant des prisonniers. C’étaient les soldatsde la caserne du Foin ou d’ailleurs, dispersés le matin, et quipensaient s’en aller à la nuit. Mais en sortant des allées, cespauvres garçons de la Bretagne, de la Normandie, de l’Alsace,n’avaient pas fait cinquante pas qu’ils entendaientcrier :

– Qui vive !

Et l’on pense si cela les étonnait de voir lasentinelle en casquette ou en chapeau, l’arme prête, remplir leurservice et leur crier :

– Passez au mot d’ordre !

Ils arrivaient tout doucement, et on leurdisait :

– Allez au poste !

Là, sur la porte du corps-de-garde, ilsvoyaient les citoyens réjouis de la victoire, qui leurcriaient :

– Arrivez ici, camarades !…Réchauffez-vous… Asseyez-vous… Buvez un coup !

On leur passait le broc, on leur donnait lecouteau. Pas un seul ne refusait, au contraire ; après avoirpassé la journée au fond d’une cour, dans un bûcher ou partoutailleurs, ils étaient bien contents de s’asseoir à table avec lessoutiens de l’ordre. Quand on leur demandait :

– Eh bien, qu’est-ce que vous allezfaire, maintenant ?

Tous répondaient :

– Mon Dieu, nous allons retourner auvillage ; nous ne comptions pas encore sur notre congé, maisc’est égal, la vieille mère ne sera pas fâchée tout de même de nousvoir revenir avant les sept ans.

Chacun trouvait cela très naturel, et l’oncroyait aussi que tout le monde, à l’avenir, ferait partie de lagarde nationale, qui remplacerait l’armée. C’était la première idéequi vous venait. Qu’est-ce que la France aurait eu à craindre, sinous avions tous été soldats, de dix-huit à vingt-cinq ans, pourmarcher en cas de besoin, et de vingt-cinq à cinquante pour fairele service de l’intérieur ? Les Allemands et les Russes nousauraient laissés bien tranquilles, en se rappelant ce qui leurétait arrivé pendant vingt ans, pour s’être mêlés de nosaffaires.

Enfin il fallut relever les postes. Perrignonnous avertit, et nous partîmes ensemble à cinq ou six, endescendant la rue Saint-Jacques.

C’est moi qui relevai la sentinelle de lapremière barricade. Le mot d’ordre était : « Liberté,ordre public ! »

Les autres partirent ; je restai seul.C’est encore un des grands souvenirs de ma vie : cette nuitsombre, ces hommes qui s’en vont le fusil sur l’épaule et dont lespas se perdent dans le lointain ; ces cris de :« Qui vive ! » répétés dans la profondeur desquartiers, et qui semblaient dire : « Attention,citoyens ! veillez pour la patrie et la liberté ! »Et ces rumeurs du côté de la place de Grève, ces coups de fusil quesuivent de longs silences où l’on entend la pluie tomber desgouttières ; la lanterne cassée, au haut de la barricade, dontla flamme jaune et rouge sort par instant de la vitre humide,éclairant les flaques d’eau à cinq ou six pas : – Oui, c’étaitquelque chose d’étrange.

J’écoutais ! Dans la rue, pas unbruit ; au loin, les paroles du corps de garde, les éclats derire, l’arrivée d’une ronde, les crosses de fusil qui se reposentsur les dalles, le départ d’un piquet, la vieille Sorbonne quitinte la demi-heure. – Ah ! que de pensées vous viennent aprèsune journée pareille !… comme ce qu’on a vu vous repassedevant les yeux : – Ce palais magnifique des Tuileries, cetumulte sur les quais, ces municipaux, l’Hôtel de ville ! – Etmaintenant, que va-t-il arriver ? Lamartine est là,heureusement, il travaille ; dix autres autour de lui, deshommes de cœur, l’aident ; ils préviennent la France, ilscalment le peuple, ils sont forcés de songer à tout pournous !

Oui, ce sont de grands souvenirs, pour unsimple homme tel que moi. Souvent je me demande :

« As-tu vu ces choses, Jean-Pierre ?as-tu veillé sur cette barricade ?… N’est-ce pas unrêve ? »

J’étais là depuis environ une demi-heure,écoutant au milieu du silence, et songeant à tous ces changementsincroyables survenus depuis trois jours ; rien ne bougeait, etma garde avait l’air de vouloir continuer ainsi, quand au loin,derrière moi, vers la place Sorbonne, des pas se mirent à descendrela rue. Ce n’était pas une ronde, car les gens passèrent devantnotre corps de garde sans s’arrêter. Ils parlaient à demi-voix, et,en arrivant au coin de la rue, voyant la haute barricade, ilss’arrêtèrent pour chercher un passage.

Alors, j’armai mon fusil en criant :

– Qui vive !

Trois restèrent en arrière ; unquatrième, un élève de l’École polytechnique, grimpa sur les pavéset me dit :

– C’est M. Arago ; il se rend augouvernement provisoire.

J’avais bien entendu parler de M. Arago, maisbeaucoup de gens, par une nuit pareille, des ennemis, peuventdire :

« Je suis Arago… je suis Lamartine ouLedru-Rollin. »

On n’est pas forcé de les croire ; c’estpourquoi je répondis :

– Allez prendre le mot d’ordre au corpsde garde.

Il descendit, et les trois autres personness’avancèrent plus près, à quatre ou cinq pas. L’élève de l’Écolepolytechnique se mit à courir en remontant la rue. Arago était prèsde la lanterne, que le vent faisait tourbillonner. Je vois encorece vieillard avec sa longue capote, son chapeau rond, le dos un peucourbé, les mains croisées derrière et la tête penchée. Il ne meregardait pas ; il regardait devant lui, toujours à la mêmeplace. Je le vois dans cette ombre, les lèvres serrées, celle dedessous avançant sur l’autre, le nez un peu aquilin, les grossourcils gris, immobile et songeur. Il pensait à combien dechoses !

Les autres se tenaient plus loin dans lesilence.

Pour Arago nous n’étions pas là, ni les pavés,ni la nuit, ni le vent, ni la lanterne tremblotante, ni l’épaisbrouillard ; dans sa pensée, il voyait la France, lebouleversement de tout, l’armée en déroute, le courage qu’ilfaudrait pour tout rétablir avec la liberté.

Je ne savais pas, moi, quel était cethomme ; je ne savais pas que c’était le plus grand esprit denotre temps, le plus ferme, le plus juste. Je ne savais pas quedepuis sa jeunesse il avait travaillé, toujours travaillé, pourgrandir et honorer sa patrie, et qu’on parlait dans tout l’universd’Arago, comme d’un des plus grands génies de l’Europe. Non, je nepouvais pas me figurer le quart de ces choses ! Pourtant devoir là ce vieillard tellement pensif et la figure si noble,j’avais le plus grand respect ; des idées de grandeur, deforce, de bonté, de justice me passaient par la tête ; etdepuis que j’ai su quel génie était là devant moi dans cette nuitbrumeuse, au milieu de ces événements extraordinaires dont lessiècles parleront, depuis, je l’ai toujours comme peint devant lesyeux, sur le fond noir des pavés entassés, près de la lanterne quitourbillonne.

Enfin on accourait du corps de garde, etl’élève de l’École polytechnique me dit à l’oreille :

– Liberté, ordre public !

Je répondis :

– Passez !

Perrignon et deux autres camarades étaientaussi venus. Ils se tinrent en arrière. Arago et ses amis passèrenten silence dans la petite allée à gauche ; Perrignon seretira.

Il était alors sept heures au moins. J’aisouvent entendu dire depuis qu’Arago se trouvait à l’Hôtel deville, avec les autres membres du gouvernement provisoire ;mais ce que je raconte est sûr. Arago n’est pas arrivé avant septheures et demie à la Commune. Il faisait nuit dehors comme dans unfour ; il avait peut-être eu beaucoup de barricades à grimperavant d’arriver à la nôtre ; il demeurait peut-être loin, jen’en sais rien ; mais voilà ce que j’ai vu moi-même.

Ma faction continua jusqu’à huit heures, et jene me rappelle rien de nouveau jusqu’au moment où l’on vint merelever.

En entrant, Perrignon me parla du gouvernementprovisoire, de Lamartine, d’Arago, de Dupont de l’Eure, etc. Il medisait que la maison était détruite, qu’il ne restait que trois ouquatre vieux pans de murs de 92, qu’aucun incendie ne peutentamer ; que les pierres et le mortier ne manquaient pas nonplus, mais que, si l’on changeait d’architecte, que si l’un voulaitune caserne, l’autre une église, l’autre un phalanstère, on neviendrait à bout de rien.

Moi, la fatigue m’accablait ; je dormaisaux trois quarts, et pourtant je me souviens que sa grande crainteétait de voir arriver les individus contraires au bon sens, lescommunistes, les cabétiens, et tous ceux que nous avons vus depuisfaire si bien la besogne de nos ennemis.

Entre quatre et cinq heures, il fallut encoremonter une garde. Alors le petit jour était arrivé, le dangerpassé ; chacun se retira. Je montai dans ma chambre et jedormis jusque onze heures d’un trait.

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