Histoires désobligeantes

Chapitre 24Propos digestifs

À André Noell.

 

Tous les ventres étant pleins, on décida d’en finir avec lespauvres.

À dix heures du soir, une trentaine environ de plantigradessublimes étaient tombés d’accord sur ce point que les «balançoires»fraternelles avaient duré trop de siècles et qu’il était expédientde verser une ample réprobation sur cette classe guenilleuse qui secomplaît malicieusement à fendre le cœur des gens bien vêtus.

Diverses motions furent expectorées.

Le Psychologue roucoula qu’il n’y a de beau que la pitié, lavraie pitié judicieuse qui s’émeut aux gémissements du riche, etque c’est un crime social d’encourager la paresse desmendicitaires.

Il ajouta qu’une administration lumineuse aurait le souci deprotéger avant tout, contre ces derniers, les intelligencesdistinguées et les «âmes fines» qui conservent encore parmi nousles traditions de l’élégance aristocratique et de lasensibilité.

La conclusion fut rotée par Francisque Lepion, philosophe graset plein d’énergie qui réclama nettement les plus insalubrescolonies pénitentiaires pour tout citoyen français incapable dejustifier de trente mille francs de revenu.

Un homme libre qui avait eu des malheurs à Constantinople et quis’était rendu célèbre en exécutant des rossignolades à la chapelleSixtine du suffrage universel, appuya ce juste vœu d’ungazouillement tibicin.

Plusieurs poètes mucilagineux et inextricables énumérèrent leschâtiments afflictifs qu’une vigoureuse répression devrait exercercontre les impénitents ou les relaps de la misère.

Les fusillades, les mitraillades, les noyades, les autodafés,les bannissements ou déportations en masse, arrachèrentsuccessivement des cris d’enthousiasme.

Il arriva même qu’un bibliophile ayant sur lui, par bonheur,l’édition princeps et rarissime de ce fameux Bottindes Supplices, en quatorze langues, imprimé pourla première fois, au commencement du neuvième siècle, àKing-Tchéou-Fou sur les bords du Kiang, par le Plantin duCéleste-Empire, en lut quelques pages et fit pleurerd’attendrissement tous les auditeurs.

Je ne finirais pas si j’entreprenais de rapporter lesapophtegmes transcendants que débitèrent, en cette occasion, lesfemmes parées qui se trouvaient là, et dont la raison est sisupérieure à celle de l’homme, comme chacun sait.

D’ailleurs, tout ne sera-t-il pas dit quand on saura que cela sepassait chez l’éblouissante vidamesse du Fondement, de qui l’épouxtrop heureux s’est couvert de gloire en négociant le traitébilatéral, – si longtemps considéré dans les cabinets européenscomme un rêve irréalisable,- qui unit désormais, enfin! laprincipauté de Sodome à la République Française?

* * *

Ma conscience d’historien ne me permet pas d’omettre un individubizarre et passablement indéchiffré, dont la mise précaire étonnaitdans un tel milieu.

On le surnommait familièrement Apémantus et il était le Cynique.Cette qualité précieuse lui conférait une espèce de bien-venue danscertains groupes ultra-superfins qui prétendaient à Tathénianismesuprême.

– De quoi vivez-vous? lui demanda méchamment un jour, enprésence de cinquante personnes, la plus acariâtre despoétesses.

– D’aumônes, madame, répondit-il simplement, avec un sang-froidde poisson mort.

Réponse, d’ailleurs inexacte, qui le caractérisait trèsbien.

On ne l’embêtait pas trop, lui sachant la dent cruelle, etparfois il dégainait une sorte d’éloquence barbare qui l’imposait àl’attention des inattentifs les plus rétractiles ou des délicatsles plus crispés.

En somme, il disait tout ce qu’il voulait, privilège rare que nelui contestait personne.

La maîtresse du lieu le pria donc, ce soir-là, de manifester sonsentiment.

– Alors, tant pis, ce sera une histoire, dit Apémantus, unehistoire aussi désobligeante que possible, cela va de soi; maisauparavant, vous subirez, – sans y rien comprendre, j’aime à lecroire. – quelques réflexions ou préliminaires conjectures dontj’ai besoin pour stimuler en moi le narrateur.

Il est malheureusement indiscutable que la pauvreté contamine labrillante face du monde, et il est tout à fait fâcheux que lesdames pleines de parfums soient si souvent exposées à rencontrer depetits enfants qui crèvent de faim. Je sais bien qu’il y a laressource de ne pas les voir. Mais on sent tout de même qu’ilsexistent; on entend leurs supplications inharmonieuses, on risquemême d’attraper un peu de vermine, – vous savez bien, mesdames,cette ignoble vermine pédiculaire qui «ne se laisse pas caresseraussi volontiers que l’éléphant», comme disait notre grand poèteMaldoror, et qui abandonne elle-même de bon cœur le nécessiteuxpour se fourrer dans les manchons ou les pelisses d’un inestimableprix.

Tout cela me plonge dans une affliction très amère, etj’applaudis avec du délire à la haute idée d’une immolationgénérale des indigents.

Toutefois, en attendant la bonne nouvelle des massacres, mesera-t-il permis de demander à ceux d’entre vous qui ne se sontjamais grattés, s’il leur fut donné d’observer, sans télescope,l’inégale répartition de la certitude philosophique en ce quitouche quelques axiomes prétendus?

Pour parler d’une autre manière, où trouver un homme, non encorevérifié et catalogué comme idiot de naissance ou comme gâteux, quiosera dire qu’il n’a pas l’ombre d’un doute sur sa propreidentité? Car tel est le point.

Très ingénument, je déclare que, songeant parfois au récit del’Evangile et à l’étonnante multitude de pourceaux qui futnécessaire pour loger convenablement les impurs démons sortis d’unseul homme, il m’arrive de regarder autour de moi avecépouvante…

– Pardon, monsieur, dit un paléographe, il me semble que vousallez un peu loin.

– Je suis donc dans mon chemin, répliqua l’imperturbable ens’inclinant. car c’est justement très loin que je veux aller,

* * *

– Voyons, reprit-il avec bonhomie, je veux bien condescendre àêtre tout à fait clair. Quel est, dans notre littérature la plusaccréditée, je veux dire le roman-feuilleton ou le théâtre, quelest, dis-je, le truc suprême, irrésistible, indéfectible,primordial et fondamental?

Quel est, si j’ose m’exprimer ainsi, la ficelle qui casse tout,l’arcane certain, le Sésame de Polichinelle qui ouvre lescavernes de l’émotion pathétique et qui fait infailliblement etdivinement palpiter les foules?

Mon Dieu! c’est très bote, ce que je vais vous dire. Ce fameuxsecret, c’est, tout bonnement, l’incertitude surl’identité des personnes.

Il y a toujours quelqu’un qui n’est pas ou qui pourrait ne pasêtre l’individu qu’on suppose. Il est nécessaire qu’il y aittoujours un fils dont on ne se doutait pas, une mère que personnen’aurait prévue ou un oncle plus ou moins sublime qui a besoind’être débrouillé du chaos.

Tout le monde finit par se reconnaître et voilà la source despleurs. Depuis Sophocle, ca n’a pas changé.

Ne pensez-vous pas, comme moi, que cette imperdable puissanced’une idée banale tient à quelque symbole, quelquepressentiment très profond, cherché, depuis trois milleans, par les tâtonnants inventeurs de fables, comme Œdipe aveugleet désespéré cherche la main de son Antigone?…

Nous parlions des pauvres, n’est-ce pas? Nous y voilà donc.Cette mécanique émotionnelle est inconcevable sans le Pauvre, sansl’intervention et la perpétuelle présence du pauvre dont jesollicite, par conséquent, le maintien au théâtre et dans lesromans.

Le riche, au contraire, ne peut prétendre à aucune sorte de«boisseau». Il est impossible à cacher, puisqu’il est partout chezlui. Il crève l’œil, il sue son identité par tous ses pores, dumoins en littérature. L’univers le dévisage et Dieu même esttellement embarrassé pour lui fabriquer un rôle dans sesMystères qu’il a dû lui abandonner les pratiquesvieillottes et négligeables de la bienfaisance.

Si donc il est nécessaire et même tout à fait urgent demassacrer, j’ose ouvrir le propos d’une sélection préambulatoire,d’une concluante et irréfragable vérification des individus.

– L’anthropométrie des âmes, alors, précisa le psychologue quis’embêtait ferme.

– Ce chien de mot ou tout autre qui vous conviendra, j’yconsens. Mais, de toutes manières, il faudrait le crible de Dieu,car je veux bien que le Diable m’emporte si quelqu’un, ici ouailleurs, a le pouvoir de se délivrer à lui-même un passeportquelque peu valable.

Nul ne sait son propre nom, nul ne connaît sa propreface,, parce que nul ne sait de quel personnage mystérieux – etpeut être mangé dos vers, – il tient essentiellement laplace.

* * *

– Vous vous fichez de nous, Apémantus, intervint alors madame duFondement. Vous nous aviez promis une histoire.

– Vous y tenez donc. Soit.

«Un homme riche avait deux fils. Le plus jeune dit à sonpère:

» – Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.

» Et le père leur partagea son bien.

» Peu de jours après, le plus jeune fils ayant rassemblé tout cequ’il avait, partit pour une région lointaine, et là, dissipa toutson bien en vivant luxurieusement… »

– Ah! ça, s’écria impétueusement la petite baronne du Carcand’Amour, par qui la mode fut inventée de se décolleter un peuau-dessous du nombril, mais c’est la parabole de l’Enfant prodiguequ’il nous débite, ce monsieur. Il va nous apprendre que son hérosfut réduit à garder les porcs, en mourant de faim et qu’un beaujour, las du métier, il revint à la maison de son père, qui sesentit tout ému, le voyant arriver de loin.

– Hélas! non, madame, répondit Apémantus d’une voix très grave,ce furent les cochonsqui arrivèrent…

La conversation en était là, lorsque Quelqu’un qui ne sentaitpas bon fit son entrée dans l’appartement.

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