Histoire d’un homme du peuple (suivi de Les Bohémiens sous la Révolution)

XXI

 

À la fin de novembre, on n’aurait plus trouvéde différence entre les deux côtés de notre caboulot. Plusl’ouverture des Chambres approchait, plus les disputesaugmentaient. Tout le monde se mêlait de politique, les ouvrierscomme les peintres et les journalistes ; chacun soutenait sonidée sur la réforme, sur l’adjonction des capacités, sur lesbanquets, sur le suffrage universel.

Dans le même temps il pleuvait tous les jours.Je ne crois pas qu’il existe une ville plus humide en hiver queParis, principalement dans ces petites rues larges de trois ouquatre pas, où les chéneaux manquent. La pluie s’égoutte du matinau soir, et quand elle a fini de s’égoutter, une nouvelle aversearrive, la nuit, on entend clapoter ces gouttières durant desheures, les ivrognes passer dans la boue en grognant, et les rondesdes municipaux arriver ensuite avec leurs falots, car lesréverbères s’éteignent.

On ne peut pourtant pas rester toujoursjusqu’à minuit dans sa chambre, à regarder l’eau couler sur sesvitres en tabatière, et la lune brouillée écarter de temps en tempsles nuages. J’avais acheté, rue Mazarine, un vieux caban de lainechez un fripier, où les étudiants laissent tout en partant pour lesvacances. Il était brun, il avait de longs poils, et je sortais lesoir avec cela sur le dos. Je me promenais le long des quais, entrele pont Saint-Michel et le Pont-Neuf, une ou deux heures, pourrespirer, regardant la Seine toute jaune de terre glaise, quimontait jusqu’aux arches, et rêvant au pays, à la mère Balais, à M.Breslau, à la politique, aux misères de la vie, à tout.

Quand mes jambes commençaient à se fatiguer,je rentrais me coucher.

Un soir que j’avais fait ainsi mon tour et queje remontais la rue de la Harpe, sur le coup de neuf heures,j’aperçus Emmanuel qui venait juste en face de moi, quelques livressous le bras, un petit manteau de toile cirée sur les épaules.

– Hé ! c’est Jean-Pierre !s’écria-t-il.

– Où vas-tu donc si tard ? luidis-je.

– À la conférence de Harlay. Tiens,arrive, je parle justement ce soir.

– Mais qu’est-ce que c’est ?

– Une réunion d’étudiants de troisièmeannée. On discute, on s’habitue à plaider.

– Et où ça ?

– Au Palais-de-Justice, septième chambrede police correctionnelle. Quand les tribunaux finissent, nouscommençons. Lorsque les chats sont partis, les rats tiennent leurchapitre.

Il riait. Je le suivais, curieux de voircela.

– Mais je n’oserai peut-être pas entrer,Emmanuel ?

– Sois donc tranquille.

Nous arrivions alors à la grille sombre,gardée par un municipal, l’arme au bras. Tout se taisait pendantque nous traversions la cour et que nous montions le grandescalier ; rien ne bougeait. Dans le vestibule, entre lescolonnes, une petite lanterne accrochée au mur éclairait l’entréede l’escalier à droite.

Nous montâmes, et deux minutes après nousarrivâmes dans l’immense salle des Pas-Perdus, sombre, humide etfroide. Nos pas résonnaient sur les dalles au loin. Alors aussiquelques voix, une espèce de bourdonnement, s’entendait. Emmanuelme dit :

– Je crois que la conférence estcommencée.

Il entra dans une allée. Il fallut encoremonter un escalier en zigzag et pousser une porte. À cette porteétait un autre municipal assis sur une chaise. Et je vis alors laseptième chambre de police correctionnelle ; de vieillespeintures à la voûte, une estrade au fond, les étudiants,représentant les avocats, assis en bas dans des bancs endemi-cercle, et deux ou trois en robe sur l’estrade, des tablesdevant eux, représentant les juges. Plusieurs tournèrent la tête,d’autres tendirent la main à Emmanuel, qui me dit ens’asseyant :

– Tiens, mets-toi là.

On parlait déjà. C’était tout à fait comme untribunal. Je reconnus aussi dans le nombre Coquille, Sillery, etplusieurs autres que j’avais vus cinq mois auparavant au restaurantOber.

Celui qui plaidait parlait très bien ;c’était un petit bossu qui s’appelait Vauquier. Le présidents’appelait Faur-Méras ; il avait une belle figure et portaitla barbe pleine.

Emmanuel m’expliquait ces choses tout bas àl’oreille. Je me souviendrai toujours que le petit bossu parlait dugouvernement chargé de tout en France : de la paix et de laguerre, du recouvrement des impôts, de l’entretien des routes, dela vente du sel, du service des postes ; enfin de tout. Ildisait que ce n’était pas de même en Angleterre, que dans ce paysle gouvernement ne se mêlait pas des grandes entreprises, et que laprospérité de son agriculture, la grandeur de son industrie, laforce de sa marine, l’étendue de son commerce et de ses coloniesvenaient de là ; qu’il laissait à chacun sa liberté, pendantque chez nous le gouvernement se mêlait des affaires de tout lemonde.

Il finit par dire que le gouvernement nedevait pas se mêler de l’instruction, que les pères et mèresdevaient être libres, que c’était leur droit naturel, et que lesdroits naturels passent avant les autres. Ensuite, il s’assit.

Je me rappelle bien tout cela, parce quec’était du nouveau pour moi.

Le tour d’Emmanuel étant venu, j’eus peur dele voir embarrassé ; mais il se leva sans gêne et parla sibien que j’en fus étonné.

Il dit que les pères et mères devaient êtrelibres d’instruire leurs enfants de la manière qui leurconviendrait, comme ils sont libres de les nourrir selon leursmoyens ; mais qu’ils ne sont pas libres de les laisser mourirde faim, parce que c’est contraire à la morale, ni de les laisserdans l’ignorance, parce que c’est aussi contraire à la morale.

Il dit que chacun est libre de s’habillercomme il lui plaît, mais que dans un pays civilisé comme le nôtre,on ne doit pas être libre d’aller nu, que ceux qui réclament deslibertés pareilles sont des fous.

Il dit ensuite que l’instruction n’est pas uneentreprise de commerce, mais que c’est un bienfait de la patrie, undroit pour tous les Français d’en jouir, comme de respirer l’air dela France ; que le gouvernement ne doit pas se charger defournir l’air, le soleil, l’instruction ; mais qu’il a ledevoir d’empêcher qu’on en prive les enfants, et qu’il doit mêmeordonner que chacun en jouisse selon le hameau, le village, laville où il se trouve ; et que s’il fait des routes pour caused’utilité publique, il ferait aussi bien de bâtir des écoles.

Il dit aussi que l’amour de la patrie est enproportion du bien que la patrie vous fait, et qu’un Français àvingt ans doit s’écrier en lui-même :

– Quel bonheur pour moi d’être né plutôten France qu’en Russie, en Espagne, ou partout ailleurs ! monpays m’a donné de l’instruction ; il m’a montré mes droits etmes devoirs. Ailleurs, je ne serais qu’une brute ; ici, jesuis un homme !

» Le devoir de tous les gouvernements estde faire des citoyens. Celui qui ne répand pas l’instruction nefait pas de citoyens ; il est responsable envers la patrie,envers le genre humain, envers Dieu, du bien qu’il ne fait pas etqu’il pourrait faire. »

Voilà ce qu’Emmanuel dit avec beaucoup deforce.

D’autres encore parlèrent, et seulement versminuit nous sortîmes de cette conférence. Il pleuvait très fort. Lanuit était bien noire.

La sentinelle sortit une seconde de sa guéritepour nous voir passer, puis elle rentra.

Nous remontions la rue tout seuls, Emmanuel etmoi, la tête baissée sous la pluie, en allongeant le pas, et je luidisais :

– Oui, tu as bien raison, ceux qui n’ontpas d’instruction n’ont pas de patrie. Ils sont toujours pour celuiqui leur donne du pain, qu’il s’appelle Jacques, Jean ou Nicolas,qu’il soit Anglais, Russe ou Français. Ils se moquent de leur pays,ils ne connaissent qu’un homme. Ceux qui doivent l’instruction à lapatrie mettent leurs devoirs envers elle au-dessus de tout.

– Je le pense, fit-il.

Nous étions alors au coin de la rue desMathurins-Saint-Jacques. Il me serra la main et nous nousséparâmes.

« Quelle chose magnifique de pouvoirs’instruire ! me disais-je. Dans quelques années Emmanuel serajuge, avocat, procureur du roi. Toi, malgré ta bonne volonté, tuseras toujours ouvrier menuisier. Mais il ne faut pas te plaindre,bien d’autres voudraient être à ta place et avoir un bonétat. »

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