Histoires désobligeantes

Chapitre 12Le passé du monsieur

À Eugène Demolder[12].

Pénètre, mon cœur,
Dans ce passé charmant[13].

Victor Hugo

 

Quatre-vingt mille francs! monsieur. Vous ne vousembêtez pas. Et vous avez fait comme ça une centaine de lieues pourvenir me les demander, à moi? Vous avez pensé que je n’hésiteraispas une minute à dépouiller ma femme et les enfants que je pourraisfaire encore, pour payer les frasques de cette petite drôlesse queje ne reconnais plus du tout pour ma nièce, que je renie, vousm’entendez bien! Voyons, décidément, vous me prenez pour un jobard.Quatre-vingt mille francs! Pourquoi donc pas un petit million,pendant que vous y êtes?

Ces paroles raisonnables me furent dites, il y a quinze ans, parun gros vigneron de la Charente-Inférieure dont la large faceressemblait au derrière d’un singe papion.

Je ne peux pas dire que j’avais eu beaucoup de confiance enallant trouver ce marchand de vins richissime, jusqu’alors inconnude moi. Je savais trop le dénuement proverbial des millionnaires etleur guigne atroce qui ne permet jamais que la plus mince partie deleur avoir soit disponible au moment précis où on les implore.

Toutefois, l’énormité même de la somme à obtenir me faisaitespérer, au moins, quelques égards. Mais, dès le premier coupd’œil, j’avais eu le pressentiment de mon insuccès fatal et jen’avais accompli la démarche que pour libérer ma conscience.

Démarche, il est vrai, des plus singulières. Il s’agissait defaire entrer dans cette futaille une quantité spécifique dedésintéressement familial pouvant équivaloir à la dixième partied’un million, et j’étais, à coup sûr, l’ambassadeur le plus maltroussé pour ce genre de négociations.

– Mon Dieu! monsieur, répondis-je, vous êtes vraiment tropaimable de ne pas lâcher tout de suite vos chiens sur moi ou de nepas envoyer quérir les gendarmes. Cela m’encourage à vous rappelerque j’agis au nom d’une morte, c’est-à-dire pour obéir auxdernières volontés d’une malheureuse fille qu’on enterraitavant-hier. Je ne suis en cela, vous le sentez bien, qu’unmandataire bénévole qui s’est beaucoup dérangé. Libre à vous de nerien faire et même de renier, tant qu’il vous plaira, votre propresang. Mais je suis très las de mon voyage et je m’étonne que vousne m’ayez pas fait encore la plus légère démonstrationd’hospitalité.

Ces derniers mots tendant à prolonger l’entrevue de quelquesheures durant lesquelles je m’efforcerais d’enlacer mon hôte, nelui déplurent pas. Il s’adoucit, devint même cordial et me fitdéjeuner avec lui/

Mais quelque allumante et suggestive que fût la table duviticole, mes finesses diplomatiques, aussi bien que mon éloquenceattendrie, se trouvèrent inefficaces, ainsi que je l’avais prévu,et je n’emportai de cette visite qu’une confirmation plus amère demon impuissance à pénétrer les carapaces des hippopotames ou desphilosophes pachydermateux.

* * *

L’histoire de la nièce est peut-être ce que j’ai connu de plusextraordinaire dans le lamentable. Elle se nommait Justine D… etmourut à vingt-huit ans, dans le plus horrible désespoir.

Un tiers de cette existence trop longue futexclusivement et vainement employé à la conquête d’un pauvre hommejugé par elle supérieur, qu’elle adora jusqu’au crime et dont ellevoulut, à quelque prix que ce fût, devenir la femme. Notre fin desiècle amincie et spiraliforme, comme la queue d’un porc, doitoffrir peu d’exemples d’un pareil ensorcellement.

Le miracle, c’est que cette fleur de passion, cette passiflored’amour s’était développée dans l’humus le plus réfractaire, dansles conditions les plus défavorables qui se puissent imaginer.

C’était une de ces vierges au cordeau, telles que le commercedes tissus ou le monopole des salaisons nous en conditionne,engendrée du flanc estimable d’un négociant qui avait toujours payérecta.

Élevée, par conséquent, dans l’horreur sage des constellationset des auréoles, on devait naturellement ne supposer rien de plusrectiligne que ses sentiments ou ses transports.

Son cœur avait été cultivé comme un jardin potager de peud’étendue où les moindres plates-bandes seraient calculées pour lepot-au-feu. Pas de ces fleurs inutiles dont l’éclat frivole neprofite pas. Tout au plus quelques violettes en bordure desharicots et de la salade, pour ne pas exiler complètement lapoésie.

Deux ou trois tomes dépareillés d’Émile Souvestre ou du grandDumas, un recueil de morceaux choisis et la quotidienne lecture desfaits divers du Petit Journal étanchaientsurabondamment sa soif littéraire.

Enfin jamais fille n’avait paru plus désignée pour devenirl’ornement et la récompense d’un «honnête homme».

Je ne me charge pas d’expliquer les prodiges non plus que lesmystères, et il ne faut pas compter sur moi pour une élucidationpsychologique des histoires trop arrivées dont je me suisfait le narrateur.

Ce qui est sûr, c’est que l’arbre donna des fruits qui nepermirent plus de le reconnaître et que le potager minusculeproduisit des fleurs étranges, probablement exotiques, à la placemême où l’on s’attendait à voir sortir des navets ou des pommes deterre.

Une héroïne, une véritable et scandaleuse héroïne d’amour,apparut tout à coup en cette Justine qu’on avait crue digne des’élever jusqu’au traversin d’un homme d’affaires.

Seulement, pour que la nature ne perdît pas tous ses droits,celui qu’elle aima, beaucoup plus que sa propre vie, était unmédiocre parmi les médiocres, un employé blond qui raclait l’alto,léchotait de petits paysages en savon et conservait, à trente ans,le prestige du poil follet de l’adolescence.

Ce basilic des demoiselles de comptoir lui donna l’Illusionsublime. Et voici l’incroyable drame qui s’ensuivit.

* * *

Narcisse Lépinoche, tel était le nom du vainqueur, ne refusaitpas absolument d’épouser Justine. Autant celle-là qu’une autre,après tout. Mais n’ayant, hormis son emploi, que des échéancesd’usurier pour tout capital et désirant, au surplus, jeter le filetquelque temps encore, il ne montrait aucune hâte fébriled’enchaîner à son existence une jeune personne sans le sou dont labeauté n’avait rien de foudroyant.

Je ne l’ai jamais cru sordide, mais un désintéressement héroïquen’était pas son fait; et puisqu’on parlait d’«entrer en ménage», laprudence rudimentaire n’exigeait-elle pas qu’on attendît au moinsl’héritage de l’oncle Tiburce, qui gagnait cent mille francs par andans ses échalas et ne tarderait guère, sans doute, à quitter unmonde où sa belle âme était en exil?

Justine se trouvait, en effet, ruinée, depuis quelque tempsdéjà, par son imbécile de père, qui avait engagé toute sa fortunepour le percement du fameux tunnel sous l’Himalaya, destiné àrelier l’Inde anglaise à la Mandchourie.

L’insuccès colossal de cette entreprise ayant précipité lespéculateur au plus profond des abîmes, la jeune fille vivait avecsa mère sur de misérables débris de l’opulence d’autrefois, secramponnant à l’espoir de cet héritage bienheureux qui devaitl’unir à son Lépinoche qu’elle imaginait chaque jour plus beau,plus idolâtrable.

Car c’était son oncle, à elle, le propre frère de son père, ceTiburce des vins et spiritueux qu’on savait si riche et si avare,mais qui était vieux et sans enfants. Une fois l’an, par l’effetd’une antérieure habitude, il envoyait une caisse de bouteilles etc’était tout. Il fallait attendre hélas! puisque cet homme nepouvait être utile qu’à la manière des cochons, c’est-à-dire aprèssa mort.

Le grigou, par malechance, ne semblait pas vouloir crever, etles années passèrent ainsi. Justine se voyant vieillir elle-même,luttait avec rage et Lépinoche, visiblement dégoûté, se cachait àpeine de chercher ailleurs.

Il devenait même insolent. Je n’ai pas su tous les épisodes oupéripéties, mais à coup sûr la pauvre fille brûlait trop pour avoirjamais refusé quelque chose à son misérable amant et je crus, plusd’une fois, remarquer en celui-ci la blague féroce, la cruautélâche d’un bellâtre qui n’en est plus à solliciter quoi que ce soitet qui n’a rien donné pour tout obtenir.

* * *

Un jour on vint, en toute hâte, me chercher de la part de cettemalheureuse qui voulait me parler seul à seule avant de mourir.

Le prêtre, que je rencontrai dans l’escalier, parut heureux deme voir. Il était fort pâle et m’affirma que ma présence ledélivrait d’un grand poids. Puis, il s’en alla, me suppliant d’êtrecharitable.

Je revenais à peine d’un grand voyage et je n’avais pas vuJustine depuis quelques mois. J’eus peine à la reconnaître,tellement elle était devenue belle sous les griffes de la mort.

Je ne retrouvai que les yeux – quels yeux! – dans une face touteblanche où passaient des ombres et des clartés, comme si on eûtpromené devant elle un flambeau.

Les lèvres, absolument décolorées, n’étaient visibles qu’enopposition à la ligne sombre des dents noircies par la fièvre. Toutle reste indistinct, unifié, fondu dans cette blancheur presquenitide, presque lumineuse, – un bloc d’albâtre poli réverbérant untapis de neige! Les cheveux avaient disparu dans une amplecoiffe.

Je suis sûr de n’avoir senti, en cette occasion, que de lapitié, la plus déchirante pitié de ma vie, surtout lorsqu’elle meparla. Plus tard, seulement, je devais sentir la beautésurnaturelle de cette configuration de l’Épouvante et de laDouleur.

Elle m’attendait, assise dans son lit.

– Monsieur, dit-elle à voix très basse, je viens de recevoirl’extrême-onction et je vais mourir… Dieu est très bon et j’espèrequ’il ne me rejettera pas… Je vous ai prié de venir parce que vousêtes un ami véritable et que vous accomplirez, j’en suis certaine,ce que vous demande humblement un cœur désolé.

Personne, excepté le prêtre qui sort d’ici, ne sait encore ceque j’ai fait. Quand je serai morte, tout le monde le saura et cesera une honte horrible.

J’ai ruiné plusieurs personnes qui avaient confiance en moi etque j’ai trompées odieusement. Depuis trois ans, ma vie n’a étéqu’une imposture, un mensonge de tous les jours, de toutes lesheures. J’ai fait croire à d’anciens amis de la famille, que nousn’étions pas ruinées, ma mère et moi. On m’a prêté des sommesimportantes que j’ai jetées dans la spéculation et que j’aiperdues. Je faisais, sans y rien entendre, mais avec uneobstination de damnée, le trafic des valeurs de Bourse dansl’espérance de gagner une fortune… Vous comprenez… Je voulaisdevenir riche pour celui que j’aimais à la perdition de mon âme,que j’aime encore et pour qui je meurs inutilement!

… J’ai volé de très pauvres gens. Une fois, monsieur, j’aidérobé à une vieille femme infirme et presque aveugle quelquestitres ou obligations qui étaient tout son bien et je les airemplacés par des prospectus en papier de couleur… Cette chrétiennequi me chérissait sera forcée de mendier son pain.

Comme je perdais continuellement, j’étais prête à tous lescrimes dans l’illusion de me rattraper… Enfin, je dois plus deQUATRE-VINGT MILLE FRANCS! Mon oncle seul pourrait les payer, mononcle riche dont j’ai souvent désiré la mort. Allez le trouver, jevous en supplie, aussitôt qu’on m’aura mise dans la terre etdites-lui bien que c’est moi quimeurs, et que je meurs épouvantée de toutes cesmalédictions sur ma pauvre tombe!… Épouvantée!…

L’agonisante poussa un grand cri et, me jetant les bras autourdu cou, aboya ces derniers mots que j’entends encore:

– Ah! si vous saviez… si vous saviez ce que je vois!…

C’était la fin. Je fus forcé de me délier du cadavre dont lesongles m’entraient dans la chair et dont les yeux, incroyablementdilatés, regardaient toujours…

L’oncle, naturellement, ne paya rien et Lépinoche, à qui jeracontai cette mort, quelque temps après, m’avoua qu’il trouvaittout cela bien triste, vraiment.

Quatre ans plus, il épousait la fille d’un larbin de hautparage, une femme honnête, celle-là, qui réprouve toutes lesdémences et ne lui permet plus de me fréquenter.

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