Histoires désobligeantes

Chapitre 28Soyons raisonnables !…

À Édouard d’Arbourg.

 

– Pourquoi ne mangez-vous pas, mon père? demanda Suzanne, dontles yeux s’emplirent de larmes. Voilà deux jours que vous netouchez à rien et que vous ne voulez voir personne. Vous n’êtes pasmalade, cependant: vous auriez fait appeler le docteur. Vous avezdonc quelque gros chagrin que vous ne vouiez pas me dire? Je nesuis plus une petite fille, vous le savez bien, et j’aurais tant debonheur à vous consoler!

Le personnage à qui s’adressait ce discours n’était pas moindreque le fameux Ambroise Chaumontel, qui occupa de ses affaires lamoitié du globe, l’avocat incomparable dont l’éloquence eutembrouillé jusqu’aux filaments du chaos et pétrifié lesténèbres.

Le maître avait environ soixante ans et ne se l’envoyait pasdire. Il le déclarait lui-même à tout le monde, en toute occasion,car c’était sa douce manie d’aspirer à la dignité despatriarches.

Venimeusement quelques rivaux l’avaient accusé de teindre sescheveux en blanc, afin d’être plus auguste enplaidant pour l’orphelin. Mais il maintenait son âme infinimentau-dessus de l’envie dont les impuissantes flèches venaient expirerà sa base.

La décourageante réputation qu’il s’était acquise en un quart desiècle de barre, sa grande fortune et le haut éclat d’un nom queplusieurs générations de braillards avaient illustré, mettaiententre lui et la multitude vile d’infranchissables étendues.

Enfin il jouissait- d’une sorte de considération toute anglaiseque rien ne semblait pouvoir entamer et passait, avec raison sansdoute, pour une figure peu excitante, mais combien précieuse! del’intégrité professionnelle.

Il faut croire que, ce jour-là, d’étranges soucis l’obsédaient,car il ne répondit pas à sa fille et devint plus morose encore,fixant de ses deux gros yeux habitués aux dignes regards, un objetquelconque dont l’image se peignait en vain dans sa rétine.

Il chérissait à sa manière cette enfant aimable devenuemiraculeusement une belle fille, dont la mère, enterrée depuis dixans, avait été emportée, disait-on, par une attaque foudroyante derespect.

Les gens racontaient que son mari avait été pour la pauvre femmequelque chose comme le Sinaï et qu’elle avait fini par enmourir.

Suzanne, plus heureuse, avait réussi à se faire à peu prèsaimer. Par l’effet de mouvements intérieurs difficilementexplicables, le sourcilleux et pinaculaire Chaumontel s’étaitincliné vers sa fille. Pour elle seule, il est vrai, le bois de soncœur s’était assoupli. Il poussait la condescendance jusqu’àsouffrir ses caresses, jusqu’à lui permettre quelques locutionsaffectueuses, quelques propos familiers…

Néanmoins, ce jour-là, je le répète, rien ne pouvait mordre.Chaumontç1 était remonté sur sa colonne.

Suzanne, renonçant elle-même à déjeuner, vint passer l’un de sesbras autour du cou de son père et, d’une voix qui eût adouci dessinges féroces, le supplia de parler.

– Tu ne peux comprendre cela, mon enfant, dit-il à la fin, toutà fait austère.

Et, se levant de table, comme un homme fatigué de porter lemonde, il se retira lentement, sans ajouter un seul traîtremot.

* * *

Or, voici ce qui s’était passé.

Deux jours auparavant, Chaumontel avait rencontré Bardache.

Tous les vieux rôdeurs ont connu Bardache, le long AgénorBardache, qui fut si joli dans les dernières années du secondEmpire, quand il débuta.

A cette époque lointaine, on le surnommait, rue Marbeuf, laTranquillité des parents. Le drôle eutde fiers succès, dont quelques gâteux se souviennent. Despersonnages illustres l’entretinrent, et de fiers généraux, tannéspar le ciel d’Afrique, lui offrirent des bouquets rares.

Après la Commune, qui l’avait orné, je crois, de quelquesgalons, il disparut, pour quelques années, dans les profondeurs dunadir.

Les trottoirs et les bois sacrés le revirent un jour, maiscombien changé! Désormais barbu, jaune et sale, il ressemblait à unarbre aride qui aurait poussé de trop longues branches. La faceanguleuse et plaquée de lividités singulières, en dépit desmaquillages et des fards, taisait penser à ces effigies du Mal sanspardon que le Moyen Age a tant sculptées, sous les pieds dessaints, dans les coins obscurs de ses basiliques.

Pour les imaginatifs, ce fantôme de boue devait avoir les mainsmoites de la sueur des agonisants, et on l’appelait définitivementle Cadavre, dans l’étrange monde pseudonymique où ilfréquentait.

Particularité fort sinistre, les jointures de ses os craquaienten marchant, comme il est raconté de Pierre le Cruel.

Ostensible, d’ailleurs, autant que le puisse être un abominablescélérat, il avouait une situation de journaliste d’affaires etcherchait un riche mariage.

* * *

Chaumontel, content de lui-même et qui venait de serrerd’honorables mains sur le seuil de la Première Chambre, sepréparait à monter dans sa voiture, quand il fut arrêté par cetécumeur de pourrissoir, qui lui touchait familièrementl’épaule.

– Eh! bien, petit Verbe Déponent, onne reconnaît donc plus les amis? dit le Cadavre.

L’avocat, suffoqué, recula.

– Mais, monsieur, qui êtes-vous? Je ne vous connais pas.

– Tu ne me reconnais pas, mon chéri? J’ai donc bienchangé? Entrons d’abord dans ton corbillard. Je vais te rafraîchirla mémoire.

– Baptiste! cria Chaumontel, allez me chercher un agent tout desuite!

– Ah! prends garde! petit Déponent de mon cœur, si tufais du pétard, je bouffe tout. Je raconterai au commissaire depolice nos farces de jeunesse, la petite maison de Marly et lachambre des gros soupirs où on s’est tant amusé. Je pourrai mêmelui faire admirer ta photographie, que je porte toujours sur moi…tu sais bien, ta photographie «en fleur des champs qu’on vacueillir», que tu m’offris si gentiment. – l’ayant fait exécuterpour moi seul, – en l’apostillant d’une suggestive dédicace?

A ces mots, le père de Suzanne, devenu très pâle, rappelaprécipitamment son cocher et, se voyant observé, poussa lui-mêmedans la voiture l’épouvantable compagnon que lui envoyait sondestin. Sur un ordre bref, l’attelage partit au grand trot.

– Voyons, c’est de l’argent qu’il vous faut? commença-t-il.

– De l’argent? répondit l’autre. Pour qui me prends-tu? J’ail’honneur, monsieur Chaumontel, de vous demander la main demademoiselle votre fille.

– La main de ma fille! hurla le transfuge de Sodome, qui sesentit père, la main de ma fille! Est-ce que vous allez mêler lenom de ma fille à vos ordures, maintenant?

– Allons, allons, cher ami, un peu de calme et soyonsraisonnables! s’il vous plaît. Nous ne sommes plus desenfants, n’est-ce pas? ni même des jeunes gens. Le temps des bellesfolies est passé. J’ai perdu tous mes avantages, je me déplume dejour en jour, je m’embête à crever et je vis à peine. Je veuxdevenir honorable, comme vous-même, cher ami. Pour cela, il me fautde l’argent sans doute, mais il me faut surtout une femme. Il étaitassez naturel que je jetasse les yeux sur vous qui pouvez me donnerà la fois l’une et l’autre… Mademoiselle Suzanne est toutsimplement délicieuse.

… Oh! ne gueulez pas: c’est absolument inutile. Voici. J’aivotre captivante photographie et je possède, en outre, quelqueslettres non moins précieuses dont vous m’honorâtes autrefois.Donnant donnant. Vous m’entendez bien… Je vous offre un mois pourbâcler l’affaire, six semaines au plus.. Passé ce délai, je faistout sauter. Moi, je n’ai rien à perdre. Maintenant, arrêtez votrecocher. Je descends ici.

– Un mot encore, balbutia le malheureux qui venait de rouler dixmille marches. Vous avez oublié que je peux me tuer.

L’autre éclata de rire et, déjà sur le marchepied:

– Je n’ai pas peur de ça. Les cochons ne se tuent jamais,dit-il, non sans profondeur.

* * *

Deux mois après cet entretien, Agénor Bardache épousait Suzannedans un village de Normandie où l’avocat possédait une vieillemaison.

Nul ne fut invité et les billets de faire part, confiés aux bonssoins de Chaumontel, furent envoyés dans les latrines.

Cette histoire est substantiellement exacte. Je vous raconteraiun autre jour comment les époux sont morts. Le père est encorevivant, Dieu merci!

Ah! j’oubliais. Le jour du mariage, la cérémonie terminée,Bardache, rayonnant, se pencha vers son beau-père et lui murmuraces amoureuses paroles:

– O ami! comme ellevous ressemble!

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