Histoires désobligeantes

Chapitre 30La plus belle trouvaille de Caïn

À Henry Hornbostel[22].

 

Je ne sais comment, vers la fin de ce mémorable dîner, on envint à ce degré de bêtise de parler des objets trouvés sur ce quis’appelle mystérieusement et amphibologiquement la voiepublique.

Presque tous en profitèrent pour raconter des aventures detrésors gisants, de sacoches heurtées du pied et qui contenaient degrandes richesses, aventures dans lesquelles – on était forcé d’enconvenir – leur désintéressement avait éclaté. Quelques-uns, moinsivres, avouèrent, en baissant la tête, qu’ils n’avaient jamais rientrouvé.

Ce fut alors que ramassant d’un geste large toutes lesattentions disséminées, le claironnant sculpteur PélopidasGacougnolle nous interpella:

– Savez-vous, beugla-t-il, quelle fut, un jour, la plus belletrouvaille de Marchenoir?

Une collective nutation des chefs lui révéla qu’on n’en savaitabsolument rien.

– Alors, mes enfants, écoutez-moi ça. L’anecdote vaut la peined’être racontée.

* * *

On sait généralement, commença-t-il, que notre grand Inquisiteurlittéraire a été le plus imprenable et calamiteux adolescent quiait arboré, sur nos trottoirs, le cataclysme de la redingote ou dupantalon. Rien n’exprimerait la luxuriance de cette gueuserie derêveur.

Je me souviens de l’avoir aperçu bien des fois à cette époque,et j’en suis si fier que j’ai peine à concevoir que la terre puisseme porter! Oh! je vous parle d’il y a longtemps. Je n’étais pasencore son ami, et je ne devinais guère que je le deviendrais unjour. Je ne sais même pas s’il avait jamais eu un seul ami.

C’était un orageux et difficile marcassin qui ne s’encanaillaitqu’avec les constellations. On le devinait impatient de toute autrepromiscuité, et personne, je crois, n’eût entrepris le recrutementde ce primitif.

Chacun de vous le connaît trop pour que je m’extermine à vous ledépeindre. Mais je ne sais si vous l’imaginez, à dix-huit ans, telque le représente un féroce portrait, peint par lui-même à l’huilede requin, et qu’il exhibe seulement à ses plus intimes.

Il apparaît là, se rongeant un poing dans un mastic de bitume,de terre d’ombre et de carbonate de plomb, fixant le spectateur dedeux yeux terribles, sanguinolents à force d’intensité. Quand onn’a pas vu cela, on n’a rien vu…

C’est la première manière de notre héros, lequel voulut êtrepeintre, longtemps avant de se sentir écrivain, et qui, ma foi! eûtété, dans ses tableaux, précisément ce qu’il est dans seseffroyables livres, le soyeux molosse et le cannibale céleste quenous admirons.

Les yeux de ce portrait, obsédants au point d’étonner unvirtuose de mon acabit, ne furent jamais, il est vrai, ces yeuxd’une invraisemblable douceur que le créateur des volcans et desluminaires alluma sous son front morose pour la confusion desimbéciles.

Ils ont suffi, néanmoins, pour déterminer une ressemblanceextraordinaire que la plus audacieuse longévité ne parviendrait pasà démentir, parce qu’ils sont les yeux de son âme. les vrais yeuxde sa profonde âme éternellement affamée de pressentimentsdivins.

Évidemment, lorsqu’il exécuta cette exorbitante effigie, soninstinct de séquestré au milieu des gouffres l’avertissait déjà deson exécrable destin.

Sans aucun doute, il subodorait les charognes qui devaientencombrer sa voie et dont l’haleine faillit asphyxier les troiscents lions qu’il portait en lui.

Comment n’aurait-il pas eu la vision de cet avenir infernalqu’on est bien forcé de supposer assorti à ses facultés degladiateur? car je ne sais aucun homme que sa nature ait autantdésigné que lui aux couleuvres noires et aux vexationscarabinées.

Les infortunés moins élus le devraient bénir, puisqu’il fut etqu’il est encore le paratonnerre isolé qui soutire tous lestonnerres. Le miracle est offert par lui, depuis vingt ans, d’unblasphémateur de la Racaille, absolument invincible et toujours surses étriers, malgré le tourbillon des crapules et le cyclone despusillanimes.

Ah! il peut se vanter d’avoir été lâché, celui-là, et d’en avoirvu décamper, de fiers gentilshommes qui se disaient ses compagnons.Les amitiés ou les simples admirations qu’il rencontra me fontl’effet de ressembler à ces divines allumettes qui ne s’enflammentque «sur la boîte», suivant la formule dont nous gratifia leSeptentrion.

Le ciel me préserve d’une additionnelle jérémiade surl’agriculture des affections et l’économie politique du cimentcordial. L’homme dont je parle s’est exprimé, d’ailleurs, de façontellement définitive que toute rhétorique sur ce point seraitdésormais oiseuse. Nous savons tous le désagrément atroce de n’êtrepas né dans la peau d’un chien quand l’acariâtre destinée refusa legroin d’un heureux pourceau…

Tout le monde vous dira que cet indigent fameux a étéfrénétiquement secouru par des bienfaiteurs innombrables, et quec’est à peine si les entrailles de la charité contemporaine sontguérissables des tumeurs que son ingratitude adéterminées.

Mais c’est dans le monde littéraire qu’il passe pour avoir.,surtout, perpétré la déprédation. Il n’est pas jusqu’au plus vaseuxgiton de l’écritoire qui n’exploite volontiers, comme une carrièrede diamants, cette légende cristallisée devenue semblable à unintraitable calcul dans le bas endroit des sécrétions dujournalisme.

J’en ai soigné quelques-uns de ces valétudinaires excitants dontla semelle de mes bottes rafraîchissait instantanément le rognon.Ils se souvenaient alors de n’avoir jamais connu avecprécision le parasite supposé. Marchenoir, en personne, a plusieursfois obtenu de ces cures miraculeuses et ses procédés, supérieursaux miens, sont tellement infaillibles que je le tiens pour le plussublime oculiste de la mémoire, capable, j’en suis persuadé,d’opérer de la cataracte du Niagara!…

* * *

Mais voici que je m’emballe! fit Pélopidas en se rasseyant. Caril s’était levé, marchant à grands pas et bousculant tout, depuisun instant.

Je suis désarmé de tout sang-froid quand je songe à ces animauxqui tueraient un homme supérieur pour glaner trois sous dans lecrottin des cynocéphales influents du Premier-Paris.

Je vous disais donc que j’avais entrevu Marchenoir à l’époquelointaine de son noviciat dans les odyssées de la famine et duchienlit. J’étais moi-même, en ce temps-là, un assez vilain pauvrebougre de petit plâtrier fricoteur qui faisait pins souventsoupeser son torse aux longitudinales du quartier qu’il netriturait la glaise des académies. J’étais un juste noceur, un deces malins à compartiments qui dramatisent la billevesée etj’aurais peut-être joué quelque sale tour à ce lamentable qu’onvoyait passer, de loin en loin, devant l’atelier, déchiffrant, avecdes extases, une loque d’elzévir qui paraissait une continuation deses surprenantes guenilles.

Mais il y avait la légende instructive d’un certain malvat de lachalcographie qu’il avait, un jour, trempé de la tête aux piedsdans une mare de houe, sans mêmeinterrompre sa lecture, et qu’il avaitensuite mis à sécher en équilibre sur l’appui d’une fenêtrebalustrée que le soleil dardait avec rage. Épisode qui donnait àréfléchir.

Puis, quelque imbécile que je fusse alors, le grandiose de cettemisère agissait un peu sur moi. Je sentais, quand même, la présenced’une âme extraordinaire, et, plus tard, j’ai compris que c’étaitlà justement ce qui révoltait les enfants de cancrelats répartissous nos épidémies, à chacune des apparitions de cet insolitemalheureux.

Ses haillons, je vous assure, n’avaient rien d’ignoble. Lapropreté de ses hardes en copeaux était même une chose curieuse ettouchante.

J’ai toujours devant les yeux un certain chapeau de haute formeacquis, Dieu sait en quels anciens jours! et dont la cocasserie nepouvait être surpassée que par l’inoubliable tromblon deThorvaldsen, que bafouée des vents, hommage décrépit del’admiration des Danois sur les parois extérieures de son musée àCopenhague.

On vit ce chapeau, fréquenté par les météores, se transformer aucours des saisons et passer par toutes les couleurs. Le dernierétat constaté fut la spirale ou colimaçon d’Archimède, auxblanchâtres circonvolutions. qui faisait paraître le titulairecoiffé d’un tronçon de colonne torse arraché au tremblement dequelque basilique portugaise, – phase décisive suivie, peu de moisplus tard, d’un affaissement irrémédiable dont trois ou quatremaroufles de l’atelier furent les témoins éperdus. Je n’exprimeraisjamais la sollicitude avec laquelle il frottait cet objetindéfinissable.

Après la catastrophe, il alla nu-tête par les rues.

Je ne crois pas qu’il ait jamais été positivement va-nu-pieds,mais ses bottines auraient fait juger séculières les sandales desanachorètes les plus déchaussés. Je demande la permission de ne pasinsister sur cet endroit de mon poème qui finirait par être aussilong que le Paradis perdu et qui nousdessécherait autant que les prodromes évangéliques de la fin dumonde, si je m’attardais aux accessoires.

Il faudrait je ne sais quelles hyperboles pour donner un aperçude cette enveloppe d’un aborigène du malheur, qu’à la distance debeaucoup d’années, je me représente accoutré par la griffe même duChérubin des Humiliations.

En voilà donc tout à fait assez de la digression et je reviens àmon histoire.

* * *

Lorsque j’eus l’extrême joie, longtemps espérée, de devenirl’ami et le compagnon de Marchenoir, je lus le témoinmalheureusement impuissant, – je n’étais pas riche, alors, – desavanies sans nom qu’une vieille propriétaire lui fit endurer.

Il devait plusieurs termes et ne parvenait pas, quoi qu’il fit,à la satisfaire. Cette ordure de femme voulait à toute force qu’illui donnât de l’argent.

Elle le gardait néanmoins, mais comme on garde les huîtresperlières dans les pêcheries de l’Océan Indien, surveilléescontinuellement par des squales attentifs, – ayant mis l’embargo leplus rigoureux sur les pauvres meubles aux trois quarts détruitsqui lui venaient de sa mère et guettant toujours l’occasion de ledépouiller des misérables aubaines qui pouvaient échoir.

L’Infortuné locataire était condamné à ne sortir de sa chambreque sous le feu des réclamations de la pygargue féroce quil’injuriait plusieurs fois par jour, en présence de tous lesvoisins, et souvent même l’apostrophait insolemment au milieu desrues.

Messieurs, cette situation a duré dix ans, Marchenoir n’arrivantjamais à pouvoir donner mieux que des acomptes et ne pouvant serésoudre à prendre la fuite. Pour la somme de trois ou quatre centsfrancs, cette gueuse l’a torturé quarante saisons.

Ne vous impatientez pas, s’il vous plaît, j’arrive à monanecdote. Mais ce que vous venez d’entendre était nécessaire pourvous amener à sentir l’importance unique de la trouvaille qu’ilfit, «ce beau matin d’été si doux», à l’heure charmante où lesconvolvulus et les renoncules des bois ouvrent leurs calices.

Il y avait trois ans déjà que la compassion des Océanides avaitréussi à désenchaîner notre Prométhée. Un premier succèslittéraire, escompté par d’inexprimables tourments, lui avaitpermis de trancher enfin le câble d’ignominie et il vivait à peuprès tranquille dans un quartier solitaire, infiniment loin del’horrible geôle.

L’image du vautour femelle s’estompait, s’embrumait de plus enplus, devenait indiscernable, télescopique. Impossible de retrouverle cliché, même au plus profond des latrines de sa mémoire.

Un jour de juillet, presque à l’aube et le lever du soleils’annonçant à peine, Marchenoir sortit, selon sa coutume, pour serafraîchir sur les bastions, en lisant quelques pages de SaxoGrammaticus ou de la Cornucopia de Perotto.

Ayant fait une soixantaine de pas environ, comme il regardait àses pieds pour tourner l’angle de sa rue, il aperçut à deux pas,dans ce lieu désert où n’existaient alors que des clôtures dejardins fruitiers et de terrains vagues, un carton bureaucratiquede la forme la plus notariale ou la plus huissière, dont laprésence l’étonna.

S’approchant jusqu’à le toucher du pied, la résistance del’objet redoubla son étonnement qui devint aussitôt de l’épouvantequand il vit un filet de sang.

Le couvercle enlevé rapidement, sapropriétaire lui apparut… , la têtecoupée de son ancienne propriétaire le regardant de ses yeux morts,de ses blancs yeux morts qui ressemblaient à deux grosses piècesd’argent.

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