Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XXII

 

Les Chambres s’ouvrirent le 27 décembre 1847.Tout ce qui me revient sur cela, c’est que Louis-Philippe commençapar faire un discours, où les gens des banquets étaient traitésd’aveugles et d’ennemis, et qu’ensuite, durant trois semaines, onne fit que batailler pour savoir ce qu’il fallait luirépondre ; que Lamartine, Thiers, Odilon Barrot, Duvergier,Ledru-Rollin et beaucoup d’autres s’en mêlèrent, et que finalementla majorité vota comme toujours que M. Guizot avait raison.

Chacun peut encore lire, dans les anciennesgazettes, ces discours où les uns criaient que tout était bien etles autres que tout était mal.

En même temps, les étudiants réclamaient leursprofesseurs Mickiewicz, Quinet et Michelet ; ils ne voulaientpas des nouveaux, et je me rappelle qu’un matin toute la rueSaint-Jacques, depuis la place Sorbonne jusqu’au pont Notre-Dame,était remplie de troupes. Il pleuvait à verse. Ces pauvres soldats,leurs larges baudriers en croix, la giberne aux reins et l’arme aupied, étaient trempés comme des malheureux. On n’entendait pluspasser les voitures, on n’entendait plus que les crosses de fusilssur les pavés, et le piétinement des hommes dans la boue.

C’était triste de voir des choses pareillesdans une ville comme Paris. Les étudiants défilaient entre lesrangs pour se rendre à leur école. C’est par ce moyen qu’on croyaitleur donner le goût des études et l’amour de leurs nouveauxprofesseurs ! S’ils ont fini par se révolter, est-ce que c’estétonnant ? Tout le monde criait contre ces abominations, etdonnait raison aux étudiants. Malgré cela les gens restaientcalmes. Seulement le bruit courait que nous aurions bientôt unbanquet au douzième arrondissement.

Nous autres, chez M. Braconneau, noustravaillions comme à l’ordinaire, et ce qui m’étonnait le plus,c’est que dans notre pauvre petite gargote, rue Serpente, lesjournalistes et les peintres se taisaient alors. Seulement, tantôtl’un, tantôt l’autre, se mettait à lire tout haut et lentement lesdiscours de la Chambre. On aurait cru qu’ils avaient peur d’ajouterun mot à ces discours, et, pour mon compte, je trouve qu’ilsavaient raison.

Tous sortaient en silence, la figuresombre ; Montgaillard seul clignait de l’œil quelquefois àQuentin, en faisant tourner une grosse trique autour de sonépaule.

Un jour, comme je disais au père Perrignon, enrentrant à l’ouvrage, que tout avait l’air de s’apaiser, il merépondit :

– C’est toujours ainsi la veille d’ungrand coup, Jean-Pierre. À mesure que le mouvement s’approche,chacun fait ses réflexions, chacun se demande :« Jusqu’où faut-il aller ? Est-ce que cela vaut la peinede risquer ma vie ? celle de ma femme et de mesenfants ? » Un grand nombre alors se retirent, d’autresprennent leur parti, et tout semble tranquille. Si tu connaissaisle bord de la mer, je t’expliquerais mieux la chose. J’ai vu celade ma prison, au fort Saint-Michel, vers le temps de la pleinelune. Tout a l’air paisible sur le rivage. La mer s’enfle enhaut ; elle s’approche comme une seule vague, et d’un couptout monte avec fracas, de vingt, trente et quarante pieds :c’est le flot !

» Plus tard tout s’affaisse encore unefois.

» En profitant du flot, on peut s’avancerbien loin dans les terres, et par le reflux on peut reculerd’autant. Voilà l’histoire des hommes, la vraie cause desrévolutions, des grands progrès et des grandes reculades. Quand leflot pousse, rien ne peut l’arrêter ; quand il recule, il fautjeter l’ancre où l’on est, pour attendre un nouveau flot.

» Ceux qui sont à la tête desgouvernements, s’ils ont un grain de bon sens, s’ils ne sont pasgonflés d’orgueil, s’ils méritent la confiance que le pays leuraccorde, doivent sentir le flot qui vient, ils doivent le laisserpasser : – c’est un progrès naturel comme l’adjonction descapacités. S’ils lui résistent, s’ils veulent le briser à coups decanon, cela peut devenir le déluge.

» La bêtise humaine est cause de cesmalheurs. Nous avons eu dans ce temps notre premier flot en89 ; la résistance des Allemands, des Anglais et desaristocrates de tous les pays en a fait 93. Et le flot, après avoirtout surmonté, s’est répandu jusqu’au fond de la Russie. Il s’estretiré en 1814. Il est revenu en 1830. Il revient… il reviendratoujours ! Il a toujours existé ; mais les hommes, encoredans l’ignorance, ne l’ont pas compris ; ils ont voulu semettre contre, ils n’ont pas vu que c’était nécessaire et forcé,comme le retour du soleil et la marche des saisons. Maintenant cesera plus clair, espérons-le ; les égoïstes seuls et lesorgueilleux se feront noyer, en allant contre le flot quimonte. »

Quand le vieux Perrignon m’expliquait ceschoses, je voyais qu’il réfléchissait pour lui-même ; sesgrosses joues se plissaient, il serrait les lèvres et toussait toutbas en répétant :

– Ça marchera !

Tous les jours je l’accompagnais, mais au lieud’aller directement rue Clovis, comme autrefois, nous prenionsd’abord le chemin de l’Odéon par la rue Racine, et nous passionssous les arcades. Il achetait l’Histoire des Girondins,deLamartine, et me disait :

– Quand j’aurai tous les cahiers, je lesferai relier et je te les prêterai ! Ce que j’en ai déjà lu meplaît ; c’est juste, c’est beau, c’est grand. Chacun y trouveson compte, les républicains comme les autres. Lamartine, malgréces professeurs qui se figurent être des génies à force d’orgueilet d’insolence, a plus de clarté et de bon sens qu’eux tous, parcequ’il a plus de cœur. On dit de lui : « C’est unpoète ! » Oui, c’est un poète, il voit plutôt la grandeurde l’homme que sa bassesse ; mais c’est le défaut de tous ceuxqui voient de haut et de loin, ce n’est pas le défaut des fourmis.Cet homme comprend la liberté. Si le flot arrive, c’est lui quidevra tenir le gouvernail et jeter l’ancre au reflux. Dieu veuilleque le peuple comprenne ses intérêts !

Ces paroles me donnaient confiance ; etce n’est pas seulement moi, ce n’est pas M. Perrignon et quelquesautres qui se reposaient sur Lamartine, c’étaient presque tous lesouvriers. Un bien petit nombre parlaient de Louis Blanc, de Cabetet de Raspail, que tous reconnaissaient pour de vrais républicains,mais qui n’avaient pas encore dit tout ce qu’ils voulaient. Un seullivre de Louis Blanc, sur l’égalité des salaires, faisait réfléchirles fainéants qu’on pouvait tout avoir sans rien gagner ; lesbons travailleurs n’en voulaient pas. C’est ce qui me revient à laminute.

Oui, le père Perrignon parlait de ce livrecomme de la plus dangereuse folie du monde. Il m’a répétésouvent :

– Ce livre semble dire aux ouvrierslaborieux : « Échinez-vous ! les fainéants auront leplaisir de manger votre gain ; ce sera votreréjouissance. »

Enfin, il faut que j’arrive à la révolution.Si je n’ai pas été partout, au moins ce que j’ai vu, j’en suissûr ; voilà le principal.

Depuis trois ou quatre jours on disait :« Nous aurons le banquet ! » Ensuite :« Nous ne l’aurons pas, le préfet de police s’y oppose. »Ensuite : « On l’aura tout de même ; Odilon Barrotest à la tête. » Ensuite : « Odilon Barrotrenonce ! », etc., etc.

Finalement, le 21 février, vers neuf heures dumatin, nous étions à l’ouvrage, lorsqu’un vieux à barbe grise,pâle, le nez long, les sourcils blancs, le chapeau à larges bordspenché sur la nuque, une grosse cravate de laine roulée autour ducou, et la figure assez respectable, entra dans notre atelier endemandant :

– Monsieur Braconneau ?

– Il n’y est pas ; c’est moi qui leremplace, répondit le père Perrignon.

– Eh bien ! vous le préviendrez quele banquet aura lieu demain aux Champs-Élysées, dit cet homme, ennous regardant avec ses yeux gris très vifs. C’est en tenue degarde national qu’il doit venir, et sans armes.

– Alors, nous autres qui ne sommes pas dela garde nationale, on nous laisse dehors ? dit M.Perrignon.

– Au contraire… au contraire… veneztous ! Plus il viendra de monde, mieux ça vaudra, répondit cethomme en souriant et clignant de l’œil. C’est une protestation, uneprotestation pacifique, bien entendu. Pas d’armes… beaucoupd’uniformes de gardes nationaux… Beaucoup de monde… c’est ce qu’ilfaut.

Et regardant le père Perrignon, ilajouta :

– Vous êtes un ancien, vous devez mecomprendre ?

– Oui, et nous sommes d’accord.

– Ah ! tant mieux ! Vous vousappelez ?

– Perrignon.

– Hé ! parbleu ! moi je suisDelaroche ; nous devons nous connaître… nous avons vu lesmêmes pays.

Ils riaient.

Ce vieux avait mis la main sur l’épaule dupère Perrignon.

Ils prirent une bonne prise, et Quentindemanda :

– C’est pour demain ?

– Demain, à dix heures, en route !pour être là-bas vers onze heures. Mais je suis pressé, j’aid’autres connaissances à voir, dit ce vieux. N’oubliez pasl’uniforme de M. Braconneau, c’est indispensable.

– Soyez tranquille, répondit le pèrePerrignon en lui serrant la main.

Alors il sortit ; et comme chacun secroisait les bras, M. Perrignon tira sa grosse montre du gousset ens’écriant :

– Encore dix minutes avant d’allerprendre un bouillon.

Et l’on se remit à l’ouvrage, la tête pleinede ces choses.

Au bout de dix minutes, chacun passa sa veste,on sortit, on acheta son pain et l’on descendit ensemble aucaboulot.

La nouvelle était partout. MmeGraindorge, ses gros bras croisés, riait comme unebienheureuse :

– Eh bien ! votre banquet, vousl’aurez à la fin, criait-elle : ce n’est pas malheureux, voilàbien assez de temps qu’on en parle.

Les journalistes et les peintres, dans leurchambre, parlaient de mettre de l’ordre dans la marche. Coubédisait :

– Lamartine, Thiers, Barrotviendront.

Montgaillard criait :

– Nous n’avons pas besoind’eux !

Enfin les cris recommençaient aucaboulot.

– Et qu’est-ce que dira M.Braconneau ? demanda Valsy.

– C’est bon, je m’en charge, répondit lepère Perrignon. L’ouvrage presse ; mais, s’il le faut, nouspasserons la nuit.

Tout le monde s’écria qu’on passerait deux outrois nuits s’il le fallait. Je n’ai jamais senti de mouvementpareil en moi-même. C’était la première fois qu’au lieu detravailler, de raboter et de soigner pour mon propre compte,j’allais aussi faire quelque chose pour le pays.

J’étais dans la masse, c’est vrai, je nedevais pas compter pour beaucoup, mais au moins je n’étais pas unzéro. Je voulais le banquet contre la Chambre des satisfaits, et jepensais :

« Ah ! gueux, vous voulez nousempêcher de nous réunir ! Est-ce que nous ne sommes pasFrançais comme vous ? Est-ce que nous n’avons pas autant dedroits que vous ? »

L’idée de ces espèces de bandits dont m’avaitparlé Materne, qu’on mêlait avec le peuple sous la figured’honnêtes gens, pour assommer leurs camarades, me revenait, et jeme disais :

« Tant mieux… on lesétranglera ! »

C’est ainsi que la colère me gagnait. Jevoyais à la mine des autres qu’ils se faisaient des raisonnementssemblables.

Comme nous rentrions à l’atelier, M.Braconneau arriva. Le père Perrignon lui dit aussitôt :

– Il est venu quelqu’un ce matin vousinviter au banquet du douzième arrondissement, en recommandant biende vous prévenir qu’il fallait mettre l’uniforme de gardenational.

– Nous n’avons pas d’ordres, et je n’aimepas le désordre, répondit M. Braconneau.

– Eh bien ! vous ferez ce que vousvoudrez, répondit M. Perrignon, mais nous irons tous !

– Comment ? dit le patron en nousregardant étonné.

– Oui, nous irons, parce que c’est notredevoir, s’écria Quentin ; depuis trop longtemps on humilie lepays avec ces députés à deux cents francs de contribution, qui nenous regardent pas. Nous en voulons d’autres. Nous voulons que lescapacités arrivent.

– C’est bon, Quentin, dit M. Braconneau,il n’est pas nécessaire de crier. Nous ne sommes pas en révolutionici, j’espère ! Mon Dieu, la réforme, tout le monde la veut.Seulement, Perrignon, réfléchissez que vous avez femme et enfants.Ce n’est plus comme dans le temps, quand vous étiez garçon. Ledésordre n’amène jamais rien de bon : les ateliers se ferment,les ouvriers meurent de faim et les patrons se ruinent. Je n’aimepas le désordre.

– Ni moi non plus, répondit Perrignon.Mais je veux avant tout la justice ; et quand l’ordre estétabli pour élever les intrigants et tenir les travailleurs dans labassesse, pour donner aux uns la fortune, les honneurs, les bonnesplaces de père en fils, et refuser aux autres tous les droits, tousles biens, et même toute espérance ; quand il faut encoreacheter cette espèce d’ordre par la honte du pays… Eh bien !qu’il s’en aille au diable, et nous tous avec ! Si la gardenationale avait toujours fait son devoir, monsieurBraconneau ; si la bourgeoisie riche avait pensé qu’elle n’estpas seule au monde, que les ouvriers, les artisans, les laboureursont aussi des droits ; que le devoir des premiers arrivés estd’aider les autres à monter, de leur donner l’instruction et de lesrendre capables, – d’autant plus que c’est grâce à eux qu’on estarrivé les premiers ; – si elle n’avait pas vécu dansl’égoïsme depuis dix-huit ans, trouvant tout beau, parce qu’on luiadjugeait les revenus du pays, en ne lui demandant que de voter enmasse pour les ministres ; si elle n’avait pas cru que celapouvait durer… aujourd’hui, tout serait en ordre, et legouvernement nous aurait accordé de lui-même ce que nous seronspeut-être forcés de prendre.

– Moi, je ne veux pas plus de Guizot quevous, dit le patron. Depuis longtemps cet homme m’ennuie. Soninsolence avec les députés de l’opposition me paraît quelque chosede bien bas ! Mais voilà !… l’ouvrage presse, lescommandes attendent…

– Nous travaillerons le soir, réponditPerrignon. N’est-ce pas, vous autres ?

Nous répondîmes tous que oui, que nouspasserions deux nuits s’il le fallait. Et comme le patron allaitsortir, le père Perrignon lui dit encore :

– Monsieur Braconneau, venez avec votreuniforme. Si Louis-Philippe apprend que beaucoup de gardesnationaux sont mêlés au peuple, il réfléchira que toute la nationveut la réforme, et nous l’aurons tout de suite : Guizotsautera, tout redeviendra tranquille. Mais si nous sommes seuls, leroi comptera sur la garde nationale, et… vous comprenez !Notre intérêt est d’être unis. Si nous sommes désunis, tout estperdu.

– Allons… allons… c’est bon, nous verronsça, dit le père Braconneau ; peut-être bien que j’irai. Mais,dans tous les cas, vous reviendrez aussitôt le banquetfini ?

– C’est entendu, dirent Valsy etQuentin.

Alors on se remit à l’ouvrage, et le soirchacun alla de son côté. Je courus chez Emmanuel ; il étaitsorti. Je courus au restaurant Ober, cloître Saint-Benoît ; iln’y était pas. Tout semblait calme dans le quartier. Les municipauxétaient à leur poste, rue des Grès. Les gens allaient et venaientcomme à l’ordinaire ; les voitures se croisaient ; enpassant près des cafés, on entendait les billes rouler et lesjoueurs compter leurs points. Personne ne parlait de politique.

J’allai voir sur la place du Panthéon ;tout était désert, pas une âme ne se promenait devant les grilles.Quelques vieilles, la capuche tombant sur le nez, sortaient de lapetite église de Saint-Étienne-du-Mont. Le dôme sombre se découpaitsur le ciel éblouissant d’étoiles.

Je rentrai vers onze heures, sans avoir trouvémon camarade. C’était le 21 février 1848. Louis-Philippe et safamille ne se doutaient pas qu’ils se sauveraient trois joursaprès. M. Guizot s’obstinait, Odilon Barrot se retirait, les gensparaissaient paisibles. – Voilà pourtant la vie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer