Histoires désobligeantes

Chapitre 19Sacrilège raté

À Paul Jury[15].

 

Dans l’après-midi de ce jour saint, les paysannes accroupies’ çàet là autour du confessionnal s’écartèrent tout à coup, avecl’empressement le plus respectueux, pour faire place à lavicomtesse Brunissende des Égards qui s’approchait en falbalas duTribunal de la Pénitence.

Le confesseur était un simple bonhomme, missionnaire de laCongrégation des Lazaristes, envoyé pour prêcher la station duCarême dans cette campagne religieuse encore et qui donnait un coupde main au vieux curé pour les lessives pascales.

La brillante vicomtesse qui régnait sur toute la contrée et quiétait pour les pauvres gens de son fief, l’archétype desmagnificences, vint s’agenouiller rapidement et sans barguignerdans l’humble compartiment dévolu aux aveux réconciliatoires.

Le missionnaire, l’ayant aperçue, se hâta d’absoudre unesabotière qui le cramponnait dans l’autre alvéole et, presqueaussitôt, ouvrit le sabord des exhortations à la pénitenteconsidérable que lui envoyait le ciel.

Celle-ci ne lui permit pas de placer un mot.

– Monsieur le prédicateur, dit-elle tout de suite, j’imagine quevotre temps est précieux et je commence par vous déclarer que je nepeux disposer moi-même que d’un très petit nombre d’instants. Jesuis impatiemment attendue par mon dix-septième amant, un imbécileadorable à qui j’ai résolu de livrer mon corps et mon âme, dans uneheure ou deux.

Je suis athée, autant qu’on peut l’être et je fais tout ce qu’ilme plaît de faire. J’ai l’horreur des pauvres, j’exècre la douleuret j’aime mieux une mauvaise conscience qu’une mauvaise dent, commel’a dit agréablement un poète juif que vous ne connaissez pas.

Je me moque de votre Dieu sanglant et n’ai que faire desabsolutions que vous prodiguez aux petites bonnes gens de cevillage. Mais mon mari est un député vertueux qui a besoin del’admiration de ses électeurs. Que ne dirait-on pas dans le pays sion apprenait que la vicomtesse des Égards ne fait pas sespâques?

Nous avons, au contraire, le devoir de prêcher d’exemple et jevous annonce que j’aurai la joie de recevoir de votre main les paindes anges, dimanche prochain, à la grand’messe.

Maintenant, mon père, j’estime que le temps normal d’uneconfession ordinaire a dû s’écouler, les âmes pieuses qui nousenvironnent doivent être suffisamment édifiées sur mes sentimentschrétiens et je serais inexcusable d’accaparer votre ministère. Jevais donc me retirer modestement, comme il convient à unepécheresse qui vient de se réconcilier avec son Sauveur, en vouspriant de nous honorer le plus tôt possible de votre présence auchâteau où je m’efforcerai très humblement de vous rendre votrepolitesse de la table sainte.

Une minute après, la châtelaine s’étant prosternée au pied del’autel pour y former, sans doute, un fervent propos, sortait del’église telle qu’une frégate sort d’un port, laissant derrièreelle un sillage de parfums étranges que les villageoisesrespirèrent comme les romarins du Paradis.

* * *

Le lendemain, le prédicateur, aussitôt sa messe dite, monta auxÉgards et se fit annoncer à Brunissende.

Les domestiques bien pensants admirèrent en lui unecclésiastique d’une longueur inusitée, une espèce dephénicoptèresacerdotal qu’on pouvait croire spécialement façonné pour larecherche des brebis perdues, ou des drachmes en vieil argent qu’ilest difficile de retrouver sous les meubles somptueux des richesdemeures où le désordre s’est acclimaté.

Sa forte face marquait soixante ans, comme une échelle d’étiagemarque les grandes crues d’un fleuve, et sa physionomie offrait, encette occasion, le spectacle d’une bonté de ruminant mise endéroute et harcelée par d’inexprimables tintoins.

On l’introduisit, mais il dut attendre plus d’une heure, cartout le monde sait, aujourd’hui, que le premier devoir d’un prêtreest d’attendre que les belles dames se lèvent, quand elles ont leloisir ou la condescendance de le recevoir.

– Ah! mon cher père, dit la vicomtesse, qui daigna paraîtreenfin, quelle aimable surprise! Je me suis précipitée de mon litpour vous recevoir, mais je crains vraiment de vous avoir faitattendre, bien malgré moi, je vous le jure, et je compte sur votrecharité pour excuser une mondaine qui ne pouvait pas deviner quevous lui feriez la grâce d’un si matinal bonjour.

– Madame, le soleil est levé depuis cinq heures et plusieursmillions de chrétiens ont déjà souffert. Beaucoup d’entre euxagonisent et se désespèrent, à la minute que voici… répondit assezrudement le missionnaire. Je ne serais pas venu vous troubler sitôt, ni même plus tard, croyez-le bien, si l’honneur de Dieu nem’en avait fait un devoir pressant… … …

Je vous dois une nuit cruelle, madame, et ce matin, il m’asemblé qu’un ange terrible me traînait par les cheveux jusqu’àvotre seuil. Je suis ici pour vous demander si vous êtes préparée àla mort.

* * *

La jolie femme éclata de rire.

– A la mort? Mais c’est admirable, cela! Ai-je l’air d’uneagonisante? Ou me prenez-vous pour une criminelle qu’on vaguillotiner au point du jour? Et c’est pour me dire cela que vousme forcez à sortir du lit à neuf heures du matin, comme unebalayeuse des rues? C’est pour placer ce folâtre petit mot que vousvous êtes dérangé vous-même? Ah! çà, voyons; mon cher père,êtes-vous dans votre bon sens?

– Je pourrais vous faire la même question, madame, et je laferais sans doute bien vainement… Je sais ce que je vous dis,répondit le prêtre, d’une voix d’en bas qui parut faire quelqueimpression, je le sais profondément. Auriez-vous oublié déjà ce quis’est passé hier dans l’église, entre vous et moi?

– Je sais, monsieur, que vous avez reçu mes aveux au sacrementde pénitence et que le secret de la confession est inviolable. Jesais cela et rien de plus.

Il y eut un silence.

– Il me reste donc à vous apprendre ce que vous ne savez pas oune voulez pas savoir. Soit. Vous êtes venue porter à Dieu unabominable défi. Non contente de profaner hideusement et par pureméchanceté ce sacrement que vous avez l’audace de nommer, vous avezaffirmé le dessein d’un sacrilège plus effrayant… Naturellement,vous avez compté sur le silence d’un malheureux prêtre lié par soncaractère sacré… Je pourrais peut-être vous répondre que je n’aipas à garder le secret d’une confession qui n’existepas, mais ces formes sont si saintes que la simagrée vautl’acte même. Je me tairai donc.

Cependant, vous êtes en danger, et j’ai le devoir de vousavertir. Il est temps encore… Je vous supplie par le Sang du Christque j’ai consommé tout à l’heure. Ne me réduisez pas à devenirvotre juge.

– Oh! qu’à cela ne tienne, monsieur le buveur de sang, devenezmon juge tant qu’il vous plaira. Cette licence accordée, comme nousne sommes pas précisément au Tribunal révolutionnaire, je voussupplie à mon tour de mettre un terme à cette plaisanteriedéplorable, dont je suis déjà très lasse, je vous assure.

– Je me retire donc, dit le missionnaire. Voici mon dernier mot.Défi pour défi. J’ignore ce que Dieu fera de votre âme et jetremble d’y penser. Mais je sens que vous nepourrez pas accomplir, dimanche, l’acteépouvantable que vous m’avez annoncé du fond de vos ténèbres. LeChrist glorieux est le pain des pauvres, madame, et il se mangedans la lumière.

* * *

Conclusion.

Le jour de Pâques, l’église était pleine et Brunissende était àson banc de seigneuresse du canton, plus éblouissante quejamais.

Le prédicateur avait tenu à célébrer cette messe solennelle.Ayant lu l’évangile des Aromates et de la Résurrection, ildépouilla ses ornements et parut en chaire.

Il était extrêmement pâle et ressemblait, en son surplis, à cetange vêtu de blanc que les saintes femmes virent au Tombeau.

Insolitement, il parla sur ce texte: Edentpauperes et saturabuntur, les pauvresmangeront et seront rassasiés.

Il parla près d’une heure, comme s’il attendait que le soufflelui manquât, comme s’il espérait mourir à force de parler, saparole s’exaltant de plus en plus, jusqu’à devenir quelque chosed’effrayant, de lumineux, de surnaturel.

Cet homme sans éloquence fut sublime. Il s’exprima tellement surla pauvreté que son guenilleux auditoire parut un congrès depotentats et qu’à la fin, la hautaine vicomtesse eut l’air d’uneinfortunée qui mendie son pain.

Quand ce fut l’instant de la communion pascale, il arrivasimplement ceci:

Brunissende agenouillée la première, le troupeau des humbless’approchant, recula soudain, comme devant un mur de flammes et leprêtre qui descendait la dernière marche de l’autel pour s’envenir, portant le ciboire, vers la table sainte, remontaprécipitamment…

On fut obligé de purifier le sanctuaire, et tous les ans, àpareil jour, une cérémonie lavatoire est scrupuleusementobservée.

La vicomtesse des Égards parait vivre depuis cette époque, maiselle est, en réalité, plus misérable que les habitantes destombeaux…

Ainsi me fut expliquée la déconfiture politique d’un desfantoches les plus éminents de l’Ordre moral.

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