Histoires désobligeantes

Chapitre 15Une martyre

À Julien Leclercq[14].

 

– Ainsi donc, monsieur mon gendre, c’est bien vrai qu’aucuneconsidération religieuse ne saurait agir sur votre âme. Vousn’attendrez même pas à demain pour faire vossaletés, je le prévois trop.

Vous n’aurez aucune pitié de cette pauvre enfant, élevée jusqu’àce jour dans la pureté des anges, et que vous allez ternir de votresouffle de reptile. Enfin, mon Dieu! que votre volontés’accomplisse et que votre saint nom soit béni dans tous lessiècles des siècles!

– Amen, répondit Georges en allumant un cigare. Une dernièrefois, ma chère belle-mère, soyez assurée de ma reconnaissanceéternelle. Je compte infiniment sur vos prières et je n’oublieraipas, croyez-le, vos exhortations; bonsoir.

Le train se mettait en marche. Mme Durable, restée sur le quai,regarda fuir le rapide qui emportait dans la direction du Midi lesnouveaux mariés.

Houleuse encore des émotions de cette journée, mais l’œil secautant qu’un émail qui sort du four, elle tapotait nerveusement letrottoir du bout de son parapluie.

Supputant avec rage les immolations et les sacrifices, elle sedisait, la chère âme, que c’était vraiment bien dur de n’avoirvécu, depuis vingt ans, que pour cette ingrate fille quil’abandonnait ainsi, dès la première heure de son mariage, poursuivre un étranger manifestement dénué de pudeur qui allait sansdoute, presque aussitôt, la profaner de ses attouchementsimpudiques.

– Ah! oui, pour sûr, on en avait de l’agrément, avec lesenfants! Songez, donc, monsieur, – elle s’adressait presqueinconsciemment au sous-chef de gare qui s’était rapproché d’ellepour l’exhorter civilement à disparaître, – songez qu’on les met aumonde avec des douleurs abominables dont vous ne pouvez vous faireune idée, on les élève dans la crainte de Dieu, on tâche de lesrendre semblables à des anges pour qu’ils soient dignes de chanterindéfiniment aux pieds de l’Agneau. On prie pour eux sans relâchenuit et jour, pendant un tiers de la vie. On s’inflige, pour lebien de ces tendres âmes, des pénitences dont la seule pensée faitfrémir. Et voilà la récompense! La voilà bien! On est abandonnée,plantée là comme une guenille, comme une épluchure, aussitôtqu’apparaît un polisson d’homme qu’on a eu la sottise de recevoir,parce qu’il avait l’air d’un bon chrétien, et qui en abusa tout desuite pour souiller un cœur innocent, pour suggérer d’impuresvisions, pour faire croire, si j’ose le dire, à une jeune personneélevée dans la plus saine ignorance, que les sales caresses d’unépoux de chair lui donneraient une joie plus vive que les chasteseffusions de la tendresse d’une mère… Et vous voyez ce qui arrive,monsieur, vous pourrez en rendre témoignage au jour du jugement! Jesuis quittée, délaissée, trahie, seule au monde, sans consolationet sans espérance. Mettez-vous donc à ma place.

– Madame, répondit l’employé, je vous prie de croire que jecompatis à votre chagrin. Mais j’ai le devoir de vous faireobserver que les exigences du service ne permettent pas de vouslaisser stationner ici plus longtemps. Je vous prie donc, à mongrand regret, de vouloir bien vous retirer.

La mère douloureuse, ainsi congédiée, disparut alors, non sansavoir pris, une dernière fois, le ciel à témoin de l’immensité deson deuil.

* * *

Mme Virginie Durable, née Mucus, était le type insuffisammentadmiré de la martyre.

C’était même une martyre de Lyon et, par conséquent, la plusatroce chipie qu’on pût voir.

Elle avait été, dès son enfance, livrée aux bourreaux les pluscruels et n’avait jamais connu le rafraîchissement des consolationshumaines. L’univers, d’ailleurs, était régulièrement informé de sestourments.

Trente années auparavant, lorsque M. Durable, aujourd’huinégociant retiré des huîtres, avait épousé cet holocauste, il ne sedoutait guère, le pauvre homme, de l’effrayante responsabilité detortionnaire qu’il assumait.

Il ne tarda pas à l’apprendre et même en devint, à la longue,tout à fait gâteux.

Quoi qu’il eût pu faire ou dire, il n’était jamais, une seulefois, parvenu à n’être pas criminel, à ne pas piétiner le cœur desa femme, à n’y pas enfoncer des glaives ou des épines.

Virginie était de ces aimables créatures qui ont «tantsouffert», dont aucun homme n’est digne, que nul ne peut nicomprendre ni consoler et qui n’ont pas assez de bras à lever auciel.

Elle arborait, cela va sans dire, une piété sublime qu’il eûtété ridicule de prétendre assez admirer et dont elle-même nes’arrêtait pas d’être confondue.

En un mot, elle fut une épouse irréprochable, ah! grand Dieu! etqui devait attirer infailliblement les bénédictions les plus raressur la maison de commerce d’un imbécile malfaisant qui necomprenait pas son bonheur.

Un jour, quelques années après le mariage, la martyre étantjeune encore et, paraît-il, assez ragoûtante, l’odieux personnagela surprit en compagnie d’un gentilhomme peu vêtu.

Les circonstances étaient telles qu’il aurait fallu nonseulement être aveugle, mais sourd autant que la mort, pourconserver le plus léger doute.

L’austère dévote qui le cocufiait avec un enthousiasmeévidemment partagé, n’était pas assez littéraire pour lui servir lemot de Ninon, mais ce fut presque aussi beau.

Elle marcha sur lui, gorge au vent, et d’une voix très douce,d’une voix profondément grave et douce, elle dit à cet hommestupéfait:

– Mon ami, je suis en affaires avec Monsieur le Comte. Allezdonc servir vos pratiques, n’est-ce pas? Après quoi, elle ferma saporte.

Et ce fut fini. Deux heures plus tard, elle signifiait à sonmari de n’avoir plus à lui adresser la parole, sinon dans les casd’urgence absolue, se déclarant lasse de condescendre jusqu’à sonâme de boutiquier et bien à plaindre, en vérité, d’avoir sacrifiéses espérances de jeune vierge à un malotru sans idéal qui avaitl’indélicatesse de l’espionner.

Étant fille d’un huissier, elle n’oublia pas, en cetteoccurrence, de rappeler la supériorité de son extraction.

À dater de ce jour, la chrétienne des premiers siècles ne marchaplus qu’avec une palme et l’existence devint un enfer, un lac detrès profonde amertume pour le pauvre cocu dompté qui se mit àboire et devint assez idiot pour être plausiblement etcharitablement calfeutré dans un asile.

* * *

Par une chance inouïe, l’éducation de Mlle Durable avait étémeilleure que n’aurait pu le faire supposer la conjoncture.

Il est vrai que sa vertueuse mère, appliquée sans relâche àl’abrutissement de M. Durable et livrée, en outre, à d’obscuresfarces, ne s’en était occupée que très peu, l’ayant, de bonneheure, abandonnée à la vigilance mercenaire des religieuses del’Escalier de Pilate qui, par miracle, s’acquittèrentconsciencieusement de leur mission.

La jeune fille, dotée suffisamment et sortable de tout point,saisit avec empressement la première occasion de mariage qui seprésenta, aussitôt qu’elle eut pénétré le ridicule et la maliceexécrable de cette vieille chienne qui devint alorsbelle-mère par un décret mystérieux de laProvidence redoutable.

La vaillance de l’épouseur fut généralement admirée.

La cérémonie était à peine achevée que celui-ci fortindépendant, ayant déclaré sa volonté ferme de s’éloignerimmédiatement avec sa femme par un train rapide, tout le mondeavait pu voir que cette résolution, concertée sans doute,n’affligeait pas le moins du monde la jeune épousée qui avait parun’accorder qu’une attention vague aux gémissements ou reprochesmaternels.

Mme Durable, outrée de l’indignation la plus généreuse, étaitdonc rentrée dans sa maison solitaire en méditant de sacréesvengeances.

Non, cependant. Le mot de vengeance ne convenait pas. C’était depunir qu’il s’agissait.

Cette mère outragée avait le droit de punir. Elle en avait mêmele devoir, pour que force restât au quatrième commandement de laloi divine.

Dès lors, tout moyen devenait bon, l’intention pieuse allaitparfumer les plus vénéneuses manigances.

En exécution de ce louable dessein, la martyre fut désormaisattentive à procurer, par tous les micmacs et tous les trucs, ledéshonneur de son gendre et le déshonneur de sa fille.

Le premier fut incriminé de vices monstrueux, d’habitudesinfâmes que certifièrent d’abominables témoins. La jeune femmereçut des lettres qui eussent pu être datées de Sodome.

La Culasse lui écrivit des doléances, et le Môme Gros-Doigt luifit assavoir que «cela ne se passerait pas ainsi». Un torrentd’ordures submergea le lit conjugal des nouveaux époux.

De son côté, le mari fut accablé d’un nombre infini de messagesanonymes ou pseudonymes, de formes variées, mais toujours onctueuxet saturés de la plus affable tristesse, l’informant avecprécaution du passé malpropre de sa compagne, au souffle de quicinquante jeunes filles s’étaient putréfiées dans les dortoirs dupensionnat, et qui n’avait certainement pu lui offrir,avec sa dot, que la basse etrudimentaire virginité de son corps.

Rien n’exprimait la méchanceté diabolique, la compétenceinfernale qui faisait mouvoir tous les fils de cette intrigued’impostures, qui dosait ainsi, chaque jour, les épouvantablespoisons de l’infanticide.

Cela dura plus de six mois. Les malheureux qui n’avaient d’abordvoulu sentir qu’un profond mépris, furent bientôt saisis parl’horreur d’une persécution si tenace.

Ils apprirent que des lettres venues de la même sourceignorée s’éparpillaient autour d’eux dans les hôtels, surles patrons et la domesticité; sur certains notables des villes oudes villages qu’ils traversaient en fuyant.

Ils furent tenaillés par l’angoisse panique, continuelle;griffés par d’irréparables soupçons que vainement ils savaientabsurdes, roulèrent enfin dans un cloaque de mélancolie.

Ils ne dormirent plus, ne mangèrent plus et leurs âmess’extravasèrent dans les gouffres pâles où se diluel’espérance.

Un jour enfin, ils moururent ensemble à la même heure et dans lemême lieu, sans qu’on ait pu très précisément savoir de quellemanière ils avaient cessé de souffrir.

La mère, qui les suivait comme le requin, fit constater leursuicide pour qu’ils n’eussent point de part à la sépulture deschrétiens.

Elle est, de plus en plus, la Martyre, s’élève chaque jourjusqu’au troisième ciel, avec une extrême facilité, et carillonnetous les soirs à la dernière heure, – dit la chronique de la rue deConstantinople – un robuste valet de chambre.

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