Histoires désobligeantes

Chapitre 21La taie d’argent

À Alcide Guérin[17]
celui de mes contes que je préfère.

 

– Ayez pitié d’un pauvre clairvoyant, s’il vous plaît!

Histoire des plus banales. Il avait eu le malheur d’être atteintde clairvoyance à la suite d’une catastrophe épouvantabledans laquelle un grand nombre d’honnêtes gens avaient succombé.

C’était, je crois, une déconfiture de chemin de fer, à moins quece ne fut un naufrage, un incendie ou un tremblement de terre. Onn’a jamais pu savoir. Il n’en parlait pas volontiers et, quellesque fussent les précautions ou les finesses, il se dérobaittoujours à l’insultante curiosité des individus charitables.

Je me rappellerai toujours sa décorative prestance de suppliant,sous le porche basilicaire de Saint-Isidore-le-Laboureur, où ildemandait l’aumône. Car sa ruine était absolue.

Impossible de résister à l’attendrissement respectueux provoquépar une infortune si rare et si noblement supportée.

On sentait que ce personnage avait autrefois connu, mieux quebeaucoup d’autres sans doute, les joies précieuses de lacécité.

Une éducation brillante avait dû certainement affiner en luicette inestimable faculté de ne rien voir, qui est le privilège detous les hommes, à peu près sans exception, et le critérium décisifde leur supériorité sur les simples brutes.

Avant son accident, il avait pu être, on le devinait avecémotion, un de ces aveugles remarquables appelés à devenirl’ornement de leur patrie, et il lui restait de cette époque unemélancolie de prince des ténèbres exilé dans la lumière.

Les offrandes, cependant, ne pleuvaient pas dans le vieuxchapeau qu’il tendait toujours aux passants. Un mendiant frappéd’une infirmité aussi extraordinaire déconcertait la munificencedes dévots et des dévotes qui se hâtaient, en l’apercevant, depénétrer dans le sanctuaire.

Instinctivement, on se défiait d’un nécessiteux qui voyait lesoleil en plein midi. Cela ne pouvait s’expliquer que par quelquecrime exceptionnel, quelque sacrilège sans nom qu’il expiait de lasorte, et les parents le montraient de loin à leur géniture commeun témoignage vivant des redoutables sentences de Dieu.

On avait même eu peur, un instant, de la contagion, et le curéde la paroisse avait été sur le point de l’expulser. Par bonheur,un groupe de savants honorables, dont la compétence ne pouvait êtremise en doute, avait déclaré, non sans aigreur, mais de la façon laplus péremptoire, que «ça ne se prenait pas».

* * *

Il vivait donc chichement de rares aumônes et du maigre fruitdes travaux futiles où il excellait.

Il n’avait pas son pareil pour enfiler des aiguilles. Ilenfilait même des perles avec une rapidité surprenante.

Personnellement, je me vis forcé, naguère, de recourir à lui,plusieurs fois, pour déchiffrer les œuvres d’un psychologue renomméqui avait adopté l’usage d’écrire avec des poils de chameau fendusen quatre.

C’est ainsi que nous nous connûmes et que se forma l’intimitéregrettable qui devait, un jour, me coûter si cher.

Dieu me préserve d’être dur pour un pauvre monstre qui,d’ailleurs, est heureusement enterré depuis longtemps. Mais on jugecombien dut être néfaste sur ma jeune imagination l’influence d’unparticulier qui m’enseigna le secret magique – oublié depuis tantde siècles – de distinguer un lion d’un porc et l’Himalaya d’uncumul de bran.

Cette science dangereuse a failli me perdre. Peu s’en est falluque je ne partageasse le destin démon précepteur. J’en étais arrivéà ne presque plus tâtonner. Ce mot-là dit tout.

Mon étoile bénigne, grâce au ciel! me sauva du gouffre. Je pusme dégager peu à peu de cet ascendant funeste, rompredéfinitivement le charme et faire encore une assez bonne figureparmi les taupes et les quinze-vingts qui jouent entre eux lecolin-maillard de la vie.

Mais il était temps, rien que temps, et je fus réduit à payerd’une partie considérable de mes revenus la dextérité fameuse d’unoculiste de Chicago qui m’opéra définitivement de la lumière.

* * *

Cependant je voulus savoir ce que devenait le mendiant terrible,et voici très exactement sa fin.

Quelques années encore, il continua sa mendicité de clairvoyantà la porte de la cathédrale. Son mal, dit-on, s’accrut avec l’âge.Plus il vieillissait, plus il voyait clair. Les aumônes diminuaientà proportion.

Les vicaires lui donnaient encore quelques liards pour l’acquitde leur conscience. Des étrangers qui ne se doutaient de rien oudes êtres appartenant au plus bas peuple et qui, très probablement,avaient en eux le principe secret de la clairvoyance, lesecouraient quelquefois.

L’aveugle de l’autre porte, homme juste et pitoyable qui faisaitde belles recettes, le gratifiait d’une humble offrande aux joursde grand carillon.

Mais tout cela était vraiment bien peu de chose, et la répulsionqu’il inspirait, devenant chaque jour plus grande, il y avait lieude conjecturer qu’il ne tarderait pas à crever de faim.

C’était à croire qu’il en avait fait le serment. Avec cynisme,il étalait son infirmité, comme les culs-de-jatte, les goitreux,les ulcéreux, les manicrots ou les rachitiques étalent les leurs,aux fêtes votives, dans les campagnes. Il vous la mettait sous lenez, vous forçant pour ainsi dire, à la respirer.

Le dégoût et l’indignation publics étaient à leur comble, et lasituation du malandrin ne tenait plus qu’à un seul cheveu, lorsquesurvint un événement aussi prodigieux qu’inattendu.

Le clairvoyant héritait d’un petit neveu d’Amérique, devenuinsolemment riche dans la falsification des guanos et qui avait étédévoré par des cannibales de l’Araucanie.

L’ex-mendiant ne fit pas réclamer ses restes, mais réalisa lasuccession et se mit à faire la noce.

On aurait pu croire que l’invraisemblable et quasi monstrueuselucidité qui l’avait rendu célèbre allait aussitôt devenirgalopante comme une phtisie que précipite le dévergondage.Ce fut précisément le contraire qui arriva.

Quelques mois plus tard, il était radicalement guéri, – sansopération. Il perdit toute clairvoyance et devint même complètementsourd.

Ne vivant plus que pour se rincer les tripes, il était enfindélivré du monde extérieur, par la Taied’argent.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer