Histoires désobligeantes

Chapitre 9Terrible châtiment d’un dentiste

À Édouard d’Arbourg.

 

– Enfin, monsieur, me ferez-vous l’honneur de me dire ce quevous désirez?

Le personnage à qui s’adressait l’imprimeur était un hommeabsolument quelconque, le premier venu d’entre les insignifiants oules vacants, un de ces hommes qui ont l’air d’être aupluriel tant ils expriment l’ambiance, la collectivité,l’indivision. Il aurait pu dire Nous, comme le Pape, etressemblait à une encyclique.

Sa figure, jetée à la pelle, appartenait à l’innumérablecatégorie des faux mastocs du Midi que nul croisement ne peutaffiner et chez qui, cependant, tout, jusqu’à la grossièreté même,n’est qu’apparence…

Il ne put répondre sur-le-champ, car il était hors de lui etfaisait précisément, à cette minute, une tentative désespérée pourêtre quelqu’un. Ses gros yeux pleins d’incertitude roulaient,presque jaillissant de leurs orbites, comme ces billes de jeu dehasard qui semblent hésiter avant de choir dans l’alvéole numérotéeoù va s’accomplir le destin d’un imbécile.

– Eh! bougre de bougre, exclama-t-il, à la fin, dans un fortaccent de Toulouse, ce n’est pas le tonnerre de Dieu peut-être queje viens chercher dans votre boutique. Vous allez me conditionnerun cent de lettres de faire-part pour un mariage.

– Très bien, monsieur. Voici nos modèles, vous pourrez fairevotre choix. Monsieur désire-t-il un tirage de luxe sur beau vergéou sur japon impérial?

– Du luxe? parbleu! On ne se marie pas tous les jours. Je pensebien que vous n’allez pas m’exécuter ça sur des torche-culs. Toutce qu’il y a de plus impérial, c’est entendu. Mais surtout ne vousavisez pas de me foutre un encadrementnoir, bon Dieu de bon Dieu!

L’imprimeur, simple bonhomme de Vaugirard, craignant d’être enprésence d’un fou qu’il ne fallait pas exciter, se contenta deprotester avec mesure contre le soupçon d’une telle négligence.

Quand il fut question de libeller la copie, la main du clienttremblait si fort que l’ouvrier dut écrire sous sa dictée:

«Monsieur le docteur Alcibiade Gerbillon a l’honneur de vousfaire part de son mariage avec Mademoiselle Antoinette Planchard.La bénédiction nuptiale sera donnée dans l’église paroissialed’Aubervilliers».

– Vaugirard et Aubervilliers, ça ne se touche guère! pensa letypo qui se fit doucement régler.

* * *

Évidemment, ça ne se touchait pas. Il y avait bien quinze heuresque le docteur Alcibiade Gerbillon, chirurgien-dentiste, erraitdans Paris.

Toutes les autres démarches relatives à son mariage qui devaitse faire dans deux jours, il venait de les accomplirtranquillement, à la manière d’un somnambule. Seule, cetteformalité de la circulaire l’avait bouleversé. Voici pourquoi.

Gerbillon était un assassin privé de repos.

L’expliquera qui pourra. Ayant consommé son crime de la manièrela plus lâche et la plus ignoble, mais sans aucune émotion, commeune brute qu’il était, le remords n’avait commencé pour lui qu’àl’arrivée d’une missive imprimée, largement encadrée de noir, parlaquelle toute une famille éplorée le suppliait d’assister auxobsèques de sa victime.

Ce chef-d’œuvre typographique l’avait affolé, détraqué, perdu.Il arracha de très bonnes dents, aurifia maladroitement denégligeables chicots, s’acharna sur des gencives précieuses,ébranla des mâchoires que le temps avait respectées, infligeant àsa clientèle des supplices tout à fait nouveaux.

Sa couche d’odontechnicien solitaire fut visitée par de sombrescauchemars, dont grincèrent jusqu’aux dentiers en caoutchoucvulcanisé qu’il avait lui-même construits dans les orifices descitoyens éperdus qui l’honoraient de leur confiance.

Et la cause de ce trouble était exclusivement le banal messagequ’avaient accueilli d’une âme si calme tous les patentés notablesdes alentours, – Alcibiade étant un de ces adorateurs du Moloch desImbéciles, à qui l’Imprimé ne pardonne pas.

Le croira-t-on? Il avait assassiné, véritablement assassinépar amour.

La justice veut sans doute qu’un tel crime soit imputable auxlectures de dentiste qui faisaient l’aliment unique du cerveau dece meurtrier.

À force de voir dans les romans-feuilletons les situationsamoureuses dénouées de façon tragique, il s’était laissé gagner peuà peu à la tentation de supprimer, d’un seul coup, le marchand deparapluies qui faisait obstacle à son bonheur.

Ce négociant jeune et superbement endenté dont il n’avait aucuneoccasion de dévaster la mâchoire, était sur le point d’épouserAntoinette, la fille du gros quincaillier Planchard, pour laquellebrûlait silencieusement Gerbillon depuis le jour où, lui ayantcassé une molaire turberculeuse, la charmante enfant s’était pâméedans ses bras.

On allait publier les bans. Avec la décision rapide qui fait lesdentistes si redoutables, Alcibiade avait machiné l’exterminationde son rival.

Un matin d’averse torrentielle, le marchand de parapluies futtrouvé mort dans son lit. L’examen médical rendit manifeste qu’unscélérat de la plus dangereuse espèce avait étranglé ce malheureuxpendant son sommeil.

Le diabolique Gerbillon, qui savait mieux que personne à quois’en tenir, confirma cet avis audacieusement et s’honora d’unelogique implacable dans la démonstration scientifique du forfait.Ses mesures, d’ailleurs, étaient si bien prises qu’après uneenquête aussi vaine que méticuleuse, la justice fut obligée derenoncer à découvrir le coupable.

* * *

Le dentiste sanguinaire fut donc sauvé, mais non pas impuni,ainsi que vous l’allez voir.

Comme il entendait que son crime lui profitât, le marchand deparapluies était à peine sous la terre qu’il commença le sièged’Antoinette.

L’attitude supérieure qu’il avait montrée au cours de l’enquête,les lumières dont il avait inondé ce drame obscur, enfinl’empressement respectueux de sa compassion délicate pour une jeunepersonne frappée si cruellement, lui facilitèrent l’accès de soncœur.

Ce n’était pas, à vrai dire, un cœur difficile à prendre, uneBabylone de cœur. La fille du quincaillier était une viergeraisonnable et bien portante qui ne s’abîma que très peu dans sadouleur.

Elle ne prétendit pas à la vaine gloire des lamentationséternelles, n’afficha point d’être inconsolable.

– On ne vit pas pour les morts, un mari perdu, dix de retrouvés,etc., lui murmurait Alcibiade. Quelques sentences tirées du mêmegouffre lui dévoilèrent bientôt la noblesse de cet arracheur quilui parut transcendant.

– C’est votre cœur, Mademoiselle, que je voudrais extirper, luidit-il un jour. Parole décisive.

Ce mot charmant que l’éducation de la jeune fille lui permitheureusement de savourer, la détermina. Gerbillon, d’ailleurs,était un époux sortable. On s’entendit aisément et le mariages’accomplit.

Pourquoi fallut-il qu’un bonheur si chèrement conquis fûtempoisonné par le souvenir du mort? La fameuse lettre de deuil dontl’impression commençait à s’effacer, n’avait-elle pas réapparu dansl’imagination de ce meurtrier qui se croyait bêtement dénoncé parelle? L’avant-veille de son mariage, – on vient de le voir, -l’obsession était revenue plus forte, le poussant à la folie, lefaisait errer tout un jour, comme un fugitif, dans ce Paris qu’iln’habitait pas, jusqu’à l’heure terrible où il avait enfin trouvél’énergie de commander ses billets de mariage à cet imprimeur deVaugirard qui avait certainement deviné son crime.

C’était bien la peine d’avoir été si malin, si débrouillard,d’avoir si bien dépisté la justice et d’avoir, contre touteespérance, obtenu la main d’une femme qu’on idolâtrait, pour enarriver à cette misère d’être fréquenté par des hallucinations!

* * *

L’ivresse des premiers jours ne fut qu’un répit. Les finescornes du croissant de la lune de miel des nouveaux époux n’avaientpas encore cessé de piquer l’azur, qu’il se produisit un germe detribulation.

Alcibiade, un matin, découvrit le portrait du marchand deparapluies. Oh! une simple photographie qu’Antoinette avaitinnocemment acceptée de lui lorsqu’elle se croyait à la veille del’épouser.

Le dentiste outré de fureur la mit en pièces aussitôt sous lesyeux de sa femme que cette violence révolta, bien que la relique nelui parût pas fort précieuse.

Mais en même temps, – parce qu’il est impossible de détruirequoi que ce soit, – l’image hostile qui n’existait auparavant surle papier que comme le reflet visible de l’un des fragments del’indiscernable Cliché photographique dont l’univers est enveloppé,s’alla fixer dans la mémoire soudainement impressionnée deMme Gerbillon.

Hantée, dès lors, par ce défunt dont le souvenir lui étaitdevenu presque indifférent, elle ne vit plus que lui, le vit sanscesse, le respira, l’exhala par tous ses pores, en satura par tousses effluves son triste mari qui fut, à son tour, surpris etdésespéré de toujours trouver ce cadavre entre elle et lui.

Au bout d’un an, ils eurent un enfant épileptique, un enfantmâle monstrueux qui avait la figure d’un homme de trente ans et quiressemblait d’une façon prodigieuse à l’assassiné de Gerbillon.

Le père s’enfuit en poussant des cris, vagabonda comme uninsensé pendant trois jours, et le soir du quatrième, s’étantpenché sur le berceau de son fils, l’étrangla en sanglotant.

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