Histoires désobligeantes

Chapitre 20Le torchon brûle !

À Edmond Picard[16].

 

Nous étions, ce soir-là, chez Henry de Groux, le peintre deshomicides, une dizaine environ de récipiendaires à l’éternité.

Nous nous étions triés attentivement pour qu’il n’y eût pas aumilieu de nous un seul de ces gens qui sont promis aux académies etqu’une dérisoire immortalité peut satisfaire.

Il était solidement établi, dans nos conseils, que nuln’admettrait jamais ni commencement ni fin de quoi que ce fût et nedescendrait jusqu’à l’abjection de s’imaginer comblé d’unbonheur quelconque.

Nous étions les chanoines de l’Infini, les protonotaires del’Absolu, les exécuteurs médiques de toute opinion probable et detout lieu commun respecté. De temps en temps, j’ose le dire, lafoudre tombait sur nous.

Ce soir donc, après d’amples et photogéniques déclarations surmaint objet, il arriva qu’un chasseur de licornes, aussi opiniâtreque subtil, renommé pour ses doctrines hyrcaniennes et son facièsglabre, crut devoir s’exprimer ainsi:

* * *

– Remarquâtes-vous suffisamment, chers compagnons, labouffonnerie supérieure de ce qu’on est convenu d’appeler laRépression? Des statistiques persévérantes et jubilatoires nousrenseignent périodiquement sur le flux et le jusant destransgressions de nos lois pénales. Nous jouissons de cataloguessynoptiques où se trouvent consignés, en chiffres naturellementarabes, les assassinats ou les viols qui nous ont aidés à supporterla monotonie des heures et que la magistrature a punis sansindolence, de telle époque à telle autre époque.

Il serait inutile, je suppose, de contester l’intérêtpatriotique de ces documents dont les philanthropes consciencieuxfrémissent coutumièrement de l’ergot à la caroncule.

Il ne le serait pas moins, vous en conviendrez sans blêmir derage, d’entreprendre la divulgation de l’universelle crapulerie deshonnêtes gens. Les voleurs de grandes routes et les plus notoiresmalandrins eux-mêmes s’insurgeraient contre un tel décri despondérateurs de l’équilibre social.

Mais je crois vous être agréable en vous offrant le poème d’uneexpérience très banale qui m’a réussi.

Hier matin, passant rue Saint-Honoré, j’aperçus un hommevénérable qui descendait les marches de Saint-Roch. C’était un sidoux vieillard qu’il répandait comme de la tiédeur à l’entour delui. On avait, en le regardant, la sensation de manger de la moellede veau. Ses modestes mains déversaient toutes les clémencesdisponibles et son menu pas lui donnait l’air d’un bonhomme ensucre qui marcherait sur des entrailles de lapin. Le ciel qu’ilinterrogeait d’un œil affable était, à n’en pas douter, son ami,son camarade le plus intime. Il venait certainement d’accomplir desexercices de piété d’une indiscutable ferveur et s’acheminait, àcoup sur, vers des pratiques fraternelles que les chatteries duciel pouvaient seules récompenser – un peu plus tard.

Je conclus immédiatement de cet examen qu’un parfait drôle étaitdevant moi, et m’approchant:

– Monsieur, lui dis-je d’une voix brève et sourde, prenez garde!Le torchon brûle!

Vous savez qu’il n’est pas facile de m’étonner. Eh! bien, mesamis, l’effet de cette parole me déconcerta jusqu’à me rendreimbécile pour quelques heures.

Le personnage devint vert, me jeta les yeux fous et désespérésd’un nègre entamé par un crocodile, se mit à trembler comme uneavenue de trembles et s’élança dans une voiture qui disparutinstantanément.

Voici donc ce que j’avais à vous dire. Je suis persuadé qu’uneexpérience analogue, en la supposant très bien faite, donnerait,dix-neuf fois sur vingt, le même résultat. Il ne tient qu’à vousd’essayer. Les consciences modernes sont tellement endettées qu’ilest au pouvoir du premier audacieux venu de se transformer en coupde tonnerre et de circuler comme la Gorgone au milieu des fouleshonorables.

* * *

– Parbleu! s’écria le tonitruant Rodolosse, vous tombezsingulièrement, mon cher. J’ai sur moi, depuis quelques jours, unelettre confidentielle que je vais vous lire à l’instant. Je ne suispas un ecclésiastique pour garder le secret des confessions et,d’ailleurs, je m’arrêterai à la signature. Mais les aveux de sonauteur confirment et assermentent à tel point le paradoxe joyeuxqu’on vient d’entendre qu’il me serait impossible de vous priverd’un témoignage si concluant.

La lettre que voici, continua-t-il, exhibant une feuille depapier, est d’un artiste fort connu et parfaitement honorable, vousm’entendez bien? parfaitement et absolument ho-no-ra-ble.

«Cher monsieur, vous me fîtes l’honneur, il y a quelques jours,de remarquer en moi une certaine tristesse que rien ne dissipe etdont la cause vous échappait. Vous insistâtes pour la connaître. Jeme décide aujourd’hui à vous satisfaire.

» C’est un secret terrible et passablement dangereux que jeporte depuis quinze ans. Vous paraissez avoir vu plus profondémenten moi que les autres hommes. Peut-être ne serez-vous pas tropétonné. Peut-être même sentirez-vous quelque pitié pour un individulamentable que le monde croit heureux et que déchirentcontinuellement des remords atroces.

» N’importe, je me livre à vous dans l’espoir d’être soulagéd’une partie de ce fardeau chaque jour plus accablant. On finittoujours par être forcé de se confesser à quelqu’un, et je vouschoisis pour n’être pas exposé à la tentation de m’adresser aupremier gendarme venu, puisque je n’ai pas le courage de chercherun prêtre.

» Rassurez-vous, ce ne sera pas long.

» En 187.., j’avais vingt-cinq ans et je crevais de misère. Acette époque, rien ne pouvait me faire pressentir le succès futuret la consécutive prospérité que m’envient sans doute, aujourd’hui,quelques pauvres diables qui ont hérité de ma détresse. J’étais,alors, dévoré moi-même de la plus basse, de la plus haineuse envie.Féru de la beauté de mon âme et ne doutant pas de mon génie,pouvais-je tolérer que des gens vulgaires, de définitifs crétins etd’imperfectibles cancres possédassent impunément des habitations,des femmes, des cochons, des pommes de terre, cependant que le plusgrand artiste du monde couchait sous le pavillon des chastesétoiles?

» Car j’étais sans domicile, sans argent, quelquefois même sanspoches, et mon estomac d’adolescent récriminait sous la loi dure del’appétit le plus insatiable.

» Stimulé par un trafiquant de chair humaine, j’avais entreprisle courtage des assurances sur la vie des autres et ne parvenantpas à décrocher la moindre police, j’expirais littéralement de faimdans la campagne, en m’efforçant de gagner Paris de mon pied léger…»

* * *

En cet endroit, messieurs, dit le lecteur, les détails et lescirconstances de lieu sont d’une telle précision que je suis forcéde passer un assez grand nombre de lignes. Vous êtes, d’ailleurs,suffisamment édifiés sur la posture d’âme de mon correspondant.J’arrive donc au dénouement.

«… On était au mois d’août et la chaleur avait été insupportabletout le long du jour. Exténué, incapable de marcher sous ce soleilféroce, j’avais dormi ou essayé de dormir au bord du chemin, àl’abri d’une meule immense, la dernière d’une longue file quicommençait à la grange dîme métairie où on m’avait refusébrutalement l’hospitalité.

» Quand je me réveillai, la nuit était tout à fait venue. Unedélicieuse nuit sans lune. Il me sembla que je franchirais sanspeine les quatre ou cinq lieues qui me séparaient encore de Paris.Mais j’avais si faim que je fus au moment de pleurer.

» Comme je cherchais machinalement dans mes guenilles un restede pain, une bouchée de n’importe quoi, ma main rencontra un objetque je crus être une vieille croûte. Aussitôt je le portai à mabouche en rugissant de bonheur.

» C’était une hotted’allumettes.

» Je ne l’avalai pas, cette boîte maudite, cette boite infâmedont je n’ai jamais pu m’expliquer la présence et que m’envoyèrentsans doute les démons.

» Cependant quelque chose descendit en moi, quelque chose qui meparut meilleur que le rassasiement de mes intestins. Je fus saturé,soûlé, rafraîchi du vin délectable de la haine et de lavengeance. J’avais remarqué qu’un léger souffle passait, filant ducôté de la métairie…

» Une demi-heure plus tard, tout flambait. La maisoninhospitalière devint un amas de cendres et une vieilleparalytique, m’a-t-on dit, fut calcinée… La justice n’a jamais putrouver le coupable… »

Notre ami Rodolosse en était là, lorsqu’un sculpteur dont jecontemplais la barbe soyeuse, tourna vivement le bouton de la lampequi nous éclairait et on entendit plusieurs hommessangloter dans les ténèbres.

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