Histoires désobligeantes

Chapitre 13Tout ce que tu voudras !…

Au Prince AlexandreOurousof.

Maxence, fatigué d’une longue soirée de plaisir, arrivait àl’angle de la rue et de la ruelle Dupleix, de l’autre côté del’École militaire. L’endroit, simplement ignoble en plein jour,était, à une heure du matin, cette nuit-là, quelque peu sinistre.La ruelle noire, surtout, ne rassurait pas. Ce tronçon de voiefangeuse où l’on travaille à vil prix l’artilleur et le cavalierdans des garnos effrayants, inquiétait le noctambule.

Il délibéra pourtant. Une rumeur arrivait du boulevard deGrenelle redouté des sages, et l’horreur de tomber dans un conflitde pochards l’inclinait à choisir le boyau malpropre à l’extrémitéduquel il se croyait sûr de trouver un plus paisible vallon pour lecours de ses rêveries amoureuses.

Il sortait des bras de sa maîtresse et sentait le besoin decuver sa paillardise dans la somnolence d’un retour sansperturbation.

– Eh bien! te décides-tu, oui ou non? dit une voix abjecte quicherchait à se faire aimable.

Maxence, alors, vit se détacher du mur le plus proche une grossefemme qui vint lui offrir la denrée précieuse de son amour.

– Je ne te prendrai pas cher, va, et je ferai tout ce que tuvoudras, mignon.

Elle défila le programme. Le rôdeur immobile écoutait cela commeil eût écouté battre son cœur. C’était stupide, mais il n’aurait pudire pourquoi cette voix le remuait. Il n’aurait pu le dire, lepauvre homme, quand même il se fût agi de sauver sa peau. Cependantson trouble était bien certain. Et ce trouble devint une angoisseinsupportable, quand il sentit son âme s’en aller à la dérive surce boniment d’ignominie qui le portait comme un reflux vers lesamonts les plus lointains de son passé.

Souvenirs de suavité merveilleuse que cette façon de reparaîtreprofanait indiciblement! Les impressions de son enfance avaient étéquelque chose de divin et sa vie actuelle n’était, hélas! rien deglorieux.

Lorsqu’il cherchait à se récupérer, en les évoquant aprèsquelque noce, elles accouraient bonnement et fidèlement à lui, cesimpressions, comme des brebis frileuses et abandonnées qui nedemanderaient pas mieux que de toujours suivre leur pasteur…

Mais cette fois, il ne les avait pas appelées. Elles venaientd’elles-mêmes, ou plutôt, c’était une autre voixqui les appelait, une voix aussi écoutée, sans doute, que lasienne, et c’était abominable de n’y rien comprendre.

* * *

– Tout ce que tuvoudras! je te ferai tout ce que tu voudras, montrésor…

Non, vraiment, ce n’était pas tolérable. Sa mère était morte,brûlée vive dans un incendie. Il se souvenait d’une maincarbonisée, la seule partie qu’on eût osé lui montrer ducadavre.

Sa sœur unique, son aînée de quinze ans, qui l’avait élevée avectant de sollicitude et de laquelle il tenait ce qu’il y avait enlui de meilleur, avait fini d’une manière non moins tragique.L’océan l’avait avalée avec cinquante passagers ou passagères, dansun naufrage trop fameux, sur l’une des côtes les plusinhospitalières du golfe de Gascogne. Il n’avait pas été possiblede retrouver son corps.

Et ces deux créatures douloureuses le possédaient chaque foisqu’il s’accoudait, en regardant couler sa propre vie, sur leparapet de sa mémoire.

Eh bien! c’était horrible, c’était monstrueux, mais la gueusequi le tenait là, sur ce trottoir, sur ce quai d’enfer, comme ditMaeterlinck, avait exactement la voix de sa sœur, de cette créatured’élection qui lui avait paru appartenir aux hiérarchies angéliqueset dont les pieds, croyait-il, eussent purifié la boue deSodome.

Oh! sans doute, c’était sa voix inexprimablement dégradée,tombée du ciel, roulée dans les sales gouffres où meurt letonnerre. Mais c’était sa voix tout de même, à ce point qu’il futtenté de s’enfuir en criant et en sanglotant.

C’était donc vrai que les morts peuvent se glisser de la sorteparmi ceux qui vivent ou qui font semblant d’être des vivants!

Au moment même où la vieille prostituée lui promettait sa viandeexécrable, et dans quel style, justes cieux! il entendait sa sœur,mangée par les poissons depuis un quart de siècle, lui recommanderl’amour de Dieu et l’amour des pauvres.

– Si tu savais comme j’ai de belles cuisses! disait lavampire.

– Si tu savais comme Jésus est beau! disait la sainte.

– Viens donc chez moi, gros polisson, j’ai un bon feu et un bonlit. Tu verras que tu ne t’en repentiras pas, reprenait l’une.

– Ne fais pas de peine à ton ange gardien, murmuraitl’autre.

Involontairement, il prononça tout haut cetterecommandation pieuse qui avait rempli son enfance.

La quémandeuse, à ces mots, reçut une secousse et se mit àtrembler. Levant sur lui ses vieux yeux liquides, sanguinolents, -miroirs éteints qui semblaient avoir reflété toutes les images dela débauche et toutes les images de la torture, – elle le regardaavidement, de ce regard effroyable des noyés qui contemplent, unedernière fois, le ciel glauque, à travers la vitre d’eau qui lesasphyxie…

Il y eut une minute de silence.

– Monsieur, dit-elle enfin, je vous demande pardon. J’ai eu tortde vous parler. Je ne suis qu’un ancien chameau, une paillasse àvoyous, et vous auriez dû me jeter à coups de pied dans leruisseau. Rentrez chez vous et que leSeigneur vous protège.

Maxence confondu la vit aussitôt s’enfoncer dans lesténèbres.

* * *

Elle avait raison, après tout, il fallait rentrer. L’attardé sedirigea donc vers le boulevard de Grenelle, mais avec quellelenteur! Cette rencontre l’avait assommé littéralement.

Il n’avait pas fait dix pas que la vieille mangeuse de cervellesreparut, courant après lui.

– Monsieur, je vous en supplie, n’allez pas par là.

– Et pourquoi n’irais-je pas par là? demanda-t-il. C’est monchemin, puisque j’habite Vaugirard.

– Tant pis, il faut revenir sur vos pas, faire un détour, quandvous devriez marcher une heure de plus. Vous risquez de vous faireassommer en traversant le boulevard. Si vous voulez le savoir, lamoitié des souteneurs de Paris se sont réunis là pour leursaffaires. Il y en a depuis les Abattoirs jusqu’à la Manufacture destabacs. La police leur a cédé la place. Vous n’auriez personne pourvous protéger, et on vous ferait certainement un mauvais parti.

Maxence fut tenté de répondre qu’il n’avait pas besoin d’êtreprotégé, mais il sentit, par bonheur, la sottise d’une tellebravade.

– Soit, dit-il, je vais remonter du côté des Invalides. C’est unpeu fort tout de même. Je suis éreinté et ce supplément devadrouille m’exaspère. On devrait bien lancer de la cavalerie surces marlous…

– Il y aurait peut-être un moyen, dit la vieille, après uninstant d’hésitation.

– Ah! voyons ce moyen.

Très humblement, alors, elle exposa qu’étant fort connue dans cejoli monde, il lui serait facile de faire passer quelqu’un…

– Seulement, ajouta-t-elle avec une douceur surprenante, ilfaudrait qu’on pût croire que vous êtes une… connaissance, et pourcela il serait indispensable de me laisser prendre votre bras.

Maxence, à son tour, hésita, craignant quelque piège. Mais uneforce inconnue agissant en lui, son hésitation fut courte, et ilput traverser sans injures la foule immonde, ayant, à son bras etprès de son cœur, cette créature que félicitèrent au passageplusieurs bandits, et qui était vraiment à décourager le Péchémême.

Pas un mot, d’ailleurs, ne fut échangé entre eux. Il remarquaseulement qu’elle pressait son bras, se serrait contre lui beaucoupplus que ne l’exigeait strictement la situation et même qu’il yavait quelque chose de convulsif dans cette étreinte.

Le trouble extraordinaire qu’il avait senti s’était dissipémaintenant qu’elle ne parlait plus. Il en vint naturellement àsupposer une sorte d’hallucination, car tout le monde sait combienest commode ce précieux mot par lequel sont élucidés tous lessentiments ou pressentiments obscurs.

* * *

Quand vint le moment de se séparer, Maxence formula je ne saisquel banal remerciement et prit son porte-monnaie dans le desseinde récompenser l’étrange compagne silencieuse qui venait peut-êtrede le sauver.

Mais celle-ci, l’arrêtant d’un geste:

– Non, monsieur, ce n’est pas cela.

Il vit alors seulement qu’elle pleurait, car il n’avait pas oséla regarder depuis une demi-heure qu’ils marchaient ensemble.

– Qu’avez-vous? dit-il, très ému, et que puis-je faire pourvous?

– Si vous vouliez me permettre de vous embrasser, répondit-elle,ce serait la plus grande joie de ma vie, de ma dégoûtant vie, et ilme semble qu’après cela, j’aurais la force de mourir.

Voyant bien qu’il y consentait, elle sauta sur lui, grondanted’amour, et l’embrassa comme on dévore.

Une plainte de cet homme qu’elle étouffait la désenlaça. -Adieu, Maxence, mon petit Maxence, mon pauvre frère, adieu pourtoujours et pardonne-moi, cria-t-elle. Maintenant je peuxcrever.

Avant que son frère eût le temps de faire le moindre mouvement,elle avait la tête broyée sous la roue d’un camionnocturne qui passait comme la tempête.

Maxence n’a plus de maîtresse. Il achève en ce moment sonnoviciat de frère convers au monastère de la Grande-Chartreuse.

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